par Cinci » dim. 06 avr. 2014, 16:11
(suite)
«... Au quinzième mois de thérapie, nous arrivâmes à un tournant. Un jour, Théo m'apporta un petit carnet.
- Vous avez toujours dit que j'étais secret, et c'est vrai, dit-il. Hier soir, en fouillant dans de vieilles affaires, j'ai trouvé ce carnet : c'est mon journal pendant ma deuxième année à l'université. Je ne l'ai même pas regardé pour le censurer. J'ai pensé que vous pourriez avoir envie de le lire pour connaître le moi d'il y a dix ans, en version originale, texte intégral.
Je dis que j'allais le lire, ce que je fis les deux soirs suivants. En fait, c'était peu révélateur, si ce n'est que son côté solitaire et son isolation par le snobisme, née de la souffrance, étaient déjà fortement marqués.
Mais un petit passage retint mon attention. Il racontait comment, lors d'une promenade solitaire par un dimanche de janvier, il s'était fait prendre par une violente tempête et était rentré à son dortoir tard dans la nuit. «Je sentais comme une sorte d'ivresse, avait-il écrit, en retrouvant la sécurité de ma chambre, contrairement à la fois où j'avais approché la mort de si près l'été dernier.» Le lendemain, pendant la séance, je lui demandai de me raconter comment il s'était trouvé si près de la mort.
- Oh, je vous l'ai déjà dit, répondit Théo.
Mais je le connaissais assez pour savoir que lorsqu'il m'assurait avoir déjà raconté quelque chose, Théo ne cherchait qu'à éviter le sujet.
- Vous recommencez à me cacher des choses, répondis-je.
- Pourtant, je suis sûr de vous en avoir déjà parlé. Enfin, ce n'était pas si tragique. Souvenez-vous, je travaillais en Floride cet été-là. Il y eut un ouragan. J'aime les tempêtes , vous savez. Au moment où l'ouragan battait son plein, je suis allée sur la jetée. Une vague m'emporta, et une autre me renvoya vers la jetée. C'est tout. Cela s'est très vite terminé.
- Vous vous êtes aventuré sur une jetée en plein ouragan ? demandai-je incrédule.
- Je vous l'ai dit, j'adore les tempêtes. Je voulais me rapprocher de l'élément déchaîné.
- Je comprends cela, moi aussi j'aime les tempêtes, mais je n'aurais jamais mis ainsi ma vie en péril.
- Vous savez que j'ai un côté suicidaire, continua-t-il. Et cet été-là, je l'étais vraiment. J'y ai pensé. Franchement, je ne me souviens pas m'être avancé sur la jetée avec l'intention de me suicider, mais ma vie avait peu d'importance. J'avoue qu'il est probable que j'ai eu, ce jour-là, le désir inconscient de mourir.
- Vous avez été emporté par une vague ?
- Oui, j'ai à peine pu me rendre compte de ce qui m'arrivait. Il y avait tellement de mouvement qu'on ne voyait pratiquement rien. Je suppose qu'une énorme vague est arrivé sur moi. Je me suis senti frappé violemment, emporté, puis englouti par les eaux. Je ne pouvais rien faire pour sauver ma peau. J'étais certain que j'allais mourir. J'étais terrifié. Et une minute plus tard, je fus renvoyé par la mer - cela devait être un retour de vague -, puis projeté contre le béton de la jetée. J'ai rampé sur la jetée, j'ai attrapé le rebord et m'y suis agrippé pour retourner à la rive, toujours en rampant et en ne lâchant pas prise. J'avais quelques contusions, c'était tout.
- Comment ressentez-vous cette expérience ?
- Que voulez-vous dire ?
- Ce que j'ai dit. Que ressentez-vous ?
- Vous voulez dire d'avoir été sauvé ?
- Oui.
- Eh bien, je pense que j'ai eu de la chance.
- De la chance ? demandai-je. Vous croyez que ce retour de vague n'était qu'une coïncidence ?
- Oui, c'est tout.
- D'autres pourraient crier au miracle.
- J'ai eu de la chance.
- Vous avez eu de la chance ? répétai-je, en le harcelant.
- Oui, bon sang !
- C'est intéressant, Théo, dis-je, de remarquer que, lorsqu'il vous arrive quelque chose de douloureux, vous injuriez Dieu et ce monde pourri. Mais, lorsque c'est quelque chose de bien, vous trouvez que c'est simplement de la chance. Une petite tragédie, et c'est la faute de Dieu, une bénédiction miraculeuse, et c'est un peu de chance. Qu'en pensez-vous ?
Mis en face de l'inconsistance de son attitude vis-à-vis du hasard, il concentra son attention sur ce qui tourne rond dans ce monde, sur ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est clair et ce qui ne l'est pas. Après avoir travaillé sur la douleur de la perte de Hank et sur les autres morts autour de lui, nous nous tournâmes vers l'autre côté des choses. Il finit par admettre la nécéssité de la souffrance, et par accepter la nature ambigüe de l'existence. Cette acceptation se produisit bien sûr dans l'atmosphère d'une relation chaleureuse et toujours plus agréable entre nous. Il commença de se remuer. Il reprit timidement des relations amoureuses. Il se mit à exprimer quelque enthousiasme. Sa nature religieuse s'épanouit. Partout, il voyait le mystère de la vie et de la mort, de la création, de la dégradation et de la regénération. Il s'intéressa à la théologie. Il se mit à écouter Jésus Christ Superstar, et s'acheta même le disque de Jonathan Livingston le Goéland.
Après deux ans, Théo m'annonça un matin qu'il était temps qu'il mette un terme à sa thérapie.
- J'ai fait des démarches pour entreprendre des études de psycho, dit-il. Je sais que vous allez dire que je ne fais que vous imiter, mais j'y ai pensé, et je ne le crois pas.
- Allez-y, expliquez, demandai-je.
- Eh bien, en réfléchissant, j'en suis venu à la conclusion qu'il faut que je fasse ce qui me parait le plus important. Et si je reprends des études c'est pour apprendre les matières les plus importantes.
- Continuez.
- Alors, j'ai décidé que l'esprit humain est l'une de ces matières. Et la psychothérapie aussi.
- L'esprit humain et la psychothérapie, c'est le plus important ? demandai-je.
- En fait, je pense que c'est Dieu.
- Alors pourquoi n'étudiez-vous pas Dieu ?
- Je ne comprends pas très bien.
- C'est parce que vous vous empêchez de comprendre.
- Vraiment, je ne comprend pas. Comment peut-on étudier Dieu ?
- Si on peut étudier la psychologie dans une école, on peut étudier Dieu dans une école, continuai-je.
- Vous voulez dire la théologie ?
- Oui.
- Vous voulez dire devenir pasteur ?
- Oui.
- Oh non ! je ne pourrais pas.
Il était attéré.
- Pourquoi ?
Il devint évasif.
- Il n'y a pas vraiment de différence entre psychothérapie et pasteur. Je veux dire que les pasteurs font aussi de la thérapie. Et faire de la psychologie c'est un peu comme un sacerdoce.
- Pourquoi ne pourriez-vous pas devenir pasteur ?
- Vous faites pression sur moi, dit-il, furieux. Une carrière est une décision personnelle. C'est à moi de décider. Les thérapeutes n'ont pas le droit de diriger leurs patients. Ce n'est pas votre rôle de choisir pour moi. Je ferai mon choix tout seul.
- Écoutez, je ne suis pas en train de choisir pour vous. Je ne fais qu'une analyse de la situation. Je suis en train de passer en revue les possibilités qui se présentent à vous. C'est vous qui ne voulez pas - je ne sais pas pourquoi - considérer sérieusement l'une de ces possibilités.
C'est vous qui voulez faire ce que vous jugez le plus important, c'est vous qui pensez que le plus important c'est Dieu, et, lorsque je vous parle d'envisager une carrière religieuse, vous la rejetez. Peut-être ne pouvez-vous pas l'entreprendre mais, en tout cas, c'est de mon ressort de m'intéresser aux raisons qui vous font croire que vous n'en êtes pas capable et qui vous poussent à rejeter cette option.
- Je ne pourrais tout simplement pas être pasteur, dit Théo, pas vraiment convaincu.
- Pourquoi ?
- Parce que ... Parce que être pasteur, c'est être publiquement un homme de Dieu. Je veux dire que je devrais manifester publiquement ma croyance en Dieu. Et ça, je ne le pourrais pas.
- Non, il faut que vous restiez secret, n'est-ce pas ? C'est votre névrose, et vous voulez la garder. Vous ne pouvez pas montrer publiquement votre enthousiasme, vous voulez le garder dans un placard, n'est-ce pas ?
- Écoutez, gémit Théo, vous ne pouvez pas savoir ce que cela représente pour moi. Chaque fois que je manifestais quelque enthousiasme, mes frères se moquaient de moi.
- Alors je présume que vous avez toujours dix ans, et que vos frères sont toujours présents.
Théo pleurait, fou de rage contre moi.
- Ce n'est pas tout, dit-il, en larmes. C'est comme cela que mes parents me punissaient. Dès que je faisais une bêtise, ils ne privaient de quelque chose que j'aimais : «Voyons, qu'est-ce qui fait plaisir à Théo ? Oh oui ! sa visite chez sa tante la semaine prochaine, il en a très envie; on va lui dire que, parce qu'il n'a pas été sage, il ne pourra pas aller la voir, voilà tout. Et puis son arc et ses flèches, il adore jouer avec, retirons-les lui.» C'est très simple comme système. Tout ce qui me faisait plaisir, tout ce qui m'enthousiasmait, ils me le retiraient. J'ai perdu tout ce que j'aimais.
C'est ainsi que nous arrivâmes au plus profond de la névrose de Théo. Petit à petit, à force de volonté, ayant à se rappeler continuellement qu'il n'avait pas dix ans, qu'il n'était plus sous la coupe de ses parents ou proche de ses frères, il se força à communiquer son enthousiasme, son amour de la vie et de Dieu. Il finit par se décider à s'inscrire en théologie.
Quelques semaines avant son départ, je reçus son chèque pour les séances du mois passé. Mon regard fut accroché par sa signature : jusque-là, il avait toujours signé «Théo», et cette fois, c'était «Théophile». Je lui fis part de ce changement.
- J'espérais que vous le remarquiez, me dit-il. Je crois que d'une certaine manière, je suis toujours un peu secret, n'est-ce pas ? Lorsque j'étais petit, ma tante m'avait dit que je pouvais être fier de mon nom parce que cela voulait dire : «Celui qui aime Dieu». Effectivement, j'en étais fier. J'en avais donc parlé à mes frères, et ils se moquèrent de moi : «Grenouille de bénitier ... pourquoi ne vas-tu pas embrasser l'autel ?» (théo sourit). Vous connaissez la chanson. Alors j'étais embêté de porter ce nom-là. Il y a quelques semaines, je me suis rendu compte que cela ne me gênait plus du tout. Après tout, j'aime Dieu, n'est-ce pas ?»
Source : Scott Peck, «Troisième partie : L'évolution et la religion», dans Le chemin le moins fréquenté, pp. 260-275
(suite)
[color=#004080]«... Au quinzième mois de thérapie, nous arrivâmes à un tournant. Un jour, Théo m'apporta un petit carnet.
- Vous avez toujours dit que j'étais secret, et c'est vrai, dit-il. Hier soir, en fouillant dans de vieilles affaires, j'ai trouvé ce carnet : c'est mon journal pendant ma deuxième année à l'université. Je ne l'ai même pas regardé pour le censurer. J'ai pensé que vous pourriez avoir envie de le lire pour connaître le [i]moi[/i] d'il y a dix ans, en version originale, texte intégral.
Je dis que j'allais le lire, ce que je fis les deux soirs suivants. En fait, c'était peu révélateur, si ce n'est que son côté solitaire et son isolation par le snobisme, née de la souffrance, étaient déjà fortement marqués.
Mais un petit passage retint mon attention. Il racontait comment, lors d'une promenade solitaire par un dimanche de janvier, il s'était fait prendre par une violente tempête et était rentré à son dortoir tard dans la nuit. «Je sentais comme une sorte d'ivresse, avait-il écrit, en retrouvant la sécurité de ma chambre, contrairement à la fois où j'avais approché la mort de si près l'été dernier.» Le lendemain, pendant la séance, je lui demandai de me raconter comment il s'était trouvé si près de la mort.
- Oh, je vous l'ai déjà dit, répondit Théo.
Mais je le connaissais assez pour savoir que lorsqu'il m'assurait avoir déjà raconté quelque chose, Théo ne cherchait qu'à éviter le sujet.
- Vous recommencez à me cacher des choses, répondis-je.
- Pourtant, je suis sûr de vous en avoir déjà parlé. Enfin, ce n'était pas si tragique. Souvenez-vous, je travaillais en Floride cet été-là. Il y eut un ouragan. J'aime les tempêtes , vous savez. Au moment où l'ouragan battait son plein, je suis allée sur la jetée. Une vague m'emporta, et une autre me renvoya vers la jetée. C'est tout. Cela s'est très vite terminé.
- Vous vous êtes aventuré sur une jetée en plein ouragan ? demandai-je incrédule.
- Je vous l'ai dit, j'adore les tempêtes. Je voulais me rapprocher de l'élément déchaîné.
- Je comprends cela, moi aussi j'aime les tempêtes, mais je n'aurais jamais mis ainsi ma vie en péril.
- Vous savez que j'ai un côté suicidaire, continua-t-il. Et cet été-là, je l'étais vraiment. J'y ai pensé. Franchement, je ne me souviens pas m'être avancé sur la jetée avec l'intention de me suicider, mais ma vie avait peu d'importance. J'avoue qu'il est probable que j'ai eu, ce jour-là, le désir inconscient de mourir.
- Vous avez été emporté par une vague ?
- Oui, j'ai à peine pu me rendre compte de ce qui m'arrivait. Il y avait tellement de mouvement qu'on ne voyait pratiquement rien. Je suppose qu'une énorme vague est arrivé sur moi. Je me suis senti frappé violemment, emporté, puis englouti par les eaux. Je ne pouvais rien faire pour sauver ma peau. J'étais certain que j'allais mourir. J'étais terrifié. Et une minute plus tard, je fus renvoyé par la mer - cela devait être un retour de vague -, puis projeté contre le béton de la jetée. J'ai rampé sur la jetée, j'ai attrapé le rebord et m'y suis agrippé pour retourner à la rive, toujours en rampant et en ne lâchant pas prise. J'avais quelques contusions, c'était tout.
- Comment ressentez-vous cette expérience ?
- Que voulez-vous dire ?
- Ce que j'ai dit. Que ressentez-vous ?
- Vous voulez dire d'avoir été sauvé ?
- Oui.
- Eh bien, je pense que j'ai eu de la chance.
- De la chance ? demandai-je. Vous croyez que ce retour de vague n'était qu'une coïncidence ?
- Oui, c'est tout.
- D'autres pourraient crier au miracle.
- J'ai eu de la chance.
- Vous avez eu de la chance ? répétai-je, en le harcelant.
- Oui, bon sang !
- C'est intéressant, Théo, dis-je, de remarquer que, lorsqu'il vous arrive quelque chose de douloureux, vous injuriez Dieu et ce monde pourri. Mais, lorsque c'est quelque chose de bien, vous trouvez que c'est simplement de la chance. Une petite tragédie, et c'est la faute de Dieu, une bénédiction miraculeuse, et c'est un peu de chance. Qu'en pensez-vous ?
Mis en face de l'inconsistance de son attitude vis-à-vis du hasard, il concentra son attention sur ce qui tourne rond dans ce monde, sur ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est clair et ce qui ne l'est pas. Après avoir travaillé sur la douleur de la perte de Hank et sur les autres morts autour de lui, nous nous tournâmes vers l'autre côté des choses. Il finit par admettre la nécéssité de la souffrance, et par accepter la nature ambigüe de l'existence. Cette acceptation se produisit bien sûr dans l'atmosphère d'une relation chaleureuse et toujours plus agréable entre nous. Il commença de se remuer. Il reprit timidement des relations amoureuses. Il se mit à exprimer quelque enthousiasme. Sa nature religieuse s'épanouit. Partout, il voyait le mystère de la vie et de la mort, de la création, de la dégradation et de la regénération. Il s'intéressa à la théologie. Il se mit à écouter [i]Jésus Christ Superstar[/i], et s'acheta même le disque de [i]Jonathan Livingston le Goéland[/i].
Après deux ans, Théo m'annonça un matin qu'il était temps qu'il mette un terme à sa thérapie.
- J'ai fait des démarches pour entreprendre des études de psycho, dit-il. Je sais que vous allez dire que je ne fais que vous imiter, mais j'y ai pensé, et je ne le crois pas.
- Allez-y, expliquez, demandai-je.
- Eh bien, en réfléchissant, j'en suis venu à la conclusion qu'il faut que je fasse ce qui me parait le plus important. Et si je reprends des études c'est pour apprendre les matières les plus importantes.
- Continuez.
- Alors, j'ai décidé que l'esprit humain est l'une de ces matières. Et la psychothérapie aussi.
- L'esprit humain et la psychothérapie, c'est [i]le[/i] plus important ? demandai-je.
- En fait, je pense que c'est Dieu.
- Alors pourquoi n'étudiez-vous pas Dieu ?
- Je ne comprends pas très bien.
- C'est parce que vous vous empêchez de comprendre.
- Vraiment, je ne comprend pas. Comment peut-on étudier Dieu ?
- Si on peut étudier la psychologie dans une école, on peut étudier Dieu dans une école, continuai-je.
- Vous voulez dire la théologie ?
- Oui.
- Vous voulez dire devenir pasteur ?
- Oui.
- Oh non ! je ne pourrais pas.
Il était attéré.
- Pourquoi ?
Il devint évasif.
- Il n'y a pas vraiment de différence entre psychothérapie et pasteur. Je veux dire que les pasteurs font aussi de la thérapie. Et faire de la psychologie c'est un peu comme un sacerdoce.
- Pourquoi ne pourriez-vous pas devenir pasteur ?
- Vous faites pression sur moi, dit-il, furieux. Une carrière est une décision personnelle. C'est à moi de décider. Les thérapeutes n'ont pas le droit de diriger leurs patients. Ce n'est pas votre rôle de choisir pour moi. Je ferai mon choix tout seul.
- Écoutez, je ne suis pas en train de choisir pour vous. Je ne fais qu'une analyse de la situation. Je suis en train de passer en revue les possibilités qui se présentent à vous. C'est [i]vous[/i] qui ne voulez pas - je ne sais pas pourquoi - considérer sérieusement l'une de ces possibilités.
C'est [i]vous[/i] qui voulez faire ce que vous jugez le plus important, c'est [i]vous[/i] qui pensez que le plus important c'est Dieu, et, lorsque je vous parle d'envisager une carrière religieuse, [i]vous[/i] la rejetez. Peut-être ne pouvez-vous pas l'entreprendre mais, en tout cas, c'est de mon ressort de m'intéresser aux raisons qui vous font croire que vous n'en êtes pas capable et qui vous poussent à rejeter cette option.
- Je ne pourrais tout simplement pas être pasteur, dit Théo, pas vraiment convaincu.
- Pourquoi ?
- Parce que ... Parce que être pasteur, c'est être publiquement un homme de Dieu. Je veux dire que je devrais manifester publiquement ma croyance en Dieu. Et ça, je ne le pourrais pas.
- Non, il faut que vous restiez secret, n'est-ce pas ? C'est votre névrose, et vous voulez la garder. Vous ne pouvez pas montrer publiquement votre enthousiasme, vous voulez le garder dans un placard, n'est-ce pas ?
- Écoutez, gémit Théo, vous ne pouvez pas savoir ce que cela représente pour moi. Chaque fois que je manifestais quelque enthousiasme, mes frères se moquaient de moi.
- Alors je présume que vous avez toujours dix ans, et que vos frères sont toujours présents.
Théo pleurait, fou de rage contre moi.
- Ce n'est pas tout, dit-il, en larmes. C'est comme cela que mes parents me punissaient. Dès que je faisais une bêtise, ils ne privaient de quelque chose que j'aimais : «Voyons, qu'est-ce qui fait plaisir à Théo ? Oh oui ! sa visite chez sa tante la semaine prochaine, il en a très envie; on va lui dire que, parce qu'il n'a pas été sage, il ne pourra pas aller la voir, voilà tout. Et puis son arc et ses flèches, il adore jouer avec, retirons-les lui.» C'est très simple comme système. Tout ce qui me faisait plaisir, tout ce qui m'enthousiasmait, ils me le retiraient. J'ai perdu tout ce que j'aimais.
C'est ainsi que nous arrivâmes au plus profond de la névrose de Théo. Petit à petit, à force de volonté, ayant à se rappeler continuellement qu'il n'avait pas dix ans, qu'il n'était plus sous la coupe de ses parents ou proche de ses frères, il se força à communiquer son enthousiasme, son amour de la vie et de Dieu. Il finit par se décider à s'inscrire en théologie.
Quelques semaines avant son départ, je reçus son chèque pour les séances du mois passé. Mon regard fut accroché par sa signature : jusque-là, il avait toujours signé «Théo», et cette fois, c'était «Théophile». Je lui fis part de ce changement.
- J'espérais que vous le remarquiez, me dit-il. Je crois que d'une certaine manière, je suis toujours un peu secret, n'est-ce pas ? Lorsque j'étais petit, ma tante m'avait dit que je pouvais être fier de mon nom parce que cela voulait dire : «Celui qui aime Dieu». Effectivement, j'en étais fier. J'en avais donc parlé à mes frères, et ils se moquèrent de moi : «Grenouille de bénitier ... pourquoi ne vas-tu pas embrasser l'autel ?» (théo sourit). Vous connaissez la chanson. Alors j'étais embêté de porter ce nom-là. Il y a quelques semaines, je me suis rendu compte que cela ne me gênait plus du tout. Après tout, j'aime Dieu, n'est-ce pas ?»
Source : Scott Peck, «Troisième partie : L'évolution et la religion», dans [u]Le chemin le moins fréquenté[/u], pp. 260-275 [/color]