par François-Xavier » ven. 07 juin 2013, 9:41
petite fleur a écrit :La théologie du père Christian de Chergé, moine de Thibhirinne, qui a étudié l'Islam, et a vécu au milieu des muslmans, est, à mon sens, très riche de sens
Pour Christian de Chergé, sa rencontre et son amitié pour le garde forestier Mohammed lors de la guerre d’Algérie fut structurante et le guide de son itinéraire de piété. Tout en lui, son expérience spirituelle avec Mohammed, qui lui sacrifie sa vie, son amitié spirituelle avec cet autre Musulman avec lequel il prie à l’intérieur du monastère, pendant 3 heures (cf. L’invincible espérance, p. 33), ou avec cet autre Mohammed, avec qui il « creuse ensemble leur puits pour y trouver l’eau de Dieu », tout comme la « crise » qu’il traverse pendant trois mois en 1979 au cours de laquelle il s’isole à l’Assekrem en priant avec la Bible comme avec le Coran est une quête : il cherche à résoudre un problème fondamental : comment les non-chrétiens, au cours de leur vie sur terre, peuvent ils bénéficier d’une grâce équivalente à celle du baptême, sans laquelle ils seraient damnés à leur mort. Et la seule réponse possible à cette question transparaît dans ses écrits : Ils « doivent » donc être des « déjà-sauvés » qui s’ignorent, en quelque sorte les « chrétiens anonymes » de Karl Rahner. Et s’ils sont des « chrétiens qui s’ignorent », mécaniquement, et par analogie, l’Islam est un Christianisme qui s’ignore, ou même, le Christianisme est un Islam qui s’ignore ; et bien sûr le Coran éclaire l’Évangile autant que l’Évangile éclaire le Coran. C’est la pensée de Christian de Chergé, qui pour lui correspond exactement à une expérience de lecture croisée du Coran avec la Bible, dans la lectio divina, qui est justement une partie capitale de la prière personnelle dans la règle de saint Benoît :
Christian Salenson in Christian de Chergé, Une Théologie de l’espérance, p. 98 à 100 a écrit :
Christian de Chergé lit ensemble les écritures bibliques et le Coran. De nombreux exemples pourraient illustrer cette affirmation. Retenons le commentaire qu’il fait sur le Pain de Vie dans l’Évangile de Jean au chapitre VI, en ayant en arrière-fond la sourate de la Table servie. Dans la sourate, les apôtres adressent une demande à Jésus pour que son Seigneur fasse descendre une Table servie ! Jésus sollicite leur foi. Ils veulent des assurances. Jésus invoque Dieu, lui demandant de faire descendre une « Table servie » qui sera « une fête » et « un signe ». De Chergé commente le discours sur le Pain de Vie. Jésus voit. Il voit le manque de pain, c’est-à-dire l’insatiable du cœur humain, la plénitude introuvable etc. … Et la clef du commentaire est empruntée à la sourate par un subtil jeu de mot : Dieu pourvoit … Il voit pour ! « Pourvois-nous des choses nécessaires à la vie ».
… Christian de Chergé ne fait donc pas une interprétation chrétienne du texte coranique, ni une interprétation coranique du texte chrétien. Il laisse les textes se répondre. Cette manière de faire est à proprement parler, un véritable dialogue des Écritures par lequel les unes contribuent à mettre en valeur la beauté des autres, et leur sens. La question qui se pose alors : où Christian de Chergé a-t-il appris à lire ainsi ? Cette manière de lire est typique de la lectio divina telle qu’elle est pratiquée, en particulier dans la tradition cistercienne. Ainsi faisait Saint Bernard, à la suite de nombreux Pères de l’Église, passant d’un texte à l’autre, pratiquant une forme d’intertextualité, à l’intérieur du corpus biblique. La méthode de lecture est traditionnelle sauf qu’elle s’applique en l’occurrence à la lecture de textes d’une autre tradition religieuse … Un vrai cistercien lecteur du Coran !
Ce qui le mène à envisager le Coran comme une sorte d’illustration explicative de l’Écriture sainte :
- Cela correspond à la pensée de Louis Massignon, et notamment l’ombre portée par la "théologie de la Badaliya" promue par le même c'est à dire la « substitution mystique » des Musulmans par des âmes chrétiennes pour obtenir aux premiers, même malgré eux, le salut. Et cette théologie a des conséquences explicites dans la façon dont ont peut percevoir les livres saints des Juifs, Chrétiens et Musulmans.
« Le texte traditionnel, celui qui a guidé pendant vingt-quatre siècles la méditation d’Israël et de la chrétienté, et qui se retrouve au fond, sous les resserrements de forme du Qor’ân arabe » Massignon in Liminaire introductif aux Trois prières d’Abraham (1935) rééd. Cerf, 1997, p.24”.
Pour Massignon, le Coran est donc une sorte de résumé biblique ; il est donc tout à fait légitime, et même recommandé pour un Chergé à Tibhirine, d’en vivre et d’en nourrir son âme.
Cette approche est justifiée au niveau catholique essentiellement par l’approche fondamentale et l’influence qu’a pu exercer Louis Massignon entre les deux guerres et immédiatement après la deuxième guerre mondiale. Il est aujourd’hui très bien défendu par un certain lobby islamophile qui se réclame pourtant de la plus pure catholicité, comme en témoignent les articles qui paraissent dans des revues même « conservatrices » comme France Catholique, ou certain livres (Yves Floucat, Badaliya, au sujet de l’ouvrage Badaliya; au nom de l'autre, 1947-1962; Louis Massignon; présenté et annoté par Maurice Borrmans et Françoise Jacquin; préface du Cardinal Jean-Louis Tauran, 2010). Ceci n’est pas sans lien avec l’organisation annuelle du pèlerinage islamo chrétien des sept dormants, qui fut présidé par le cardinal Barbarin, ainsi que la « ressaisie » et le recyclage de la pensée du P. de Chergé sur les relations avec l’islam pour en faire une théologie (Christian de Chergé une théologie de l'espérance) par Christian Salenson, le tout dans le sillage du film sur Thibérine, Des Hommes et des Dieux.
Mais faut- il pour autant voir dans la vie et la mort des moines de Tibhirine, et dans celles de Christian de Chergé en particulier un enseignement pour le renouvellement théologique du dialogue islamo-chrétien ? Plusieurs personnes se posent la question aujourd'hui ; en particulier le P. Salenson, s'aventure dans cette direction.
Les religions ?
Pour fonder son raisonnement, il envisage non pas une théologie du dialogue islamo chrétien, ni même une théologie du dialogue interreligieux, mais une théologie de la « rencontre entre les religions ». Cette idée renvoie directement à l'idée même d'une « théologie des religions ». Notons d'abord le glissement de sens qu'a pu prendre le mot « religion ». Dans le dictionnaire, « avoir de la religion » a d'abord signifié avoir une pratique religieuse. Ce n'est qu’en second lieu que la notion de « religions » avec un s prend la place que nous connaissons aujourd’hui, notamment autour de la question islamique dont la doctrine fixe l'idée des « trois religions du livre », sous le règne du Calife Abd El Malik. Et Christian Salenson s'oriente justement autour de cette idée de « rencontre » entre les « religions ». Il rattache son concept de « rencontre entre les religions » à ce qu'il perçoit comme une meilleure compréhension du mystère de l'Église au XXème siècle, et notamment de Vatican II et des avancées de la question du dialogue entre Juifs et Chrétiens, auquel il adjoint conséquemment les Musulmans. Associer la réflexion sur les relations avec les Musulmans de celle des Juifs peut en effet être légitimement inféré de
Nostra Aetate, qui traite des relations de l'Église avec les religions non chrétiennes, car les premières qui sont nommées dans le texte conciliaire sont le judaïsme et l'islam. La « pluralité religieuse » de notre société française impose de trouver des moyens du « vivre ensemble », et Christian Salenson voit dans les initiatives des papes (notamment la demande de Jean-Paul II à la suite du 11/09/01 de jeûner le dernier jour du ramadan) en faveur de la paix des tentatives pour ne pas céder à l'idéologie dominante du « clash des civilisations ».
S’opposer aux chocs civilisationnels ?
Or, ce choc civilisationnel n'est qu'une notion de sciences politiques développée par Samuel Huntington ; ce n'est pas un appel à la haine envers l'islam de la part de ce chercheur en relations internationales, mais un froid constat de l'histoire et des politiques internationales actuelles. Pour Huntington il ne s'agit pas de promouvoir ou mettre en œuvre un choc entre civilisations, mais de tirer les conséquences au plan politique des initiatives prises de part et d'autres en rapport avec les conflits civilisationnels. S'il on lit bien son article de Foreign Affairs en 1993, « a clash of civilizations » il ne s'agit pas d'être « pour » ou « contre » le choc des civilisations, il faut simplement prendre acte que la question du conflit civilisationnel est aujourd'hui un des critères d'explication du monde, suite à l’écroulement des idéologies à la sortie de la guerre froide. Huntington veut inculquer l’idée dans cet article, puis dans le livre qui suivra le cours qu’il donne à l’American Entreprise Institute l’idée que l’ère des idéologies est morte avec la fin de l’union soviétique, et que ce sont les civilisations qui aujourd’hui s’affrontent.
Là où Christian Salenson a raison, c’est lorsqu’il déplore que le conflit ne puisse plus se faire sur une confrontation d’idées, comme c’était encore le cas jusqu’à une période récente. L’Église a en effet toujours privilégié, avant le recours aux armes, le moyen de la disputatio théologique. Et cela a été notamment le cas de façon évidente, dans un des épisodes connus de l’Histoire médiévale : l’envoi des disciples de S. Dominique auprès des cathares. Et la disputatio théologique a également toujours été précédée par des gestes concrets de charité et de compréhension, pour chercher tout ce qui peut, dans la position de l’autre être « sauvé » et éclairé par la lumière de la Révélation. C’est la raison pour laquelle le pape envoie des moines mendiant et prêcheurs, pauvres parmi les pauvres révoltés contre les richesses et les abus des princes de l’Église de l’époque. Plus qu’un acte de « tactique manipulatoire », ceci est à comprendre, dans l’expérience millénaire de l’Église comme un acte volontariste, politique, et non pas un enseignement théologique. C’est exactement ce geste « politique » que fait aussi le Christ lui-même au jeudi saint, en donnant une « bouchée » à Judas, qui est dans la civilisation de l’époque un geste pour honorer celui qui le reçoit, et l’englober dans une attitude de miséricorde.
Exactement dans la même tradition, en refusant d'en appeler à la guerre contre l'Iraq, Jean-Paul II, fait sienne cette analyse : par des actes politiques concrets (et non théologiques, il faut bien le comprendre...), comme le fameux « baiser au Coran » - ce qu’il honore, ce n’est pas le « livre saint » de l’Islam mais l’acceptation du geste, du cadeau - il entend montrer que la réalité de la géopolitique civilisationnelle qui contraint les états n'enlève pas à l'Église sa capacité à aller vers « l’autre ».
Fonder une théologie qui œuvre pour la paix : d’une expérience spirituelle à une tentative de systématisation théologique
C'est pourtant au nom de cette contrainte politique, qui a pour objectif la paix, que Christian Salenson entend élaborer une pensée théologique revendiquée comme telle par le titre même de son ouvrage, et justifiée par le nécessaire « vivre ensemble » dans un monde pluri religieux :
« Fonder une juste relation à l'autre croyant, enracinée dans la Révélation chrétienne est une nécessité et un excellent moyen, au-delà des modes passagères, pour œuvrer à la paix de façon durable. ».
Et c'est ici que
s'amorce un glissement préjudiciable à la pensée théologique du dialogue islamo chrétien. Car fonder une relation juste à « l’autre » ne peut pas avoir pour conséquence de faire de la croyance de « l'autre » soit un moyen pour le salut de ce dernier, soit un « enrichissement » de la théologie chrétienne par la théologie de « l'autre »...
Christian Salenson sait pourtant que théologiser une pensée spirituelle est délicat, et peut même conduire à un piège :
Le risque serait, pour ceux qui ont une connaissance de l'islam, d'enfermer cette voie religieuse dans la connaissance limitée qu'ils en ont, et pour les théologiens de tenter des réponses définitives à partir de ce qu'ils ont compris à ce jour de la mission de l'Église. (Christian Salenson, Christian de Chergé, une théologie de l’Espérance)
Mais ce n’est pas en dénonçant le danger qu’on se dispense d’y tomber : en effet, à partir du moment où l’écrit coranique est considéré comme pouvant, dans la prière, éclairer l’Évangile, il faut, pour Salenson, se poser la question de la place de l’Islam dans le plan de Dieu, puis naturellement de l’expérience spirituelle de Mahomet, voire la reconnaissance d’un certain charisme de prophétie. Une telle approche conduit sans aucun doute possible à l’élaboration d’une théologie « des religions », puis d’une « rencontre entre religions » (c’est explicitement celle que promeut le P. Salenson).
Le « Christ du Coran » : la médiation du Christ … dans l’Islam.
Car pour le P. Salenson,
« Il ne suffit pas de dire, à juste titre, que nous ne devons pas relativiser la foi chrétienne et affirmer l'universelle médiation du Christ, encore faut-il en tirer les conséquences c'est-à-dire, en Église, recevoir un visage du Christ qui nous vient précisément de cette médiation universelle dans les cultures et les religions. » (p. 126)
«Puisque la médiation salvifique s'exerce dans l'islam, et que les chrétiens ne peuvent prétendre tout connaître du Christ qui dépasse les frontières des religions, les chrétiens doivent recevoir aussi le Christ de l'islam. Que signifie recevoir le Christ de l'islam? Certainement, recevoir avec bienveillance ce que le Coran dit du Christ : « je suis sûr que le Christ du Coran a quelque chose à voir avec celui de notre foi ». Il faut aussi recevoir ce que l'islam vécu nous fait mieux comprendre du Christ : « pour enrichir notre connaissance partielle du moment, nous avons besoin de ce que l'autre peut y ajouter par ce qu'il est, ce qu'il fait, ce qu'il croit » (Christian de Chergé, « L’invincible espérance, p. 174)
Le problème c'est que justement, la médiation salvifique du Christ s'exerce dans l'Islam mais seulement au sens où elle s'exerce "en puissance" sur les âmes des Musulmans, malgré l'islam (en tant que sytème religieux explicatifs du monde et de lfin de l'homme). Donc, dans la pensée du P. de Chergé (et de celle du P. Salenson, conséquemment) pour pouvoir recevoir le Christ aussi d'une autre tradition religieuse, il faut accepter de vivre le mystère pascal dans la compréhension que nous avons du Christ: Comme les apôtres, il faut accepter de perdre le Christ, la connaissance que nous en avons et Le retrouver.
« II nous faut perdre le Christ, Le laisser mourir dans l'humanité tellement nôtre dont nous l'avons revêtu et parfois maquillé, pour le laisser renaître, autre et identique, dans ce surcroît d'humanité où notre place est marquée, celle de l'autre aussi » (Christian de Chergé, Correspondance avec un ami, lettre du 7 juillet 81).
Dans la pensée du P. de Chergé (et de celle du P. Salenson, conséquemment) notre connaissance du Christ est partielle, si elle est absolutisée elle devient enfermante.
« Pour entrer en vérité dans le dialogue, il nous faudra accepter, au nom du Christ, que l'islam ait quelque chose à nous dire de la part du Christ » (Christian de Chergé, Correspondance avec un ami, lettre du 12 juin 82)
Cette réflexion est non seulement surprenante
mais aussi choquante pour le sensus fidelium est directement visée Déclaration de la Congrégation de la doctrine de la Foi Dominus Iesus :
6. Est donc contraire à la foi de l'Église la thèse qui soutient le caractère limité, incomplet et imparfait de la révélation de Jésus-Christ, qui compléterait la révélation présente dans les autres religions. La cause fondamentale de cette assertion est la persuasion que la vérité sur Dieu ne pourrait être ni saisie ni manifestée dans sa totalité et dans sa complétude par aucune religion historique, par le christianisme non plus par conséquent, et ni même par Jésus-Christ." (...)
7. (...) On doit donc tenir fermement la distinction entre la foi théologale et la croyance dans les autres religions. Alors que la foi est l'accueil dans la grâce de la vérité révélée, qui « permet de pénétrer le mystère, dont elle favorise une compréhension cohérente », la croyance dans les autres religions est cet ensemble d'expériences et de réflexions, trésors humains de sagesse et de religiosité, que l'homme dans sa recherche de la vérité a pensé et vécu, pour ses relations avec le Divin et l'Absolu.
L'Église enseigne l'unicité et l'universalité salvifique du Christ et de l'Église ; et le fait que le salut puisse s'exercer au profit de Musulmans n'est pas contradictoire avec cette affirmation. L’Église a toujours cru que la providence a des moyens que l'Église ignore ; L’Église a ainsi pu canoniser des non baptisés : le propre liturgique du patriarcat latin de Jérusalem a ainsi Saint Abraham à son ordo liturgique... Et la plus grande sainte de l'Église, la vierge Marie, n'est justement pas baptisée, et l'Église enseigne même qu'elle est préservée du péché originel ... Si le salut s'opère, c'est toujours par les mérites du Christ ; et depuis que dans le Christ, Dieu a visité son peuple, la médiation de l'Église qui est son corps s’exerce comme un moyen voulu par Dieu. L’Église elle-même ne connaît pas d’autre moyen de salut ; cela ne signifie pas, pourtant qu’il n’y ait pas ou même que l’Église ne découvre que lors de la deuxième partie du XXème siècle qu’il y a des non chrétiens justifiés.
Comme cela a déjà été souligné, la question ne peut être résolue que par une historicisation de la révélation (l’acceptation de voir la vérité de la Parole de Dieu dans l’histoire, et non pas comme quelque chose d’abstrait, sans lien avec la réalité d’un peuple de Dieu qui est d’abord le peuple hébreu avant de s’élargir ensuite à l’Église concomitante à une compréhension a-chronologique du mystère de la descente aux enfers.
La pensée théologique de Salenson repose donc sur
une compréhension partielle mais surtout lacunaire des développements récents de l’enseignement magistériel (l’enseignement du CEC sur la descente aux enfers, aux num. 633-637, et sur l’universalité et l’unicité salvifique du Christ et de l’Église, la déclaration
Dominus Iesus de la congrégation pour la doctrine de la foi 2000), qui le conduit à voir dans les enseignements de Lumen Gentium de Vatican II une rupture forte avec le magistère antérieur.
Il l’explicite dans son ouvrage : Christian de Chergé, une théologie de l'Espérance, p. 130-131 :
Par ailleurs, à une époque, des documents du magistère, en particulier Mystici corporis, ont pu quasiment identifier l'Église catholique avec l'Église corps du Christ, mais l'identification pure et simple rendrait évidemment impossible toute démarche œcuménique et tout dialogue interreligieux. (...)
« Aussi, désireux de promouvoir la cause de l'œcuménisme, les Pères conciliaires, dans la constitution dogmatique Lumen Gentium, ont choisi de privilégier la notion de peuple de Dieu. Ils ne renonçaient pas pour autant à l'image de corps du Christ mais la notion de peuple de Dieu leur permettait de se dégager d'une restriction abusive de l'Église du Christ à l'Église catholique, ouvrant ainsi la position des textes magistériels antérieurs (En particulier Pie XII, Mystici corporis. II semble qu'il faille éviter l'expression de nouveau peuple de Dieu qui pourrait laisser entendre une substitution de l'Église à Israël. Le peuple de Dieu déborde les limites de l'Église puisqu'il comprend toujours Israël et que l'ouverture aux païens est le déploiement de l'unique peuple de Dieu, réalisation de la vocation universelle d'Israël.). La notion de peuple de Dieu, notion biblique elle aussi, permet cette ouverture. La constitution dogmatique sur l'Église, Lumen gentium, affirme que les non-chrétiens sont ordonnés, d'une manière différenciée, à l'unique peuple de Dieu. La distinction des différents groupes nous intéresse. En premier lieu viennent les juifs, en second lieu les musulmans. On remarquera qu'une place particulière est faite aux musulmans, ce qui contribue à donner au dialogue islamo-chrétien une place de choix, (...) ».
On peut être légitimement surpris à la lecture de ces lignes, d'une vision ecclésiologique
non seulement datée et infirmée par le magistère récent, mais aussi par l'approche concrètement
dialectique qu'entend imposer cette théologie Salenson, pour appuyer cette opposition entre un magistère antérieur et la nouvelle vision théologique qu'il promeut et qu’il prétend être en conformité avec Vatican II, cite ainsi un canon du concile de Florence de 1422, sans en expliciter tout le contexte de tentative de réconciliation entre grecs et latins qui le motive.
Tibhirine est une expérience forte, particulière, singulière inédite : une expérience monastique (donc une vocation radicale – que nous n’avons pas tous) en Algérie islamisée (nous sommes en France), dans un ancien territoire colonisé avec lequel nous avons en tant que Français un passé d’affection et de haine (depuis la guerre d’indépendance). Cette expérience monastique
qui n’a jamais revendiqué d’être sur le plan théologique par C. de Chergé ni même pastoral une voie à suivre pour toute l’Église,
ne peut pas constituer un paradigme d’un dialogue islamo chrétien à imiter. Cela aurait d’ailleurs des conséquences assez fortes, car si l’on élargit l’expérience pastorale de Tibhirine à l’Église il faudra envisager - comme à Tibhirine – la répartition des lieux de culte entre chrétiens et Musulmans :
En 1988, l'une des salles du monastère, donnant sur la rue, leur est prêtée [aux Musulmans] pour en faire leur mosquée. Dès lors se noue ici un double appel à la prière celui du muezzin et celui des cloches, tous deux orientés vers une même direction, celle de Dieu. C'est là, l'intuition fondamentale de la théologie de Christian de Chergé : chrétiens et musulmans sont frères en Dieu, et leurs prières respectives n'ont pas d'autre fin que la rencontre du Créateur.
Ainsi cloche et muezzin se correspondent ou se succèdent à l'intérieur du même enclos, et il est difficile de pas accueillir l'appel à la prière, d'où qu'il vienne, comme un rappel de la communion qui prévaut au cœur de Celui vers qui nous nous tournons avec le même abandon » Christian de Chergé, L'Invincible Espérance op. cit., « Chrétiens et Musulmans, pour un projet commun de société », p. 191.
Cela sous entend aussi, d’envisager, à l’image de la « confrérie » Ribat As Salam, (lien de la paix) de reconnaître dans l’islam une voie spirituelle vers Dieu, et de s’engager culturellement et aussi spirituellement dans la prière et la tradition théologique musulmane. On voit bien le biais, la pente, le reniement. L’expérience de Tibhirine et la pensée mystique du P. de Chergé ne sont donc pas la clef de la théologie du dialogue islamo-chrétien, mais bien plus un témoignage, au sens le plus fort qui soit, d’un amour qui puise sa source dans la vie trinitaire.
[quote="petite fleur"]La théologie du père Christian de Chergé, moine de Thibhirinne, qui a étudié l'Islam, et a vécu au milieu des muslmans, est, à mon sens, très riche de sens[/quote]
Pour Christian de Chergé, sa rencontre et son amitié pour le garde forestier Mohammed lors de la guerre d’Algérie fut structurante et le guide de son itinéraire de piété. Tout en lui, son expérience spirituelle avec Mohammed, qui lui sacrifie sa vie, son amitié spirituelle avec cet autre Musulman avec lequel il prie à l’intérieur du monastère, pendant 3 heures (cf. L’invincible espérance, p. 33), ou avec cet autre Mohammed, avec qui il « creuse ensemble leur puits pour y trouver l’eau de Dieu », tout comme la « crise » qu’il traverse pendant trois mois en 1979 au cours de laquelle il s’isole à l’Assekrem en priant avec la Bible comme avec le Coran est une quête : il cherche à résoudre un problème fondamental : comment les non-chrétiens, au cours de leur vie sur terre, peuvent ils bénéficier d’une grâce équivalente à celle du baptême, sans laquelle ils seraient damnés à leur mort. Et la seule réponse possible à cette question transparaît dans ses écrits : Ils « doivent » donc être des « déjà-sauvés » qui s’ignorent, en quelque sorte les « chrétiens anonymes » de Karl Rahner. Et s’ils sont des « chrétiens qui s’ignorent », mécaniquement, et par analogie, l’Islam est un Christianisme qui s’ignore, ou même, le Christianisme est un Islam qui s’ignore ; et bien sûr le Coran éclaire l’Évangile autant que l’Évangile éclaire le Coran. C’est la pensée de Christian de Chergé, qui pour lui correspond exactement à une expérience de lecture croisée du Coran avec la Bible, dans la lectio divina, qui est justement une partie capitale de la prière personnelle dans la règle de saint Benoît :
[quote="Christian Salenson in Christian de Chergé, Une Théologie de l’espérance, p. 98 à 100"]
Christian de Chergé lit ensemble les écritures bibliques et le Coran. De nombreux exemples pourraient illustrer cette affirmation. Retenons le commentaire qu’il fait sur le Pain de Vie dans l’Évangile de Jean au chapitre VI, en ayant en arrière-fond la sourate de la Table servie. Dans la sourate, les apôtres adressent une demande à Jésus pour que son Seigneur fasse descendre une Table servie ! Jésus sollicite leur foi. Ils veulent des assurances. Jésus invoque Dieu, lui demandant de faire descendre une « Table servie » qui sera « une fête » et « un signe ». De Chergé commente le discours sur le Pain de Vie. Jésus voit. Il voit le manque de pain, c’est-à-dire l’insatiable du cœur humain, la plénitude introuvable etc. … Et la clef du commentaire est empruntée à la sourate par un subtil jeu de mot : Dieu pourvoit … Il voit pour ! « Pourvois-nous des choses nécessaires à la vie ».
… Christian de Chergé ne fait donc pas une interprétation chrétienne du texte coranique, ni une interprétation coranique du texte chrétien. Il laisse les textes se répondre. Cette manière de faire est à proprement parler, un véritable dialogue des Écritures par lequel les unes contribuent à mettre en valeur la beauté des autres, et leur sens. La question qui se pose alors : où Christian de Chergé a-t-il appris à lire ainsi ? Cette manière de lire est typique de la lectio divina telle qu’elle est pratiquée, en particulier dans la tradition cistercienne. Ainsi faisait Saint Bernard, à la suite de nombreux Pères de l’Église, passant d’un texte à l’autre, pratiquant une forme d’intertextualité, à l’intérieur du corpus biblique. La méthode de lecture est traditionnelle sauf qu’elle s’applique en l’occurrence à la lecture de textes d’une autre tradition religieuse … Un vrai cistercien lecteur du Coran ![/quote]
Ce qui le mène à envisager le Coran comme une sorte d’illustration explicative de l’Écriture sainte :
- Cela correspond à la pensée de Louis Massignon, et notamment l’ombre portée par la "théologie de la Badaliya" promue par le même c'est à dire la « substitution mystique » des Musulmans par des âmes chrétiennes pour obtenir aux premiers, même malgré eux, le salut. Et cette théologie a des conséquences explicites dans la façon dont ont peut percevoir les livres saints des Juifs, Chrétiens et Musulmans.
[quote]« Le texte traditionnel, celui qui a guidé pendant vingt-quatre siècles la méditation d’Israël et de la chrétienté, et qui se retrouve au fond, sous les resserrements de forme du Qor’ân arabe » Massignon in Liminaire introductif aux Trois prières d’Abraham (1935) rééd. Cerf, 1997, p.24”.[/quote]
Pour Massignon, le Coran est donc une sorte de résumé biblique ; il est donc tout à fait légitime, et même recommandé pour un Chergé à Tibhirine, d’en vivre et d’en nourrir son âme.
Cette approche est justifiée au niveau catholique essentiellement par l’approche fondamentale et l’influence qu’a pu exercer Louis Massignon entre les deux guerres et immédiatement après la deuxième guerre mondiale. Il est aujourd’hui très bien défendu par un certain lobby islamophile qui se réclame pourtant de la plus pure catholicité, comme en témoignent les articles qui paraissent dans des revues même « conservatrices » comme France Catholique, ou certain livres (Yves Floucat, Badaliya, au sujet de l’ouvrage Badaliya; au nom de l'autre, 1947-1962; Louis Massignon; présenté et annoté par Maurice Borrmans et Françoise Jacquin; préface du Cardinal Jean-Louis Tauran, 2010). Ceci n’est pas sans lien avec l’organisation annuelle du pèlerinage islamo chrétien des sept dormants, qui fut présidé par le cardinal Barbarin, ainsi que la « ressaisie » et le recyclage de la pensée du P. de Chergé sur les relations avec l’islam pour en faire une théologie (Christian de Chergé une théologie de l'espérance) par Christian Salenson, le tout dans le sillage du film sur Thibérine, Des Hommes et des Dieux.
Mais faut- il pour autant voir dans la vie et la mort des moines de Tibhirine, et dans celles de Christian de Chergé en particulier un enseignement pour le renouvellement théologique du dialogue islamo-chrétien ? Plusieurs personnes se posent la question aujourd'hui ; en particulier le P. Salenson, s'aventure dans cette direction.
[b][i]Les religions ?[/i][/b]
Pour fonder son raisonnement, il envisage non pas une théologie du dialogue islamo chrétien, ni même une théologie du dialogue interreligieux, mais une théologie de la « rencontre entre les religions ». Cette idée renvoie directement à l'idée même d'une « théologie des religions ». Notons d'abord le glissement de sens qu'a pu prendre le mot « religion ». Dans le dictionnaire, « avoir de la religion » a d'abord signifié avoir une pratique religieuse. Ce n'est qu’en second lieu que la notion de « religions » avec un s prend la place que nous connaissons aujourd’hui, notamment autour de la question islamique dont la doctrine fixe l'idée des « trois religions du livre », sous le règne du Calife Abd El Malik. Et Christian Salenson s'oriente justement autour de cette idée de « rencontre » entre les « religions ». Il rattache son concept de « rencontre entre les religions » à ce qu'il perçoit comme une meilleure compréhension du mystère de l'Église au XXème siècle, et notamment de Vatican II et des avancées de la question du dialogue entre Juifs et Chrétiens, auquel il adjoint conséquemment les Musulmans. Associer la réflexion sur les relations avec les Musulmans de celle des Juifs peut en effet être légitimement inféré de [i]Nostra Aetate[/i], qui traite des relations de l'Église avec les religions non chrétiennes, car les premières qui sont nommées dans le texte conciliaire sont le judaïsme et l'islam. La « pluralité religieuse » de notre société française impose de trouver des moyens du « vivre ensemble », et Christian Salenson voit dans les initiatives des papes (notamment la demande de Jean-Paul II à la suite du 11/09/01 de jeûner le dernier jour du ramadan) en faveur de la paix des tentatives pour ne pas céder à l'idéologie dominante du « clash des civilisations ».
[b][i]S’opposer aux chocs civilisationnels ?[/i][/b]
Or, ce choc civilisationnel n'est qu'une notion de sciences politiques développée par Samuel Huntington ; ce n'est pas un appel à la haine envers l'islam de la part de ce chercheur en relations internationales, mais un froid constat de l'histoire et des politiques internationales actuelles. Pour Huntington il ne s'agit pas de promouvoir ou mettre en œuvre un choc entre civilisations, mais de tirer les conséquences au plan politique des initiatives prises de part et d'autres en rapport avec les conflits civilisationnels. S'il on lit bien son article de Foreign Affairs en 1993, « a clash of civilizations » il ne s'agit pas d'être « pour » ou « contre » le choc des civilisations, il faut simplement prendre acte que la question du conflit civilisationnel est aujourd'hui un des critères d'explication du monde, suite à l’écroulement des idéologies à la sortie de la guerre froide. Huntington veut inculquer l’idée dans cet article, puis dans le livre qui suivra le cours qu’il donne à l’American Entreprise Institute l’idée que l’ère des idéologies est morte avec la fin de l’union soviétique, et que ce sont les civilisations qui aujourd’hui s’affrontent.
Là où Christian Salenson a raison, c’est lorsqu’il déplore que le conflit ne puisse plus se faire sur une confrontation d’idées, comme c’était encore le cas jusqu’à une période récente. L’Église a en effet toujours privilégié, avant le recours aux armes, le moyen de la disputatio théologique. Et cela a été notamment le cas de façon évidente, dans un des épisodes connus de l’Histoire médiévale : l’envoi des disciples de S. Dominique auprès des cathares. Et la disputatio théologique a également toujours été précédée par des gestes concrets de charité et de compréhension, pour chercher tout ce qui peut, dans la position de l’autre être « sauvé » et éclairé par la lumière de la Révélation. C’est la raison pour laquelle le pape envoie des moines mendiant et prêcheurs, pauvres parmi les pauvres révoltés contre les richesses et les abus des princes de l’Église de l’époque. Plus qu’un acte de « tactique manipulatoire », ceci est à comprendre, dans l’expérience millénaire de l’Église comme un acte volontariste, politique, et non pas un enseignement théologique. C’est exactement ce geste « politique » que fait aussi le Christ lui-même au jeudi saint, en donnant une « bouchée » à Judas, qui est dans la civilisation de l’époque un geste pour honorer celui qui le reçoit, et l’englober dans une attitude de miséricorde.
Exactement dans la même tradition, en refusant d'en appeler à la guerre contre l'Iraq, Jean-Paul II, fait sienne cette analyse : par des actes politiques concrets (et non théologiques, il faut bien le comprendre...), comme le fameux « baiser au Coran » - ce qu’il honore, ce n’est pas le « livre saint » de l’Islam mais l’acceptation du geste, du cadeau - il entend montrer que la réalité de la géopolitique civilisationnelle qui contraint les états n'enlève pas à l'Église sa capacité à aller vers « l’autre ».
[b]Fonder une théologie qui œuvre pour la paix : d’une expérience spirituelle à une tentative de systématisation théologique[/b]
C'est pourtant au nom de cette contrainte politique, qui a pour objectif la paix, que Christian Salenson entend élaborer une pensée théologique revendiquée comme telle par le titre même de son ouvrage, et justifiée par le nécessaire « vivre ensemble » dans un monde pluri religieux :
[quote] « Fonder une juste relation à l'autre croyant, enracinée dans la Révélation chrétienne est une nécessité et un excellent moyen, au-delà des modes passagères, pour œuvrer à la paix de façon durable. ». [/quote]
Et c'est ici que [i][u]s'amorce un glissement préjudiciable à la pensée théologique du dialogue islamo chrétien[/u][/i]. Car fonder une relation juste à « l’autre » ne peut pas avoir pour conséquence de faire de la croyance de « l'autre » soit un moyen pour le salut de ce dernier, soit un « enrichissement » de la théologie chrétienne par la théologie de « l'autre »...
Christian Salenson sait pourtant que théologiser une pensée spirituelle est délicat, et peut même conduire à un piège :
[quote]Le risque serait, pour ceux qui ont une connaissance de l'islam, d'enfermer cette voie religieuse dans la connaissance limitée qu'ils en ont, et pour les théologiens de tenter des réponses définitives à partir de ce qu'ils ont compris à ce jour de la mission de l'Église. (Christian Salenson, Christian de Chergé, une théologie de l’Espérance)[/quote]
Mais ce n’est pas en dénonçant le danger qu’on se dispense d’y tomber : en effet, à partir du moment où l’écrit coranique est considéré comme pouvant, dans la prière, éclairer l’Évangile, il faut, pour Salenson, se poser la question de la place de l’Islam dans le plan de Dieu, puis naturellement de l’expérience spirituelle de Mahomet, voire la reconnaissance d’un certain charisme de prophétie. Une telle approche conduit sans aucun doute possible à l’élaboration d’une théologie « des religions », puis d’une « rencontre entre religions » (c’est explicitement celle que promeut le P. Salenson).
[b][i]Le « Christ du Coran » : la médiation du Christ … dans l’Islam.[/i][/b]
Car pour le P. Salenson,
[quote]« Il ne suffit pas de dire, à juste titre, que nous ne devons pas relativiser la foi chrétienne et affirmer l'universelle médiation du Christ, encore faut-il en tirer les conséquences c'est-à-dire, en Église, recevoir un visage du Christ qui nous vient précisément de cette médiation universelle dans les cultures et les religions. » (p. 126)
«Puisque la médiation salvifique s'exerce dans l'islam, et que les chrétiens ne peuvent prétendre tout connaître du Christ qui dépasse les frontières des religions, les chrétiens doivent recevoir aussi le Christ de l'islam. Que signifie recevoir le Christ de l'islam? Certainement, recevoir avec bienveillance ce que le Coran dit du Christ : « je suis sûr que le Christ du Coran a quelque chose à voir avec celui de notre foi ». Il faut aussi recevoir ce que l'islam vécu nous fait mieux comprendre du Christ : « pour enrichir notre connaissance partielle du moment, nous avons besoin de ce que l'autre peut y ajouter par ce qu'il est, ce qu'il fait, ce qu'il croit » (Christian de Chergé, « L’invincible espérance, p. 174) [/quote]
Le problème c'est que justement, la médiation salvifique du Christ s'exerce dans l'Islam mais seulement au sens où elle s'exerce "en puissance" sur les âmes des Musulmans, malgré l'islam (en tant que sytème religieux explicatifs du monde et de lfin de l'homme). Donc, dans la pensée du P. de Chergé (et de celle du P. Salenson, conséquemment) pour pouvoir recevoir le Christ aussi d'une autre tradition religieuse, il faut accepter de vivre le mystère pascal dans la compréhension que nous avons du Christ: Comme les apôtres, il faut accepter de perdre le Christ, la connaissance que nous en avons et Le retrouver.
[quote]« II nous faut perdre le Christ, Le laisser mourir dans l'humanité tellement nôtre dont nous l'avons revêtu et parfois maquillé, pour le laisser renaître, autre et identique, dans ce surcroît d'humanité où notre place est marquée, celle de l'autre aussi » (Christian de Chergé, Correspondance avec un ami, lettre du 7 juillet 81). [/quote]
Dans la pensée du P. de Chergé (et de celle du P. Salenson, conséquemment) notre connaissance du Christ est partielle, si elle est absolutisée elle devient enfermante.
[quote]« Pour entrer en vérité dans le dialogue, il nous faudra accepter, au nom du Christ, que l'islam ait quelque chose à nous dire de la part du Christ » (Christian de Chergé, Correspondance avec un ami, lettre du 12 juin 82)[/quote]
Cette réflexion est non seulement surprenante [i][u]mais aussi choquante pour le sensus fidelium[/u][/i] est directement visée Déclaration de la Congrégation de la doctrine de la Foi Dominus Iesus : [quote]
6. Est donc contraire à la foi de l'Église la thèse qui soutient le caractère limité, incomplet et imparfait de la révélation de Jésus-Christ, qui compléterait la révélation présente dans les autres religions. La cause fondamentale de cette assertion est la persuasion que la vérité sur Dieu ne pourrait être ni saisie ni manifestée dans sa totalité et dans sa complétude par aucune religion historique, par le christianisme non plus par conséquent, et ni même par Jésus-Christ." (...)
7. (...) On doit donc tenir fermement la distinction entre la foi théologale et la croyance dans les autres religions. Alors que la foi est l'accueil dans la grâce de la vérité révélée, qui « permet de pénétrer le mystère, dont elle favorise une compréhension cohérente », la croyance dans les autres religions est cet ensemble d'expériences et de réflexions, trésors humains de sagesse et de religiosité, que l'homme dans sa recherche de la vérité a pensé et vécu, pour ses relations avec le Divin et l'Absolu.[/quote]
L'Église enseigne l'unicité et l'universalité salvifique du Christ et de l'Église ; et le fait que le salut puisse s'exercer au profit de Musulmans n'est pas contradictoire avec cette affirmation. L’Église a toujours cru que la providence a des moyens que l'Église ignore ; L’Église a ainsi pu canoniser des non baptisés : le propre liturgique du patriarcat latin de Jérusalem a ainsi Saint Abraham à son ordo liturgique... Et la plus grande sainte de l'Église, la vierge Marie, n'est justement pas baptisée, et l'Église enseigne même qu'elle est préservée du péché originel ... Si le salut s'opère, c'est toujours par les mérites du Christ ; et depuis que dans le Christ, Dieu a visité son peuple, la médiation de l'Église qui est son corps s’exerce comme un moyen voulu par Dieu. L’Église elle-même ne connaît pas d’autre moyen de salut ; cela ne signifie pas, pourtant qu’il n’y ait pas ou même que l’Église ne découvre que lors de la deuxième partie du XXème siècle qu’il y a des non chrétiens justifiés.
Comme cela a déjà été souligné, la question ne peut être résolue que par une historicisation de la révélation (l’acceptation de voir la vérité de la Parole de Dieu dans l’histoire, et non pas comme quelque chose d’abstrait, sans lien avec la réalité d’un peuple de Dieu qui est d’abord le peuple hébreu avant de s’élargir ensuite à l’Église concomitante à une compréhension a-chronologique du mystère de la descente aux enfers.
La pensée théologique de Salenson repose donc sur [i][u]une compréhension partielle mais surtout lacunaire des développements récents de l’enseignement magistériel[/u][/i] (l’enseignement du CEC sur la descente aux enfers, aux num. 633-637, et sur l’universalité et l’unicité salvifique du Christ et de l’Église, la déclaration [i]Dominus Iesus[/i] de la congrégation pour la doctrine de la foi 2000), qui le conduit à voir dans les enseignements de Lumen Gentium de Vatican II une rupture forte avec le magistère antérieur.
Il l’explicite dans son ouvrage : Christian de Chergé, une théologie de l'Espérance, p. 130-131 :
[quote]Par ailleurs, à une époque, des documents du magistère, en particulier Mystici corporis, ont pu quasiment identifier l'Église catholique avec l'Église corps du Christ, mais l'identification pure et simple rendrait évidemment impossible toute démarche œcuménique et tout dialogue interreligieux. (...)
« Aussi, désireux de promouvoir la cause de l'œcuménisme, les Pères conciliaires, dans la constitution dogmatique Lumen Gentium, ont choisi de privilégier la notion de peuple de Dieu. Ils ne renonçaient pas pour autant à l'image de corps du Christ mais la notion de peuple de Dieu leur permettait de se dégager d'une restriction abusive de l'Église du Christ à l'Église catholique, ouvrant ainsi la position des textes magistériels antérieurs (En particulier Pie XII, Mystici corporis. II semble qu'il faille éviter l'expression de nouveau peuple de Dieu qui pourrait laisser entendre une substitution de l'Église à Israël. Le peuple de Dieu déborde les limites de l'Église puisqu'il comprend toujours Israël et que l'ouverture aux païens est le déploiement de l'unique peuple de Dieu, réalisation de la vocation universelle d'Israël.). La notion de peuple de Dieu, notion biblique elle aussi, permet cette ouverture. La constitution dogmatique sur l'Église, Lumen gentium, affirme que les non-chrétiens sont ordonnés, d'une manière différenciée, à l'unique peuple de Dieu. La distinction des différents groupes nous intéresse. En premier lieu viennent les juifs, en second lieu les musulmans. On remarquera qu'une place particulière est faite aux musulmans, ce qui contribue à donner au dialogue islamo-chrétien une place de choix, (...) ».[/quote]
On peut être légitimement surpris à la lecture de ces lignes, d'une vision ecclésiologique [i][u]non seulement datée et infirmée par le magistère récent[/u][/i], mais aussi par l'approche concrètement [b]dialectique[/b] qu'entend imposer cette théologie Salenson, pour appuyer cette opposition entre un magistère antérieur et la nouvelle vision théologique qu'il promeut et qu’il prétend être en conformité avec Vatican II, cite ainsi un canon du concile de Florence de 1422, sans en expliciter tout le contexte de tentative de réconciliation entre grecs et latins qui le motive.
Tibhirine est une expérience forte, particulière, singulière inédite : une expérience monastique (donc une vocation radicale – que nous n’avons pas tous) en Algérie islamisée (nous sommes en France), dans un ancien territoire colonisé avec lequel nous avons en tant que Français un passé d’affection et de haine (depuis la guerre d’indépendance). Cette expérience monastique [b]qui n’a jamais revendiqué d’être sur le plan théologique par C. de Chergé ni même pastoral une voie à suivre pour toute l’Église[/b], [u]ne peut pas constituer un paradigme d’un dialogue islamo chrétien à imiter[/u]. Cela aurait d’ailleurs des conséquences assez fortes, car si l’on élargit l’expérience pastorale de Tibhirine à l’Église il faudra envisager - comme à Tibhirine – la répartition des lieux de culte entre chrétiens et Musulmans :
[quote]En 1988, l'une des salles du monastère, donnant sur la rue, leur est prêtée [aux Musulmans] pour en faire leur mosquée. Dès lors se noue ici un double appel à la prière celui du muezzin et celui des cloches, tous deux orientés vers une même direction, celle de Dieu. C'est là, l'intuition fondamentale de la théologie de Christian de Chergé : chrétiens et musulmans sont frères en Dieu, et leurs prières respectives n'ont pas d'autre fin que la rencontre du Créateur.
Ainsi cloche et muezzin se correspondent ou se succèdent à l'intérieur du même enclos, et il est difficile de pas accueillir l'appel à la prière, d'où qu'il vienne, comme un rappel de la communion qui prévaut au cœur de Celui vers qui nous nous tournons avec le même abandon » Christian de Chergé, L'Invincible Espérance op. cit., « Chrétiens et Musulmans, pour un projet commun de société », p. 191.[/quote]
Cela sous entend aussi, d’envisager, à l’image de la « confrérie » Ribat As Salam, (lien de la paix) de reconnaître dans l’islam une voie spirituelle vers Dieu, et de s’engager culturellement et aussi spirituellement dans la prière et la tradition théologique musulmane. On voit bien le biais, la pente, le reniement. L’expérience de Tibhirine et la pensée mystique du P. de Chergé ne sont donc pas la clef de la théologie du dialogue islamo-chrétien, mais bien plus un témoignage, au sens le plus fort qui soit, d’un amour qui puise sa source dans la vie trinitaire.