par Charles » lun. 22 oct. 2007, 20:31
Les phénomènes de possession sont bien plus répandus qu'on ne se l'imagine. Pour les comprendre, il y a un document exceptionnel : le film de Jean Rouch "Les Maîtres fous", tourné au Niger, en Afrique. Ce film suit un rituel de possession au cours duquel on apprend des choses absolument passionnantes. Je donne les liens vers le film à la fin de mon commentaire.
Le rituel est constitué de deux moments théâtraux et d'imitation suivis par un sacrifice.
Une première imitation est celle de la danse introduisant à la possession. Les hommes marchent en cercle sous la menace, sous le feu de sentinelles armées de fusils de bois et de cravaches en courroies de ventilateurs de camions, les sentinelles sont en position du tireur debout ou du tireur couché. Il n'y a rien de plus qui déclenche la possession. L'identité personnelle craque à ce moment-là. Rien de plus et donc il faut y être très attentif. Il n'y a pas de bruit puissant, pas de lumière aveuglante, rien d'impressionnant du point de vue sensoriel. Qu'est-ce qui est rejoué dans ce théâtre rituel ? Une domination, l'application d'une force irrésistible et victorieuse, celle des armées occidentales, à des personnes qui se trouvent absolument subjuguées par elles. L'événement mis en scène est le rapport de domination/soumission créé par l'irruption des puissances coloniales. Et c'est cela qui fait ployer les identités personnelles jusqu'à ce qu'elles cèdent et que la possession se produise.
Le premier théâtre rejoue la situation des vaincus expérimentant l'oppression des vainqueurs, le deuxième théâtre rejoue le monde des vainqueurs. La possession étant le basculement, la conversion des vaincus aux vainqueurs.
Une deuxième imitation donc est celle jouée par les possédés. Tous les "démons", les figures possédant les possédés, sont à la fois des individus particuliers et revêtus de prestige. Ils sont des "obstacles sacrés", des contradicteurs vainqueurs, irrésistibles, stupéfiants, inaccessibles. Toute la hiérarchie politico-militaire coloniale est incarnée, plus quelques figures secondaires de prestige et d'autorité : le gouverneur, le secrétaire général, le commandant, le capitaine, le lieutenant, le caporal de garde, l'ordonnance, la sentinelle, les estafettes... ainsi que la femme du docteur, la femme du lieutenant français, le conducteur de locomotive et le chauffeur de camion. Les possédés imitent les actions des blancs qui les possèdent : "slow march", marche de parade de l'armée britannique, saluts militaires, garde-à-vous, inspection, round-table conférence, et aussi insultes, colères, mains sur les hanches... les manifestations de la puissance et de la domination, leur épiphanie. Aux comportements des blancs s'ajoutent quelques manifestations de déférence sans doute d'origine africaine : prosternations en se jetant au sol, prendre congé en marchant à reculons. Une des interprétations les plus saisissantes est celle des colères des blancs : la façon de marcher, de se taper sur les cuisses, de mettre les mains sur les hanches, de crier : "fumier !... garde à vous ! garde à vous ! fumier...." ou "c'est toujours pareil, on ne veut pas m'écouter".
Pour ce qui est du décor de ce théâtre, il y a deux choses remarquables : l'enceinte et les constructions rituelles.
L'enceinte est très importante, elle signifie qu'il n'y a pas d'issue à ce théâtre, à l'événement infernal de l'écrasement sous la domination de l'autre. Dans l'enceinte sont pendus des tissus figurant l'Union Jack.
Les constructions rituelles sont une maquette du palais du gouverneur et un autel de sacrifice. Il y a un possédé qui fait le lien, des allers-retours continuels entre le palais du gouverneur et l'autel du sacrifice... le même qui rassemble les fusils de bois sur l'autel du sacrifice. Le lien entre puissance, violence et sacré est ainsi établi de la façon la plus limpide et parlante.
Le troisième moment mimétique est le sacrifice du chien. Mais Jean Rouch ne comprend pas le rôle du chien. S'il est choisi comme interdit alimentaire total, c'est parce qu'il est un substitut d'une victime humaine. Le chien imite un homme mis à mort communautairement.
Et il se trompe aussi sur le sens des oeufs cassés, qui n'imitent pas des plumes, ce qui serait absurde. Pour imiter des plumes, on aurait pris des herbes ou du papier, comme on prend des lanières de ventilateurs pour imiter des cravaches ou des tissus pour imiter l'Union Jack. Les oeufs sont bien des substituts mais pas de plumes, plutôt de ce qui peut se briser sur les marches du palais du gouverneur. Les oeufs cassés montrent peut-être l'obstacle sacré sur lequel on vient se briser. Il est possible que les oeufs figurent dans le rituel les africains eux-mêmes qui se brisent sur le pouvoir, sur les marches et les balcons du palais, sur la tête de la statue du gouverneur. Les dominés, face à la vie stupéfiante des dominants, sont réduits à l'état d'embryons, d'oeufs qui se brisent sur l'être irrésistible des dominants. Si ce n'est pas cela, c'est sans doute autre chose, mais certainement pas une imitation de plumes - les costumes et accessoires : écharpes de commandement, casques coloniaux, fusils de bois et cravaches, robe pour la femme du docteur et du lieutenant français, étant limités mais tout à fait significatifs. Soit les oeufs disent l'être minimal des dominés en comparaison de l'être maximal et divin des dominants, soit ils sont liés au chien et aux libations, c'est-à-dire à l'épanchement d'une chose qui ne peut être que le sang.
1° partie :
http://fr.youtube.com/watch?v=Bf2TFayCgac
2° partie :
http://fr.youtube.com/watch?v=_82-vHKWInI
3° partie :
http://fr.youtube.com/watch?v=3LvROlwTEQk
Les phénomènes de possession sont bien plus répandus qu'on ne se l'imagine. Pour les comprendre, il y a un document exceptionnel : le film de Jean Rouch "Les Maîtres fous", tourné au Niger, en Afrique. Ce film suit un rituel de possession au cours duquel on apprend des choses absolument passionnantes. Je donne les liens vers le film à la fin de mon commentaire.
Le rituel est constitué de deux moments théâtraux et d'imitation suivis par un sacrifice.
Une première imitation est celle de la danse introduisant à la possession. Les hommes marchent en cercle sous la menace, sous le feu de sentinelles armées de fusils de bois et de cravaches en courroies de ventilateurs de camions, les sentinelles sont en position du tireur debout ou du tireur couché. Il n'y a rien de plus qui déclenche la possession. L'identité personnelle craque à ce moment-là. Rien de plus et donc il faut y être très attentif. Il n'y a pas de bruit puissant, pas de lumière aveuglante, rien d'impressionnant du point de vue sensoriel. Qu'est-ce qui est rejoué dans ce théâtre rituel ? Une domination, l'application d'une force irrésistible et victorieuse, celle des armées occidentales, à des personnes qui se trouvent absolument subjuguées par elles. L'événement mis en scène est le rapport de domination/soumission créé par l'irruption des puissances coloniales. Et c'est cela qui fait ployer les identités personnelles jusqu'à ce qu'elles cèdent et que la possession se produise.
Le premier théâtre rejoue la situation des vaincus expérimentant l'oppression des vainqueurs, le deuxième théâtre rejoue le monde des vainqueurs. La possession étant le basculement, la conversion des vaincus aux vainqueurs.
Une deuxième imitation donc est celle jouée par les possédés. Tous les "démons", les figures possédant les possédés, sont à la fois des individus particuliers et revêtus de prestige. Ils sont des "obstacles sacrés", des contradicteurs vainqueurs, irrésistibles, stupéfiants, inaccessibles. Toute la hiérarchie politico-militaire coloniale est incarnée, plus quelques figures secondaires de prestige et d'autorité : le gouverneur, le secrétaire général, le commandant, le capitaine, le lieutenant, le caporal de garde, l'ordonnance, la sentinelle, les estafettes... ainsi que la femme du docteur, la femme du lieutenant français, le conducteur de locomotive et le chauffeur de camion. Les possédés imitent les actions des blancs qui les possèdent : "slow march", marche de parade de l'armée britannique, saluts militaires, garde-à-vous, inspection, round-table conférence, et aussi insultes, colères, mains sur les hanches... les manifestations de la puissance et de la domination, leur épiphanie. Aux comportements des blancs s'ajoutent quelques manifestations de déférence sans doute d'origine africaine : prosternations en se jetant au sol, prendre congé en marchant à reculons. Une des interprétations les plus saisissantes est celle des colères des blancs : la façon de marcher, de se taper sur les cuisses, de mettre les mains sur les hanches, de crier : "fumier !... garde à vous ! garde à vous ! fumier...." ou "c'est toujours pareil, on ne veut pas m'écouter".
Pour ce qui est du décor de ce théâtre, il y a deux choses remarquables : l'enceinte et les constructions rituelles.
L'enceinte est très importante, elle signifie qu'il n'y a pas d'issue à ce théâtre, à l'événement infernal de l'écrasement sous la domination de l'autre. Dans l'enceinte sont pendus des tissus figurant l'Union Jack.
Les constructions rituelles sont une maquette du palais du gouverneur et un autel de sacrifice. Il y a un possédé qui fait le lien, des allers-retours continuels entre le palais du gouverneur et l'autel du sacrifice... le même qui rassemble les fusils de bois sur l'autel du sacrifice. Le lien entre puissance, violence et sacré est ainsi établi de la façon la plus limpide et parlante.
Le troisième moment mimétique est le sacrifice du chien. Mais Jean Rouch ne comprend pas le rôle du chien. S'il est choisi comme interdit alimentaire total, c'est parce qu'il est un substitut d'une victime humaine. Le chien imite un homme mis à mort communautairement.
Et il se trompe aussi sur le sens des oeufs cassés, qui n'imitent pas des plumes, ce qui serait absurde. Pour imiter des plumes, on aurait pris des herbes ou du papier, comme on prend des lanières de ventilateurs pour imiter des cravaches ou des tissus pour imiter l'Union Jack. Les oeufs sont bien des substituts mais pas de plumes, plutôt de ce qui peut se briser sur les marches du palais du gouverneur. Les oeufs cassés montrent peut-être l'obstacle sacré sur lequel on vient se briser. Il est possible que les oeufs figurent dans le rituel les africains eux-mêmes qui se brisent sur le pouvoir, sur les marches et les balcons du palais, sur la tête de la statue du gouverneur. Les dominés, face à la vie stupéfiante des dominants, sont réduits à l'état d'embryons, d'oeufs qui se brisent sur l'être irrésistible des dominants. Si ce n'est pas cela, c'est sans doute autre chose, mais certainement pas une imitation de plumes - les costumes et accessoires : écharpes de commandement, casques coloniaux, fusils de bois et cravaches, robe pour la femme du docteur et du lieutenant français, étant limités mais tout à fait significatifs. Soit les oeufs disent l'être minimal des dominés en comparaison de l'être maximal et divin des dominants, soit ils sont liés au chien et aux libations, c'est-à-dire à l'épanchement d'une chose qui ne peut être que le sang.
1° partie : http://fr.youtube.com/watch?v=Bf2TFayCgac
2° partie : http://fr.youtube.com/watch?v=_82-vHKWInI
3° partie : http://fr.youtube.com/watch?v=3LvROlwTEQk