Le vide existentiel
Le vide existentiel est
un phénomène répandu au XXe siècle [...] une récente enquête statistique, menée parmi mes étudiants européens a récemment montré que 25% d'entre eux donnent des signes plus ou moins prononcés de vide existentiel. Parmi mes étudiants américains, la proportion n'était pas de 25% mais de 60%.
Le vide existentiel se manifeste principalement par l'ennui. Maintenant nous pouvons comprendre Schopenhauer quand il dit que l'espèce humaine est apparemment condamnée à osciller éternellement entre les deux extrêmes de la détresse et de l'ennui. En réalité,
l'ennui, bien plus que la détresse, est aujourd'hui la cause, et certainement le
principal facteur de troubles psychiatriques. Et ces problèmes augmentent dans des proportions considérables, notamment à cause de l'automatisation qui laisser probablement de plus en plus de temps libre au producteur moyen.
Le vide existentiel apparaît sous des masques divers. Quelquefois, la frustration de la volonté de sens est indirectement compensée par une volonté de pouvoir, la volonté d'amasser de l'argent étant sa forme la plus primaire. Dans d'autres cas, c'est la volonté de plaisir qui vient prendre la place de la volonté de sens, C'est aussi la raison pour laquelle la frustration existentielle cherche aussi une compensation dans la dépense sexuelle. Dans de tels cas, on observe que la sexualité constitue un facteur de compensation endémique au vide existentiel.
La frustration existentielle
Le terme existentiel peut être employé de trois manières pour désigner :
1, L'existence elle-même, c'est à dire la
manière d'être qui est propre à l'être humain.
2. Le
sens de l'existence
3. L'effort pour trouver un
sens concret à l'existence personnelle
La frustration existentielle peut être à l'origine de certaines névroses. Pour qualifier ce type de névroses, la logothérapie a forgé le terme de névroses "noogènes" par opposition aux névroses psychogènes. Les névroses "noogènes" trouvent leur origine non pas dans la dimension psychologique mais dans la dimension "noologique" (du grec noos qui veut dire
l'esprit) de l'existence humaine.
Les névroses noogènes
Les névroses noogènes ne résultent pas d'un conflit entre les mobiles conscients et les pulsions, elles sont davantage les conséquences de problèmes existentiels.
Je donnerai ici un seul exemple : un jour, un diplomate américain de haut rang vint me trouver à mon bureau à Vienne pour poursuivre une cure psychanalytique entreprise il y a cinq ans auparavant avec un analyste de New York. D'entrée de jeu, je lui demandai pourquoi il pensait avoir besoin d'une analyse, et pourquoi il avait donné priorité à l'analyse. Il m'apparut très vite que ce patient était insatisfait de sa carrière et qu'il lui était difficile d'être le représentant d'une politique étrangère qu'il désapprouvait. Son analyste, malgré tout, lui avait répété à souhait qu'il devait essayer de se réconcilier avec son père, parce que le gouvernement des États -Unis ainsi que ses supérieurs hiérarchiques n'étaient rien d'autre que des images du père et, qu'en conséquence, son insatisfaction professionnelle était due à la haine qu'il nourrissait inconsciemment contre son père.
Tout au long d'une analyse qui durait depuis cinq ans, le patient avait été enjoint d'accepter l'interprétation de son analyste jusqu'au moment où il lui était devenu incapable d'apercevoir la forêt de la réalité derrière l'arbre des symboles et des images. Après quelques entretiens, il fut clair que sa volonté de sens était frustrée parce qu'il avait cru être sa vocation, et il avait vraiment hâte de s'orienter vers un autre métier.
Tout conflit n'est pas nécessairement névrotique; une certaine quantité de conflit est normale et saine. De même, le fait de souffrir n'est pas toujours un phénomène pathologique; au lieu d'être un symptôme névrotique, la souffrance peut bien être le signe d'une recherche humaine, particulièrement si le fait de souffrir provient d'une frustration existentielle.
Je m'opposerai toujours au fait de penser que chercher un sens à son existence, ou de seulement en douter, soit dans tous les cas l'expression, ou le résultat d'une maladie quelconque. L'inquiétude d'un être humain, y compris son désespoir, relatif au manque d'intérêt de la vie est consécutive à une détresse existentielle mais en aucun cas à une maladie mentale. Il se peut bien que le fait d'interpréter la première dans les termes de la seconde pousse un médecin à enterrer le désespoir existentielle de son patient sous un tas de tranquilisants.
[...]
La logothérapie considère que sa mission est d'aider le patient à trouver un sens à sa vie.
La logothérapie s'écarte de la psychanalyse dans la mesure où elle considère l'homme comme
un être dont la préoccupation principale consiste à réaliser un sens, plutôt qu'à répondre simplement à ses pulsions et à satisfaire ses instincts, ou dans le fait de réconcilier simplement les exigences conflictuelles du ça, du moi et du surmoi, ou dans le simple fait de s'adapter à la société ainsi qu'à son environnement.
Il est certain que la quête de sens peut susciter une tension davantage qu'elle maintient un équilibre intérieur. Cependant, une telle tension constitue une condition indispensable à la santé mentale. Je serai tenté de dire qu'il n'y a rien au monde de plus efficace pour commander la survie, y compris dans les pires conditions, que de
savoir que la vie à un sens. Il y a beaucoup de sagesse dans ces mots de Nietzsche :
Celui qui sait pourquoi il vit peut endurer n'importe quel comment.
Dans les camps de concentration nazis, on peut témoigner de ce que ceux qui savaient qu'une tâche les attendait au-dehors étaient les plus aptes à survivre. D'autres auteurs qui ont écrit sur les camps de concentration ont tiré la même conclusion, tout comme les psychiatres qui se sont penchés sur les camps de prisonniers japonais, nord-coréens et nord-vietnamiens. En ce qui me concerne, lorsque j'étais prisonnier dans le camp de concentration d'Auschwitz, l'un de mes manuscrits me fut confisqué. Il est très certain que le profond désir que j'avais de reconstituer mon manuscrit m'a beaucoup aidé à survivre aux rigueurs du camp où je me trouvais.
On peut aussi remarquer que la santé mentale repose sur un certain degré de tension, la tension entre ce que quelqu'un a déjà accompli et ce qui lui reste à accomplir, ou l'écart entre ce que quelqu'un est et ce qu'il voudrait devenir. Par conséquent, on ne devrait pas hésiter à mettre un homme au défi d'accomplir le potentiel de sens qu'il porte en lui. Ce n'est que de cette manière que sa volonté de sens sortira d'un état de latence. Je considère comme une dangereuse incompréhension du problème de l'hygiène mentale d'affirmer que ce dont l'être humain a besoin en premier lieu c'est d'un équilibre ou, selon le terme biologique,
d'homéostasie, c'est à dire d'un état dépourvu de tension. Ce dont l'être humain a besoin n'est nullement
d'un état dépourvu de tension, mais plutôt d'un effort et d'une lutte pour atteindre un but qui en vaut la peine, d'une tâche librement choisie.
Si des architectes veulent consolider une voûte décrépite,
ils augmentent la charge qu'elle soutient, de manière à réunir plus fermement ses différentes parties. Donc, si les thérapeutes souhaitent fortifier l'état mental de leurs patients, ils ne doivent pas craindre de créer en eux une tension propice à la quête de sens existentiel de chacun d'entre eux.
De nombreux patients se plaignent d'un sentiment partagé de l'insignifiance foncière de leurs vies. Ils n'ont pas la moindre conscience de leur raison d'être. Ils sont hantés par l'expérience de leur vide intérieur, du vide qui se creuse à l'intérieur d'eux-mêmes.
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