par Cinci » jeu. 26 oct. 2017, 5:23
Juillet 1937-novembre 1938
La grande terreur fait 1600 morts par jour
Les faits : le 30 juillet 1937, l'ordre opérationnel 00447 du NKVD, la police politique soviétique qui a englobé la Guépéou en 1934, demande la liquidation des "ennemis du pouvoir soviétique". C'est le début de la période la plus sanglante de la violence de Staline contre son peuple. Elle va durer quinze mois, jusqu'à l'automne 1938, faisant 725 000 morts dans l'arbitraire le plus total. Les suspects sont arrêtés sans raison, souvent sur une simple dénonciation et leurs procès sont une parodie de justice. Leur peine - le plus souvent l'exécution par balles - ne leur est pas signifiée, pas plus qu'à leur famille. En 2013, à l'occasion de la parution d'un livre sur cette période, la correspondante du Monde à Moscou raconte le martyre d'une de ces victimes innocentes de la folie stalinienne, Gavril Bogdonov.
Un ordre secret
L'homme au crâne rasé qui fait face à l'objectif, le regard intense, un rien défiant, ignore qu'il lui reste huit jours à vivre. Arrêté le 8 août 1937 par le NKVD dans son village d'Aminevo, à l'ouest de Moscou, Gavril Bogdonov, 49 ans, paysan à l'origine, devenu ouvrier et père de trois enfants, ne pouvait pas savoir qu'il figurait dans la catégorie des personnes à fusiller en priorité. Comment l'aurait-il su? L'ordre opérationnel du 30 juillet qui ordonnait la liquidation des ennemis du pouvoir soviétique et marquait le lancement des répressions de masse était secret. Tout comme les condamnations à mort, les tribunaux d'exception ne devaient en aucun cas annoncer le vedict.
Tout était fait pour facilité le travail ultime du bourreau . Pas question de laisser le moindre grain de sable - une révolte malvenue, des cris, des pleurs - lui compliquer la tâche.
Le 8 août 1937, le père de famille est embarqué. Sa femme et ses enfants ne le reverront plus jamais. Reconnu coupable de propagande contre-révolutionnaire et de calomnie du régime soviétique, il est jugé par une troïka (trois représentants de l'État : police, sécurité, Parti communiste), le 19 août 1937. Le verdict tient en un mot tapé à la machine en grosses lettres sur un formulaire sommaire :"FUSILLER". Le lendemain, 20 août, Gavril Bogdanov, qui n'a fait aucun aveu, est exécuté par balles sur le polygone (la zone de mise à mort) de Boutovo, près de Moscou, en même temps que 134 condamnés. La machine de la Grande Terreur est lancée. En quinze mois, 725 000 personnes seront exécutées, soit 1600 par jour.
Sur tout le territoire de l'URSS, de l'Ukraine à Vladivostok, de la Carélie à Kolyma, les fosses communes ne suffisent plus à contenir les corps. Rien qu'à Moscou, 500 tonnes de cadavres sont incinérées en quinze mois au cimetière du monastère Donksoï. En général, les exécutions ont lieu la nuit dans des cellules spéciales arrosées au jet et saupoudrées de sciure pour absorber le sang des morts. D'autres sont éliminés d'une balle dans la nuque au bord d'une fosse en pleine nature.
A Moscou, on innove en asphyxiant des prisonniers entassés dan une camionnette dont les gaz d'échappement sont libérés à l'Intérieur de l'habitacle. A Belozersk (région de Vologda), en décembre 1937, on achève 55 condamnés à la hache. A la même époque, à Krasnoîarsk (Sibérie) et à Sakhaline, on tue à coups de pierres afin d'économiser les balles.
Dans la jargon des bourreaux, les exécutions sont appelés "noces". Il faut dire que les commandos de la mort y sont, à la noce, autorisés à consommer tout l'alcool qu'ils veulent et à s'emparer des vêtements, bijoux, argent, montres de leurs victimes. Pendant la Grande Terreur, on ouvrit même des magasins spéciaux pour privilégiés, dans lesquels on distribuait les objets dérobés, rapport Thomas Kizny.
Nikita Kroutchev, le successeur du tsar Rouge, condamna le "culte de la personnalité de Staline" et les "errements du système", mais il ne s'appesantit guère sur le sort des millions d'Innocents broyés par la machine à tuer. Et pour cause, lui-même avait les mains tachées de sang. En tant que responsable du Parti pour la ville de Moscou, il était membre d'une troïka et signait à l,envie les arrêts de mort. Sa signature figure d'ailleurs en bonne place sur le jugement de Gavril Bogdanov, le koulak trop bavard, fusillé au dessus de la fomme commune de Boutovo le 20 août 1937.
Sous Kroutchev, 450 000 prisonniers furent libérés mais les réhabilitations eurent lieu en catimini et uniquement sur le papier. Pas question d'indemnités ou de réhabilitations sociales, et pour les morts, aucune sépulture.
Il fallut attendre l'arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev em 1985, pour que le système de la Terreur et la condamnation de Staline reviennent à la surface. Les archives s'ouvrirent, les journaux se mirent à publier des pages entières de photos des victimes des purges staliniennes.
Cinquante-neuf ans après ...
En 1990, Alexandra Bognanov, qui avait vu son père Gavril emmené une nuit d'août 1937 et était resté sans nouvelle depuis, osa demander des éclaircissements. A défaut d'en avoir beaucoup, elle réussit à obtenir du FSB, le successeur du NKVD, la date et le lieu de l'exécution. En 1996, elle fut enfin autorisée à prendre connaissance du dossier. On lui remit alors la petite photo prise par l'identité judiciaire huit jours avant la mort du condamné. Elle avait 72 ans. C'était le seul indice en sa possession pour imaginer ce qu'avait pu être les derniers instants de son père.
Le goulag, élément central de la terreur stalinienne
Le goulag (terme formé à partir de l'acronyme russe d'administration principale des camps) fut l'organisme qui supervisait le système concentrationnaire. Il est institué en 1930. Il gère, à la mort de Staline (1953), 476 camps, où les conditions de vie vont du terrible à l'effroyable. Selon les estimations, entre 10 et 18 millions de prisonniers sont passés par les camps entre 1929 et 1953.
Source : Marie Jégo, "Le martyre de Gavril Bogdanov", Le Monde, 6 mars 2013
Juillet 1937-novembre 1938
[b]La grande terreur fait 1600 morts par jour
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Les faits : le 30 juillet 1937, l'ordre opérationnel 00447 du NKVD, la police politique soviétique qui a englobé la Guépéou en 1934, demande la liquidation des "ennemis du pouvoir soviétique". C'est le début de la période la plus sanglante de la violence de Staline contre son peuple. Elle va durer quinze mois, jusqu'à l'automne 1938, faisant 725 000 morts dans l'arbitraire le plus total. Les suspects sont arrêtés sans raison, souvent sur une simple dénonciation et leurs procès sont une parodie de justice. Leur peine - le plus souvent l'exécution par balles - ne leur est pas signifiée, pas plus qu'à leur famille. En 2013, à l'occasion de la parution d'un livre sur cette période, la correspondante du Monde à Moscou raconte le martyre d'une de ces victimes innocentes de la folie stalinienne, Gavril Bogdonov.
[b]Un ordre secret
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L'homme au crâne rasé qui fait face à l'objectif, le regard intense, un rien défiant, ignore qu'il lui reste huit jours à vivre. Arrêté le 8 août 1937 par le NKVD dans son village d'Aminevo, à l'ouest de Moscou, Gavril Bogdonov, 49 ans, paysan à l'origine, devenu ouvrier et père de trois enfants, ne pouvait pas savoir qu'il figurait dans la catégorie des personnes à fusiller en priorité. Comment l'aurait-il su? L'ordre opérationnel du 30 juillet qui ordonnait la liquidation des ennemis du pouvoir soviétique et marquait le lancement des répressions de masse était secret. Tout comme les condamnations à mort, les tribunaux d'exception ne devaient en aucun cas annoncer le vedict.
Tout était fait pour facilité le travail ultime du bourreau . Pas question de laisser le moindre grain de sable - une révolte malvenue, des cris, des pleurs - lui compliquer la tâche.
Le 8 août 1937, le père de famille est embarqué. Sa femme et ses enfants ne le reverront plus jamais. Reconnu coupable de propagande contre-révolutionnaire et de calomnie du régime soviétique, il est jugé par une troïka (trois représentants de l'État : police, sécurité, Parti communiste), le 19 août 1937. Le verdict tient en un mot tapé à la machine en grosses lettres sur un formulaire sommaire :"FUSILLER". Le lendemain, 20 août, Gavril Bogdanov, qui n'a fait aucun aveu, est exécuté par balles sur le polygone (la zone de mise à mort) de Boutovo, près de Moscou, en même temps que 134 condamnés. La machine de la Grande Terreur est lancée. En quinze mois, 725 000 personnes seront exécutées, soit 1600 par jour.
Sur tout le territoire de l'URSS, de l'Ukraine à Vladivostok, de la Carélie à Kolyma, les fosses communes ne suffisent plus à contenir les corps. Rien qu'à Moscou, 500 tonnes de cadavres sont incinérées en quinze mois au cimetière du monastère Donksoï. En général, les exécutions ont lieu la nuit dans des cellules spéciales arrosées au jet et saupoudrées de sciure pour absorber le sang des morts. D'autres sont éliminés d'une balle dans la nuque au bord d'une fosse en pleine nature.
A Moscou, on innove en asphyxiant des prisonniers entassés dan une camionnette dont les gaz d'échappement sont libérés à l'Intérieur de l'habitacle. A Belozersk (région de Vologda), en décembre 1937, on achève 55 condamnés à la hache. A la même époque, à Krasnoîarsk (Sibérie) et à Sakhaline, on tue à coups de pierres afin d'économiser les balles.
Dans la jargon des bourreaux, les exécutions sont appelés "noces". Il faut dire que les commandos de la mort y sont, à la noce, autorisés à consommer tout l'alcool qu'ils veulent et à s'emparer des vêtements, bijoux, argent, montres de leurs victimes. Pendant la Grande Terreur, on ouvrit même des magasins spéciaux pour privilégiés, dans lesquels on distribuait les objets dérobés, rapport Thomas Kizny.
Nikita Kroutchev, le successeur du tsar Rouge, condamna le "culte de la personnalité de Staline" et les "errements du système", mais il ne s'appesantit guère sur le sort des millions d'Innocents broyés par la machine à tuer. Et pour cause, lui-même avait les mains tachées de sang. En tant que responsable du Parti pour la ville de Moscou, il était membre d'une troïka et signait à l,envie les arrêts de mort. Sa signature figure d'ailleurs en bonne place sur le jugement de Gavril Bogdanov, le koulak trop bavard, fusillé au dessus de la fomme commune de Boutovo le 20 août 1937.
Sous Kroutchev, 450 000 prisonniers furent libérés mais les réhabilitations eurent lieu en catimini et uniquement sur le papier. Pas question d'indemnités ou de réhabilitations sociales, et pour les morts, aucune sépulture.
Il fallut attendre l'arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev em 1985, pour que le système de la Terreur et la condamnation de Staline reviennent à la surface. Les archives s'ouvrirent, les journaux se mirent à publier des pages entières de photos des victimes des purges staliniennes.
[b]Cinquante-neuf ans après ...
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En 1990, Alexandra Bognanov, qui avait vu son père Gavril emmené une nuit d'août 1937 et était resté sans nouvelle depuis, osa demander des éclaircissements. A défaut d'en avoir beaucoup, elle réussit à obtenir du FSB, le successeur du NKVD, la date et le lieu de l'exécution. En 1996, elle fut enfin autorisée à prendre connaissance du dossier. On lui remit alors la petite photo prise par l'identité judiciaire huit jours avant la mort du condamné. Elle avait 72 ans. C'était le seul indice en sa possession pour imaginer ce qu'avait pu être les derniers instants de son père.
Le goulag, élément central de la terreur stalinienne
Le goulag (terme formé à partir de l'acronyme russe d'[i]administration principale des camps[/i]) fut l'organisme qui supervisait le système concentrationnaire. Il est institué en 1930. Il gère, à la mort de Staline (1953), 476 camps, où les conditions de vie vont du terrible à l'effroyable. Selon les estimations, entre 10 et 18 millions de prisonniers sont passés par les camps entre 1929 et 1953.
Source : Marie Jégo, "Le martyre de Gavril Bogdanov", [u]Le Monde[/u], 6 mars 2013