par Cinci » dim. 01 sept. 2019, 12:22
(suite)
C'est pourquoi toute la vie des peuples chrétiens est une contradiction totale entre ce qu'ils professent et ce sur quoi ils construisent leur vie : une contradiction entre l'amour admis comme étant la loi de la vie, et la violence admise même comme une nécessité sous ses différents aspects, comme le pouvoir des gouvernants, les tribunaux et les armées, admis et exaltés. Cette contradiction n'a cessé de se développer en même temps que l'évolution des hommes du monde chrétien, et elle a atteint ces derniers temps un degré ultime.
Aujourd'hui, la question se pose à l'évidence en ces termes : de deux choses l'une - soit si nous reconnaissons que nous n'admettons aucune doctrine religieuse et morale, et que nous nous guidons pour organiser notre vie sur le seul pouvoir de celui qui est le plus fort, soit que toutes nos institutions judiciaires et policières, et surtout l'armée, constituées grâce à la violence et à la collecte de nos impôts, doivent être abolies.
Ce printemps, à un examen de catéchisme dans l'une des institutions pour jeunes filles de Moscou, le maître de religion, puis l'évêque présent, interrogèrent les jeunes filles sur les commandements et en particulier le sixième. Après une réponse correcte à ce sujet, l'évêque avait coutume de poser une autre question : "Le meurtre est-il toujours, dans quelque circonstance que ce soit, interdit par la loi de Dieu ?" Et les malheureuses jeunes filles, corrompues par leurs maîtres, devaient répondre et répondaient : "Pas toujours, le meurtre est permis à la guerre et pour châtier les criminels."
Toutefois, quand on posa cette question de savoir si le meurtre est toujours un péché à l'une de ces malheureuses jeunes filles après qu'elle eut donné sa réponse (ceci n'est pas une invention, mais un fait que m'a raconté un témoin), elle affirma résolument, émue et rougissante, qu'il l'était toujours, et à tous les sophismes habituels de l'évêque elle répliqua avec une ferme conviction que le meurtre est toujours interdit, qu'il est interdit aussi bien dans l'Ancien Testament que par le Christ, et non seulement le meurtre, mais tout mal commis contre son frère. Et ce fut l'évêque qui, malgré la majesté et son art de l'éloquence, se tut, et la jeune fille en sorti victorieuse.
Oui, nous pouvons discuter dans nos journaux des succès de l'aviation, des relations diplomatiques complexes, des clubs de toutes sortes, des découvertes, des unions de toute nature, des prétendus oeuvres d'art, et taire ce qu'a dit cette jeune fille; mais il ne faut pas le taire, car cela, n'importe quel homme du monde chrétien le sent plus ou moins confusément, mais il le sent. Le socialisme, le communisme, l'anarchisme, l'armée du salut, la criminalité qui augmente, le chômage de la population, le luxe insensé des riches qui s'accroît et la misère des pauvres, le nombre des suicides qui se multiplient de façon épouvantable, voilà des signes de cette contradiction intérieure qui doit être résolue, mais ne peut l'être. Et - cela va de soi - résolue dans le sens d'une reconnaissance de cette loi de l'amour et d'une négation de toute violence.
C'est pourquoi votre action au Transvaal, telle qu'elle nous apparaît à l'autre bout du monde, est l'une des causes les plus centrales, les plus importantes parmi toutes celles qui sont aujourd'hui défendues dans le monde et à la participation de laquelle prendront immanquablement part non seulement les peuples du monde chrétien, mais ceux de n'importe quelle partie du monde.
Quelque dérisoire que soit également le nombre de gens qui vous suivent et sont des non-résistants, comme chez nous en Russie le nombre des objecteurs de conscience, les uns comme les autres peuvent dire hardiment que Dieu est avec eux. Et Dieu est plus puissant que les hommes.
Admettre le christianisme, même sous cette forme dénaturée dans laquelle il est professé chez les peuples chrétiens, et admettre en même temps la nécessité des armées et des armements destinés à tuer à une échelle gigantesque lors des guerres, voilà une contradiction qui est si évidente et flagrante que tôt ou tard, de façon inéluctable, probablement très bientôt, elle apparaîtra au grand jour, et il faudra soit cesser de professer la religion chrétienne, nécessaire pour soutenir le pouvoir, soit cesser de soutenir l'armée et toute la violence qu'elle entretient, et qui n'est pas moins nécessaire au pouvoir.
Tous les gouvernements ont conscience de cette contradiction, aussi bien votre gouvernement britannique que le nôtre en Russie, et, du fait d'un sentiment naturel d'autoconservation, cette conscience est persécutée par ces gouvernements avec plus d'énergie, comme nous le voyons en Russie également et à travers les articles de votre revue, que tout autre action antigouvernementale. Les gouvernements savent où se situe le plus grand danger qui les guette et ils ne préservent avec vigilance dans cette question plus seulement leurs propres intérêts , mais la question d'être ou de ne pas être.
Avec mon plus grand respect.
Léon Tolstoï
(suite)
C'est pourquoi toute la vie des peuples chrétiens est une contradiction totale entre ce qu'ils professent et ce sur quoi ils construisent leur vie : une contradiction entre l'amour admis comme étant la loi de la vie, et la violence admise même comme une nécessité sous ses différents aspects, comme le pouvoir des gouvernants, les tribunaux et les armées, admis et exaltés. Cette contradiction n'a cessé de se développer en même temps que l'évolution des hommes du monde chrétien, et elle a atteint ces derniers temps un degré ultime.
Aujourd'hui, la question se pose à l'évidence en ces termes : de deux choses l'une - soit [i]si nous reconnaissons que nous n'admettons aucune doctrine religieuse et morale[/i], et que [i]nous nous guidons pour organiser notre vie sur le seul pouvoir de celui qui est le plus fort[/i], soit que toutes nos institutions judiciaires et policières, et surtout l'armée, constituées grâce à la violence et à la collecte de nos impôts, doivent être abolies.
Ce printemps, à un examen de catéchisme dans l'une des institutions pour jeunes filles de Moscou, le maître de religion, puis l'évêque présent, interrogèrent les jeunes filles sur les commandements et en particulier le sixième. Après une réponse correcte à ce sujet, l'évêque avait coutume de poser une autre question : "Le meurtre est-il toujours, dans quelque circonstance que ce soit, interdit par la loi de Dieu ?" Et les malheureuses jeunes filles, corrompues par leurs maîtres, devaient répondre et répondaient : "Pas toujours, le meurtre est permis à la guerre et pour châtier les criminels."
Toutefois, quand on posa cette question de savoir si le meurtre est toujours un péché à l'une de ces malheureuses jeunes filles après qu'elle eut donné sa réponse (ceci n'est pas une invention, mais un fait que m'a raconté un témoin), elle affirma résolument, émue et rougissante, qu'il l'était toujours, et à tous les sophismes habituels de l'évêque elle répliqua avec une ferme conviction que le meurtre est toujours interdit, qu'il est interdit aussi bien dans l'Ancien Testament que par le Christ, et non seulement le meurtre, mais tout mal commis contre son frère. Et ce fut l'évêque qui, malgré la majesté et son art de l'éloquence, se tut, et la jeune fille en sorti victorieuse.
Oui, nous pouvons discuter dans nos journaux des succès de l'aviation, des relations diplomatiques complexes, des clubs de toutes sortes, des découvertes, des unions de toute nature, des prétendus oeuvres d'art, et taire ce qu'a dit cette jeune fille; mais il ne faut pas le taire, car cela, n'importe quel homme du monde chrétien le sent plus ou moins confusément, mais il le sent. Le socialisme, le communisme, l'anarchisme, l'armée du salut, la criminalité qui augmente, le chômage de la population, le luxe insensé des riches qui s'accroît et la misère des pauvres, le nombre des suicides qui se multiplient de façon épouvantable, voilà des signes de cette contradiction intérieure qui doit être résolue, mais ne peut l'être. Et - cela va de soi - résolue dans le sens d'une reconnaissance de cette loi de l'amour et d'une négation de toute violence.
C'est pourquoi votre action au Transvaal, telle qu'elle nous apparaît à l'autre bout du monde, est l'une des causes les plus centrales, les plus importantes parmi toutes celles qui sont aujourd'hui défendues dans le monde et à la participation de laquelle prendront immanquablement part non seulement les peuples du monde chrétien, mais ceux de n'importe quelle partie du monde.
Quelque dérisoire que soit également le nombre de gens qui vous suivent et sont des non-résistants, comme chez nous en Russie le nombre des objecteurs de conscience, les uns comme les autres peuvent dire hardiment que Dieu est avec eux. Et Dieu est plus puissant que les hommes.
Admettre le christianisme, même sous cette forme dénaturée dans laquelle il est professé chez les peuples chrétiens, et admettre en même temps la nécessité des armées et des armements destinés à tuer à une échelle gigantesque lors des guerres, voilà une contradiction qui est si évidente et flagrante que tôt ou tard, de façon inéluctable, probablement très bientôt, elle apparaîtra au grand jour, et il faudra soit cesser de professer la religion chrétienne, nécessaire pour soutenir le pouvoir, soit cesser de soutenir l'armée et toute la violence qu'elle entretient, et qui n'est pas moins nécessaire au pouvoir.
Tous les gouvernements ont conscience de cette contradiction, aussi bien votre gouvernement britannique que le nôtre en Russie, et, du fait d'un sentiment naturel d'autoconservation, cette conscience est persécutée par ces gouvernements avec plus d'énergie, comme nous le voyons en Russie également et à travers les articles de votre revue, que tout autre action antigouvernementale. Les gouvernements savent où se situe le plus grand danger qui les guette et ils ne préservent avec vigilance dans cette question plus seulement leurs propres intérêts , mais la question d'être ou de ne pas être.
Avec mon plus grand respect.
Léon Tolstoï