par Cinci » mer. 03 avr. 2019, 1:49
Je lisais également dans Simone Weil :
"... la liberté d'expression totale, illimitée, pour toute opinion qu'elle qu'elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l'intelligence. Par suite c'est un besoin de l'âme, car quand l'intelligence est mal à l'aise, l'âme entière est malade.
Chez un être humain, l'intelligence peut s'exercer de trois manières. Elle peut travailler sur des problèmes techniques, c'est à dire chercher des moyens pour un but déjà posé. Elle peut fournir la lumière lorsque s'accomplit la délibération de la volonté dans le choix d'une orientation. Elle peut enfin jouer seule, séparée des autres facultés, dans une spéculation purement théorique d'où a été provisoirement écarté tout souci d'action.
Dans une âme saine, elle s'exerce tour à tour des trois manières, avec des degrés différents de liberté.
Dans la première fonction, elle est une servante. Dans la seconde fonction, elle est destructrice et doit être réduite au silence dès qu'elle commence à fournir des arguments à la partie de l'âme qui, chez quiconque n'est pas dans l'état de perfection, se met toujours du côté du mal. Mais quand elle joue seule et séparée, il faut qu'elle dispose d'une liberté souveraine. Autrement, il manque à l'âme humaine quelque chose d'essentiel.
Il en est de même dans une société saine. C'est pourquoi il serait désirable de constituer, dans le domaine de la publication, une réserve de liberté absolue, mais de manière qu'il soit entendu que les ouvrages qui s'y trouve publiés n'engage à aucun degré les auteurs et ne contiennent aucun conseil pour les lecteurs. Là pourraient se trouver étalés dans toute leur force tous les arguments en faveur de causes mauvaises. Il est bien et salutaire qu'ils soient étalés. N'importe qui pourrait y faire l'éloge de ce qu'il réprouve le plus. Il serait de notoriété publique que de tels ouvrages auraient pour objet, non pas de définir la position des auteurs en face des problèmes de la vie, mais de contribuer, par des recherches préliminaires, à l'énumération complète et correcte des données relatives à chaque problème. La loi empêcherait que leur publication implique pour l'auteur aucun risque d'aucune espèce.
Au contraire, les publication destinées à influer sur ce qu'on nomme l'opinion, c'est à dire la conduite de la vie, constituent des actes et doivent être soumises aux mêmes restrictions que tous les actes. Autrement dit, elles ne doivent porter aucun préjudice illégitime à aucun être humain, et surtout elles ne doivent jamais contenir aucune négation, explicite ou implicite, des obligations éternelles envers l'être humain, une fois que ces obligations ont été reconnues par la loi.
et
Il est clair, par exemple, que la presse quotidienne et hebdomadaire tout entière se trouve dans le second domaine. Les revues également, car elles constituent toutes un foyer de rayonnement pour une certaine manière de penser; seules celles qui renonceraient à cette fonction pourraient prétendre à la liberté totale. De même pour la littérature [...]
Les écrivains ont une manière inadmissible de jouer sur les deux tableaux. Jamais autant qu'à notre époque ils n'ont prétendu au rôle de directeurs de conscience et ne l'ont exercé. En fait, au cours des années qui ont précédé la guerre, personne ne le leur a disputé excepté les savants. La placer autrefois occupée par des prêtres dans la vie morale du pays était tenu par des physiciens et des romanciers, ce qui suffit pour mesurer la valeur de notre progrès. Mais si quelqu'un demandait des comptes aux écrivains sur l'orientation de leur influence, ils se réfugiaient derrière le privilège sacré de l'art pour l'art.
Sans aucun doute, par exemple, Gide a toujours su que des livres comme Les Nourritures terrestres ou Les Caves du Vatican ont eu une influence sur la conduite pratique de la vie chez des centaines de jeunes gens, et il en a été fier. Il n'y a dès lors aucun motif de mettre de tels livres derrière la barrière intouchable de l'art pour l'art, et d'emprisonner un garçon qui jette quelqu'un hors d'un train en marche. On pourrait tout aussi bien réclamer les privilèges de l'art pour l'art en faveur du crime. Autrefois les surréalistes n'en étaient pas loin.
Si un écrivain, à la faveur de la liberté totale accordée à l'intelligence pure, publie des écrits contraires aux principes de morale reconnus par la loi, et si plus tard il devient de notoriété publique un foyer d'influence, il est facile de lui demander s'il est prêt à faire connaître publiquement que ces écrits n'expriment pas sa position. Dans le cas contraire, il est facile de le punir. S'il ment, il est facile de le déshonorer. De plus, il doit être admis qu'à partir du moment où un écrivain tient une place parmi les influences qui dirigent l'opinion publique, il ne peut prétendre à une liberté illimitée.
Source : S. Weil, "La liberté d'opinion" dans L'Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Gallimard, 1997 (1942), p. 38
Je lisais également dans Simone Weil :
[color=#0000FF]"... la liberté d'expression totale, illimitée, pour toute opinion qu'elle qu'elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l'intelligence. Par suite c'est un besoin de l'âme, car quand l'intelligence est mal à l'aise, l'âme entière est malade.
Chez un être humain, l'intelligence peut s'exercer de trois manières. Elle peut travailler sur des problèmes techniques, c'est à dire chercher des moyens pour un but déjà posé. Elle peut fournir la lumière lorsque s'accomplit la délibération de la volonté dans le choix d'une orientation. Elle peut enfin jouer seule, séparée des autres facultés, dans une spéculation purement théorique d'où a été provisoirement écarté tout souci d'action.
Dans une âme saine, elle s'exerce tour à tour des trois manières, avec des degrés différents de liberté.
Dans la première fonction, elle est une servante. Dans la seconde fonction, elle est destructrice et doit être réduite au silence dès qu'elle commence à fournir des arguments à la partie de l'âme qui, chez quiconque n'est pas dans l'état de perfection, se met toujours du côté du mal. Mais quand elle joue seule et séparée, il faut qu'elle dispose d'une liberté souveraine. Autrement, il manque à l'âme humaine quelque chose d'essentiel.
Il en est de même dans une société saine. C'est pourquoi il serait désirable de constituer, dans le domaine de la publication, une réserve de liberté absolue, mais de manière qu'il soit entendu que les ouvrages qui s'y trouve publiés n'engage à aucun degré les auteurs et ne contiennent aucun conseil pour les lecteurs. Là pourraient se trouver étalés dans toute leur force tous les arguments en faveur de causes mauvaises. Il est bien et salutaire qu'ils soient étalés. N'importe qui pourrait y faire l'éloge de ce qu'il réprouve le plus. Il serait de notoriété publique que de tels ouvrages auraient pour objet, non pas de définir la position des auteurs en face des problèmes de la vie, mais de contribuer, par des recherches préliminaires, à l'énumération complète et correcte des données relatives à chaque problème. La loi empêcherait que leur publication implique pour l'auteur aucun risque d'aucune espèce.
Au contraire, les publication destinées à influer sur ce qu'on nomme l'opinion, c'est à dire la conduite de la vie, constituent des actes et doivent être soumises aux mêmes restrictions que tous les actes. Autrement dit, elles ne doivent porter aucun préjudice illégitime à aucun être humain, et surtout elles ne doivent jamais contenir aucune négation, explicite ou implicite, des obligations éternelles envers l'être humain, une fois que ces obligations ont été reconnues par la loi.[/color]
et
[color=#0000FF]Il est clair, par exemple, que la presse quotidienne et hebdomadaire tout entière se trouve dans le second domaine. Les revues également, car elles constituent toutes un foyer de rayonnement pour une certaine manière de penser; seules celles qui renonceraient à cette fonction pourraient prétendre à la liberté totale. De même pour la littérature [...]
Les écrivains ont une manière inadmissible de jouer sur les deux tableaux. Jamais autant qu'à notre époque ils n'ont prétendu au rôle de directeurs de conscience et ne l'ont exercé. En fait, au cours des années qui ont précédé la guerre, personne ne le leur a disputé excepté les savants. La placer autrefois occupée par des prêtres dans la vie morale du pays était tenu par des physiciens et des romanciers, ce qui suffit pour mesurer la valeur de notre progrès. Mais si quelqu'un demandait des comptes aux écrivains sur l'orientation de leur influence, ils se réfugiaient derrière le privilège sacré de l'art pour l'art.
Sans aucun doute, par exemple, Gide a toujours su que des livres comme [i]Les Nourritures terrestres[/i] ou [i]Les Caves du Vatican[/i] ont eu une influence sur la conduite pratique de la vie chez des centaines de jeunes gens, et il en a été fier. Il n'y a dès lors aucun motif de mettre de tels livres derrière la barrière intouchable de l'art pour l'art, et d'emprisonner un garçon qui jette quelqu'un hors d'un train en marche. On pourrait tout aussi bien réclamer les privilèges de l'art pour l'art en faveur du crime. Autrefois les surréalistes n'en étaient pas loin.
Si un écrivain, à la faveur de la liberté totale accordée à l'intelligence pure, publie des écrits contraires aux principes de morale reconnus par la loi, et si plus tard il devient de notoriété publique un foyer d'influence, il est facile de lui demander s'il est prêt à faire connaître publiquement que ces écrits n'expriment pas sa position. Dans le cas contraire, il est facile de le punir. S'il ment, il est facile de le déshonorer. De plus, il doit être admis qu'à partir du moment où un écrivain tient une place parmi les influences qui dirigent l'opinion publique, il ne peut prétendre à une liberté illimitée.
Source : [b]S. Weil[/b], "La liberté d'opinion" dans [u]L'Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain[/u], Gallimard, 1997 (1942), p. 38 [/color]