par Cinci » sam. 05 avr. 2014, 15:02
La revue :
http://www.revueliberte.ca/
Et pour l'article :
«La logique totalitaire, dernier ouvrage du philosophe français Jean Vioulac, dresse le portrait
d'un totalitarisme nouveau genre, qui se passe de l'État. Nous avons rencontré l'auteur.
Propos recueillis par Éric Martin
Liberté Vous dites que le capitalisme est devenu «totalitaire». Pour certains, ce serait pécher par excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi l'usage d'un terme aussi fort est-il justifié pour décrire ce qui arrive à l'Occident et au monde ?
La thèse semble en effet paradoxale, puisqu'au vingtième siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme antithèse du libéralisme, pour défendre les sociétés de marché contre le Léviathan de l'État. Mais mon propos consiste précisément à dégager le concept du totalitarisme de son usage idéologique pour l'élaborer philosophiquement, et ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l'État. Il me semble donc difficile de se passer de tout concept de totalitarisme pour penser notre situation d'aujourd'hui.
Le phénomène le plus caractéristique de notre époque est en effet ce que l'on appelle la
mondialisation ou
globalisation, processus au long cours qui intègre les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace-temps. L'intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c'est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de
totalisation pour définir ce processus. Or historiquement c'est bien le capitalisme qui en est à l'origine, et la totalité contemporaine est le marché mondial. Le marché est totalisant, et d'ailleurs tout le monde est à peu près d'accord pour le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme comme Friedrich Hayek, qui voyait dans le marché mondial un «cosmos» qui se substituait à la nature.
Dès lors, deux questions se posent. D'une part celle de la puissance, puisqu'on ne peut parler de totalitarisme que s'il y a une puissance effectivement contraignante qui opère la totalisation, d'autre part celle de la liberté, puisque le concept de totalitarisme implique une soumission de tous les individus à un pouvoir total. Le néolibéralisme va donc refuser ce concept parce qu'il prétend que le marché est l'interaction harmonieuse et pacifique des libertés. Mais en réalité si les actions individuelles sont harmonieuses, c'est d'abord que chaque homme est redéfini comme calculateur de ses intérêts et ensuite que l'intérêt de chacun est strictement assigné à la recherche d'une valeur abstraite, l'argent.
Chacun ne poursuit son intérêt, et il se croit libre quand aucune entrave ne s'oppose à sa quête, mais il ne se rend pas compte que son intérêt lui-même est déterminé, préformaté, conditionné par le marché. Et d'ailleurs, quand les théoriciens du marché parlent avec Adam Smith de «main invisible», ils présupposent bien qu'il y a manipulation des individus, d'autant plus dangereuse qu'elle est invisible. Si les actions individuelles ne sont pas divergentes, c'est qu'elles convergent toutes vers le fétiche de l'argent, qui s'impose comme un vortex qui fait tourner l'univers autour de lui. Quand l'argent occupe un tel statut, qu'il exerce cette fonction d'attracteur universel, qu'il est capable de réduire tout ce qui est à une quantité de valeur universelle et abstraite, alors il est
Capital. Le Capital est en cela le principe directeur qui gouverne toutes les actions individuelles.
Or le fondement même du capitalisme est le salariat, par lequel le Capital réduit la puissance de travail elle-même à une quantité de valeur et ainsi se la soumet. Par là même, le Capital massifie la puissance de travail et devient le seul à en faire usage; il conquiert en cela la puissance absolue. Il est donc extrêment naïf de croire, comme l'affirment journellement les tenanciers du marché mondial, que
moins il y a d'État, plus il y a de liberté,
comme si l'État était la seule puissance de coercition. La puissance du marché est infiniment supérieure, elle ne tend jamais qu'à accroitre sa puissance, et le moteur du Capital est en cela une volonté de puissance aveugle et inconditionnée.
Le Capital est aujourd'hui la puissance qui domine le monde, qui atomise les sociétés humaines, déterritorialise tous les peuples, une puissance par rapport à laquelle les États eux-mêmes n'ont plus aucune marge de manoeuvre. L'avénement du marché mondial n'est rien d'autre que la soumission de tous les peuples et de la nature tout entière au Capital et au règne de la valeur. Donc, oui, il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même qu'il est le fondement, la condition de possibilité des totalitarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne furent que des expressions caricaturales et grossières du principe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la massification de l'humanité par son assujettissement à la puissance totale de l'abstraction.
Le néolibéralisme est ainsi coupable d'avoir aliéné et asservi le concept même de liberté, en promouvant en son nom une doctrine de la soumission volontaire. Ainsi Hayek, apôtre inlassable de l'évangile du marché mondial, prétend défendre la liberté, mais il préconise pourtant explicitement et constamment
la soumission à la puissance impersonnelle du marché, et sa doctrine n'est finalement rien d'autre qu'une pédagogie de la soumission volontaire. Il ne faut donc pas être dupe de l'opposition purement idéologique entre néolibéralisme et totalitarisme, et il importe encore plus de mettre en évidence le projet totalitaire dont est porteuse la gouvernementalité néolibérale, qui va déployer la logique de la valeur dans tous les aspects de l'existence.
Il y a ainsi aujourd'hui une tendance au reformatage de l'être humain pour l'adapter sans cesse davantage à l'évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efficace, rentable, productif, pour en faire le consommateur requis par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale - y compris les systèmes éducatifs - et par cette propagande de masse authentiquement totalitaire qu'est la publicité. Un tel projet n'a rien à envier aux programmes déments de production d'un «homme nouveau» par les totalitarismes politiques du vingtième siècle et il est probablement plus dangereux encore en ce qu'il demeure invisible, insidieux et se trouve accepté comme allant de soi par toutes les pseudo-élites des castes gouvernementales.
[...]
Quel rapport peut-on établir avec la technique ?
C'est à mon sens la question à la fois la plus importante et la plus difficile. Il importe d'abord de préciser que la technique moderne n'a plus aucun rapport avec les techniques ancestrales et qu'une rupture s'est produite. Les techniques anciennes étaient des outils, c'est à dire des organes artificiels au service des travailleurs; les techiques modernes sont des machines, c'est à dire des dispositifs autonomes auxquels les travailleurs ne sont adjoints que comme organes naturels. C'est dans cette inversion «du sujet et de l'objet» que Marx voit le péril inhérent à l'ère industrielle, et cette inversion advient précisément avec l'automatisme, où le processus de production se développe de lui-même et en lui-même, où il s'émancipe des sujets vivants et devient autonome.
L'autonomisation, la
Verselbständigung, me paraît être le concept central de toute la pensée de Marx. Il y a un rapport étroit entre l'automatisation, qui caractérise la technique moderne, et l'autovalorisation, qui définit la logique capitaliste. Ce sont deux phénomènes de l'autonomisation de l'objectivité par rapport à la subjectivité, qui définissait déjà la science analysée par Husserl. Mais le fait est qu'il n'y a pas dans Marx de critique de la technique en tant que telle, il n'en critique jamais que l'usage capitaliste, postule que ce même dispositif machinique pourrait avoir un autre mode de fonctionnement, et donc que l'on peut dissocier technique et capitalisme.
Or c'est cette hypothèse de Marx qui me semble aujourd'hui fortement remise en question . La technique au vingtième siècle s'est totalement autonomisée, elle s'est mise en réseau à l'échelle de la planète, se développe d'elle-même dans une accélération croissante, et les hommes lui sont de plus en plus asservis, encastrés dans son dispositif et progressivement reformatés par lui. Il me semble que le capitalisme est totalement immanent à la machine, qu'il en est en quelque sorte le logiciel, et c'est ce que tend à montrer le développement des transactions à haute fréquence aujourd'hui, c'est à dire l'informatisation complète de la finance mondiale, où les échanges de valeurs sont faites par des centres de serveurs informatiques connectés entre eux, sans qu'aucun homme ne puisse plus intervenir dans le processus. Sur l'analyse de la technique aujourd'hui, Günther Anders me semble plus pertinent que Marx, parce qu'il montre qu'il y a un «totalitarisme technocratique» par rapport auquel les luttes de classes elles-mêmes deviennent secondaires, parce que bourgeois et prolétaires sont pareillement aliénés par la technique et pareillement menacés par elle, ou en tout cas que les différences sont infinitésimales par rapport à l'ampleur de sa puissance.
Quel est le sort fait à la culture dans les transformations que vous décrivez ?
L'affirmation bien connue de Hegel selon laquelle l'art est mort, ou plus exactement «l'art est pour nous quelque chose du passé», me semble un point de départ obligé de toute réflexion sur la culture aujourd'hui. Cette thèse développée dans les années 1820 semble contredite par l'histoire de l'art depuis lors, mais je crois qu'il faut, dans un premier temps, reconnaître que Hegel a raison. D'abord parce que l'art des époques anciennes n'était justement pas compris comme «culture», c'est à dire objectivé, posé comme un ensemble d'objets extérieurs aux sujets, il était immanent aux communautés humaines, à leur vie quotidienne, et leur procurait les symboles et les significations avec lesquelles ils habitaient leur monde. Ensuite, parce que les oeuvres n'étaient jamais réduites à une source de plaisir esthétique. L'oeuvre était toujours porteuse d'un sens transcendant, d'un rapport à l'absolu, et l'histoire de l'art est inséparable de l'histoire des religions. Le rapport à l'oeuvre a totalement changé aujourd'hui. Il ne relève plus de la contemplation, c'est à dire de l'ouverture du sujet à une altérité radicale, à une dimension d'infini qui le dépasse, mais bien de la consommation, c'est à dire finalement de la digestion, de l'autosatisfaction et de la jouissance de soi.
L'analyse encore une fois est paradoxale, parce qu'en apparence l'art n'a jamais été aussi présent. Et il l'est en effet. Mais justement, il faut se demander comment il est présent, et que signifient cette présentation et cette mise à disposition. Le phénomène le plus important des deux siècles qui nous séparent de Hegel est celui de l'universelle
muséification. Toutes les oeuvres sont arrachées au lieu où elles avaient du sens, et tout particulièrement les espaces consacrées, pour être mises sous vitrine dans des musées, et le musée est ainsi devenu l'institution centrale qui aujourd'hui médiatise le rapport à l'oeuvre. Mais je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'oeuvres d'art dans les musées. Fondamentalement, il n'y a que
des marchandises. Visiter un musée, c'est déambuler dans les rayons d'un supermarché; en tout cas, l'accès à la contemplation de l'oeuvre au sein du dispositif muséal demande une grande capacité de concentration et de recueillement, nécéssaire pour s'abstraire de ce contexte.
Le musée est par là même aussi un coffre-fort, où l'on conserve des oeuvres jugées de grande valeur, mais, en cela, l'art est lui-même soumis à l'universelle évaluation. Le musée juge toutes les oeuvres en termes de valeur et postule qu'elles se valent toutes. Les oeuvres de tout style, de toute époque et de toute origine sont présentées dans le même champ d'équivalence et par là dépouillées de ce qui leur donnait sens et contenu pour être réduites à la même fonction, c'est à dire à la capacité à servir d'objet de consomation pour la jouissance esthétique. Le processus de muséification me semble caractéristique de l'ère capitaliste, parce qu'on a là finalement une accumulation du capital culturel de l'humanité. Le fétichisme de la culture, la mystique de l'oeuvre d'art sont d'ailleurs ce qui tient lieu de religion à la bourgeoisie, et les musées sont autant de temples de cette religion positiviste où elle vénère sa propre image fétichisée et où elle rit de se voir si belle en ce miroir.
Mais le capitalisme, ce n'est pas seulement de l'accumulation, c'est surtout la production, et l'art est en effet entré dans le dispositif de production de masse [...] C'est la fonction du secteur de la production, connu sous le nom d'
art contemporain, que de réintroduire la pièce unique et l'original, qui va alors pouvoir servir de réserve de valeur. L'art contemporain produit pour un marché spéculatif appelé par l'apparition d'une hyperbourgeoisie qui ne sait plus où investir. C'est à dire que les «artistes» eux-mêmes produisent directement pour un marché, ils produisent des valeurs d'échanges, des produits spéculatifs. Ces artistes-là sont en réalité des hommes d'affaires, souvent très avisés. Que les oeuvres sur ce marché ne soient plus que des réserves de valeurs, c'est d'ailleurs ce que montrent régulièrement les ventes aux enchères où des tableaux sont achetés cinquante millions de dollars pour être aussitôt enfermés dans un coffre-fort.
L'art contemporain pourrait sembler trop grotesque pour être vraiment dangereux, je crois pourtant que l'on peut y retrouver des traits authentiquement totalitaires, et d'abord parce qu'on y retrouve l'engeance des élites et avant-gardes qui prétendent détenir la vérité (sur le «progrès» de l'histoire de l'art en l'occurence), qu'elles se donnent pour mission de répandre dans les populations méprisées, et qui récusent
a priori toute critique par le même terrorisme idéologique. Il y a là une tentative de dressage et de normalisation de la sensibilité, puisque chacun se verra sommé de ressentir les émotions requises devant tel ou tel prurit d'«art conceptuel» sous peine d'être traité d'imbécile ou de réactionnaire, et il y a surtout une éradication méthodique de l'esprit critique à une époque où n'importe quoi est susceptible de se voir reconnaître officiellement le statut d'oeuvre d'art.
Source : «Le totalitarisme sans État. Entretien avec Jean Vioulac» dans
Liberté, numéro 303, mars 2014
____
Jean Vioulac est professeur agrégé, docteur en philosophie et auteur de
La logique totalitaire. Essai sur la crise de l'Occident( PUF, Épiméthée, 2013). Il a enseigné à l'université Paris-Sorbonne, à la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris et dans plusieurs lycées de la région parisienne.
Autre article lu :
- [+] Texte masqué
- L'économie stupide
Contrat historique des jets d'affaires
chez Bombardier : l'indécence de la
superclasse mondiale.
Alain Deneault
Pourquoi cesse-t-on collectivement de penser sitôt qu'il est question d'économie ? Ou, du moins, pourquoi semble-t-il soudainement si difficile de faire preuve d'un sens critique minimal face aux enjeux d'affaires ? Serait-ce parce que l'argent, passé ce seuil d'accumulation où il augmente sensiblement l'indice grossier du produit intérieur brut, auquel on associe le fétiche de la création d'emploi, réfrène toute manière de réflexion ?
Si «It's the economy, stupid» - à l'origine une phrase-clé pour structurer le discours des organisateurs de la campagne présidentielle de 1992 de Bill Clinton - signifie qu'il serait bête de penser que le citoyen moyen s'intéresse à autre chose qu'à l'économie (à l'échelle de ce qu'il en comprend), en inversant la proposition, on entend très bien que l'économie rend bête et interdit toute élévation au-delà d'une problématique aussi vénale qu'immédiate.
Le 28 novembre 2012, le journaliste Éric Desrosiers fait état dans Le Devoir de la commande historique que vient de recevoir le groupe Bombardier : la production de 56 biréacteurs d'affaires Global évalués à 3,1 milliards. Le contrat lie le constructeur québécois à Vistajet, une société qui loue ses appareils, d'une capacité de dix passagers au plus, à des milliardaires soucieux de voyager, pratiquement à la vitesse du son, dans un «confort ultime».
Pourquoi personne, absolument personne, ne se formalise-t-il du symptôme que représente cette commande historique ? Elle se signale pourtant comme le fait de dépenses excessives au sein de grandes entreprises et de la classe des grands fortunés, alors même que les États font subir, années après années, des régimes de «rigueur budgétaire» à leur peuple, qu'ils grondent copieusement, discours après discours, pour leur mode de vie allégué prodigue.
Ce contrat rappelle que les sociétés financières - que les États ont sauvés du marasme à partir de 2008 en injectant des milliers de milliards de dollars dans leurs coffres sous prétexte que la faillite entraînerait celle de l'économie tout entière - ont repris leurs pires habitudes sitôt que leur trésorerie s'est trouvée renflouée : octroi de milliards de dollars en bonis à leurs cadres et aux membres de leurs conseils d'administration même en cas d'années déficitaires, création d'objets financiers ultra-spéculatifs à la manière d'apprentis sorciers, et étalages somptuaires de richesse, tels que l'achat ou la location d'avions du type de Global de Bombardier. Dans ce contexte de décadence, le président fondateur de Vistajet, Thomas Flohr, se frotte les mains :
- Le niveau de demande est sans précédent [...] Nos clients ont besoin de vols directs partout sur la planète et, souvent, à la dernière minute. Que ce soit par vol direct de Los Angeles à Shangaï, de Londres à Luanda ou de Kinshasa à Oulan-Bator, nous relions sans escale nos clients à tous les coins du monde en atteignant des niveaux inégalés sur les plans du style et de la sécurité.
Un expert de la Banque Royale du Canada (RBC) fait remarquer au Devoir que les milliardaires et autres dirigeants des plus grandes multinationales n'ont pas été touchés par la crise économique et qu'ils continuent de rouler sur l'or. Ou plutôt qu'ils affichent «une belle résilience face au contexte économique», car il ne faudrait pas manquer de leur attribuer les mérites de leur sort même s'il s'observe dans un ordre qui tourne structurellement en leur faveur.
Les marchés émergents où Vistajet souhaite par ailleurs mettre en service de nouveaux appareils sont ceux de la Russie, de la Chine, du Moyen-Orient et de l'Afrique, soit des endroits où l'émergence d'une classe de possédants capables d'aquitter les coûts de tels caprices aéronautiques a nécéssairement à voir avec la corruption politique, la spoliation du bien public, la prédation des richesses naturelles et autres opérations mafieuses.
Pourquoi donc cela ne sous saute-t-il pas aux yeux, comme il sautait aux yeux du peuple abusé de France, en 1789 ou en 1848, qu'il fournissait lui-même à une élite monarchique ses richesses et privilèges, lorsque défilaient dans les rues des colonnes de carrosses arborant leur dorure ?
Pourquoi tant de cécité ? Parce que c'est bon pour l'économie : «Les marchés ont semblé apprécier l'annonce, le cours de l'action de la société-mère, Bombardier inc., gagnant 8% durant la journée en clôturant à 3.37$». Il s'ensuit même, plutôt que de la colère, un sentiment d'inquiétude. Et si les milliardaires, les high networth individuals, comme les baptise pudiquement la firme Merrill Lynch, perdaient un peu en capitaux et en venaient à annuler ce contrats qui profitent marginalement à la plèbe ? Un spécialiste nous prévient que ces contrats mammouths comportent «un risque élevé d'annulation en cas de chute des marchés». Prions donc pour que le marché et les pouvoirs publics qui le soutiennent propulsent encore à la hause le cours boursier dont les milliardaires dépendent ...
Pourquoi tant d'inhibitions intellectuels devant d'aussi choquantes situations ? Parce que les termes de l'idéologie dominante nous occupent le cerveau et que l'on voit encore les riches comme ceux qui créent une richesse dont on attraperait une menue part plutôt que comme ceux qui la ponctionnent à notre détriment.
La superclasse
La production de tels avions consiste, dans les faits, en un détournement de l'intelligence à des fins scandaleusement oiseuses. Un ingénieur spécialisé dans la construction des intérieurs de tels appareils de luxe a pour métier d'y faire entrer tous les objets de distinctions sociales [...] On met son savoir-faire au service d'un projet consistant à installer tables de billard, bains tourbillons et salles à manger dans des avions dont profite une poignée de privilégiés.
[...]
David Rothkopf, fier témoin de l'oligarchie mondiale, explique en sociologue dans son livre Superclass que la caste des puissants vit l'appropriation de tels engins, plus performants que ceux des courriers réguliers, comme une nécéssité propre à leur mode de vie [...] cette caste se vit authentiquement comme ayant vaincu l'espace et le temps - elle est active en toute circonstance et fait l'économie de tout ce qui peut représenter en termes de temps et d'espaces la salle d'attente. Ce n'est pas du luxe, insiste Rothkopf, considérant que le contexte aéroportuaire standard, qui suppose délais, stress et insécurité, pourrait coûter cher à ceux qui se vivent comme les réels décideurs et les souverains des affaires planétaires. Les oligarques doivent disposer du temps et du monde afin de gouverner où qu'ils se déplacent. [...] Brian Moss de Gulfstream présente froidement les choses : son entreprise est au service d'une classe de clients qui considèrent que le moins de choses possibles doivent résister à leur volonté d'être là où ils croient devoir être, pour voir illico ceux qu'ils croient devoir voir afin de mener les activités qu'ils jugent bon devoir mener.
[...]
Rothkopf insiste sur le fait que les employés de Gulstream - ce pourrait ête ceux de Bombardier - sont fiers de travailler à la fabrication d'engins destinés à une classe qu'ils ne pourront jamais même approcher. Ils se considèrent comme les «bénéficiaires de la mondialisation», la classe moyenne qui attrape son bout de gras dans l'organisation même des inégalités sociales. Ainsi, tout le monde s'aveugle, y compris le lecteur commun de dépêches journalistiques aussi grossières que celles annonçant le «contrat historique» de Bombardier, par solidarité avec ceux qui trouvent un job et paieront un peu d'impôts (alors que l'entreprise, elle ...)
Tous suivent alors en haute altitude et à pleines turbines les termes de l'idéologie d'une caste dirigeante qui elle-même ne voit et n'éprouve plus rien. C'est une superclasse, comme l'écrit Rothkopf, une classe qui surclasse le régime des classes lui-même pour littéralement planer au-dessus de toute chose. Et, de ce point de vue, faire l'économie de toute chose. Tout paramétrer dans les termes de l'économie marchande et spéculative de façon à ne plus voir du monde les situations insoutenables que celle-ci provoque. Par la médiation des critères étroits de la science comptable et managériale ainsi que par son idéologie fidèlement rapportée, l'oligarchie donne de la hauteur aux propositions abjectes.
Source : «L'économie stupide», dans Liberté, numéro 300, [?] 2013
___
Alain Deneault a récemment fait paraître Gouvernance : le management totalitaire chez Lux éditeur et a préfacé le livre de Linda McQuaig et Neil Brooks, Les milliardaires, les ultra-riches, une nuisance morale, politique et économique, chez ce même éditeur.
La revue :
http://www.revueliberte.ca/
Et pour l'article :
«La logique totalitaire, dernier ouvrage du philosophe français Jean Vioulac, dresse le portrait [u]d'un totalitarisme nouveau genre, qui se passe de l'État[/u]. Nous avons rencontré l'auteur.
Propos recueillis par Éric Martin
[b]Liberté[/b] [i]Vous dites que le capitalisme est devenu «totalitaire». Pour certains, ce serait pécher par excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi l'usage d'un terme aussi fort est-il justifié pour décrire ce qui arrive à l'Occident et au monde ?[/i]
La thèse semble en effet paradoxale, puisqu'au vingtième siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme antithèse du libéralisme, pour défendre les sociétés de marché contre le Léviathan de l'État. Mais mon propos consiste précisément à dégager le concept du totalitarisme de son usage idéologique pour l'élaborer philosophiquement, et ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l'État. Il me semble donc difficile de se passer de tout concept de totalitarisme pour penser notre situation d'aujourd'hui.
Le phénomène le plus caractéristique de notre époque est en effet ce que l'on appelle la [i]mondialisation[/i] ou [i]globalisation[/i], processus au long cours qui intègre les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace-temps. L'intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c'est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de [i]totalisation[/i] pour définir ce processus. Or historiquement c'est bien le capitalisme qui en est à l'origine, et la totalité contemporaine est le marché mondial. Le marché est totalisant, et d'ailleurs tout le monde est à peu près d'accord pour le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme comme Friedrich Hayek, qui voyait dans le marché mondial un «cosmos» qui se substituait à la nature.
Dès lors, deux questions se posent. D'une part celle de la puissance, puisqu'on ne peut parler de totalitarisme que s'il y a une puissance effectivement contraignante qui opère la totalisation, d'autre part celle de la liberté, puisque le concept de totalitarisme implique une soumission de tous les individus à un pouvoir total. Le néolibéralisme va donc refuser ce concept parce qu'il prétend que le marché est l'interaction harmonieuse et pacifique des libertés. Mais en réalité si les actions individuelles sont harmonieuses, c'est d'abord que chaque homme est redéfini comme calculateur de ses intérêts et ensuite que l'intérêt de chacun est strictement assigné à la recherche d'une valeur abstraite, l'argent.
Chacun ne poursuit son intérêt, et il se croit libre quand aucune entrave ne s'oppose à sa quête, mais il ne se rend pas compte que son intérêt lui-même est déterminé, préformaté, conditionné par le marché. Et d'ailleurs, quand les théoriciens du marché parlent avec Adam Smith de «main invisible», ils présupposent bien qu'il y a manipulation des individus, d'autant plus dangereuse qu'elle est invisible. Si les actions individuelles ne sont pas divergentes, c'est qu'elles convergent toutes vers le fétiche de l'argent, qui s'impose comme un vortex qui fait tourner l'univers autour de lui. Quand l'argent occupe un tel statut, qu'il exerce cette fonction d'attracteur universel, qu'il est capable de réduire tout ce qui est à une quantité de valeur universelle et abstraite, alors il est [i]Capital[/i]. Le Capital est en cela le principe directeur qui gouverne toutes les actions individuelles.
Or le fondement même du capitalisme est le salariat, par lequel le Capital réduit la puissance de travail elle-même à une quantité de valeur et ainsi se la soumet. Par là même, le Capital massifie la puissance de travail et devient le seul à en faire usage; il conquiert en cela la puissance absolue. Il est donc extrêment naïf de croire, comme l'affirment journellement les tenanciers du marché mondial, que [i]moins il y a d'État, plus il y a de liberté[/i], [i]comme si l'État était la seule puissance de coercition[/i]. La puissance du marché est infiniment supérieure, elle ne tend jamais qu'à accroitre sa puissance, et le moteur du Capital est en cela une volonté de puissance aveugle et inconditionnée.
Le Capital est aujourd'hui la puissance qui domine le monde, qui atomise les sociétés humaines, déterritorialise tous les peuples, une puissance par rapport à laquelle les États eux-mêmes n'ont plus aucune marge de manoeuvre. L'avénement du marché mondial n'est rien d'autre que la soumission de tous les peuples et de la nature tout entière au Capital et au règne de la valeur. Donc, oui, il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même qu'il est le fondement, la condition de possibilité des totalitarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne furent que des expressions caricaturales et grossières du principe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la massification de l'humanité par son assujettissement à la puissance totale de l'abstraction.
Le néolibéralisme est ainsi coupable d'avoir aliéné et asservi le concept même de liberté, en promouvant en son nom une doctrine de la soumission volontaire. Ainsi Hayek, apôtre inlassable de l'évangile du marché mondial, prétend défendre la liberté, mais il préconise pourtant explicitement et constamment [u]la soumission à la puissance impersonnelle du marché[/u], et sa doctrine n'est finalement rien d'autre qu'une pédagogie de la soumission volontaire. Il ne faut donc pas être dupe de l'opposition purement idéologique entre néolibéralisme et totalitarisme, et il importe encore plus de mettre en évidence le projet totalitaire dont est porteuse la gouvernementalité néolibérale, qui va déployer la logique de la valeur dans tous les aspects de l'existence.
Il y a ainsi aujourd'hui une tendance au reformatage de l'être humain pour l'adapter sans cesse davantage à l'évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efficace, rentable, productif, pour en faire le consommateur requis par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale - y compris les systèmes éducatifs - et par cette propagande de masse authentiquement totalitaire qu'est la publicité. Un tel projet n'a rien à envier aux programmes déments de production d'un «homme nouveau» par les totalitarismes politiques du vingtième siècle et il est probablement plus dangereux encore en ce qu'il demeure invisible, insidieux et se trouve accepté comme allant de soi par toutes les pseudo-élites des castes gouvernementales.
[...]
[i]Quel rapport peut-on établir avec la technique[/i] ?
C'est à mon sens la question à la fois la plus importante et la plus difficile. Il importe d'abord de préciser que la technique moderne n'a plus aucun rapport avec les techniques ancestrales et qu'une rupture s'est produite. Les techniques anciennes étaient des outils, c'est à dire des organes artificiels au service des travailleurs; les techiques modernes sont des machines, c'est à dire des dispositifs autonomes auxquels les travailleurs ne sont adjoints que comme organes naturels. C'est dans cette inversion «du sujet et de l'objet» que Marx voit le péril inhérent à l'ère industrielle, et cette inversion advient précisément avec l'automatisme, où le processus de production se développe de lui-même et en lui-même, où il s'émancipe des sujets vivants et devient autonome.
L'autonomisation, la [i]Verselbständigung[/i], me paraît être le concept central de toute la pensée de Marx. Il y a un rapport étroit entre l'automatisation, qui caractérise la technique moderne, et l'autovalorisation, qui définit la logique capitaliste. Ce sont deux phénomènes de l'autonomisation de l'objectivité par rapport à la subjectivité, qui définissait déjà la science analysée par Husserl. Mais le fait est qu'il n'y a pas dans Marx de critique de la technique en tant que telle, il n'en critique jamais que l'usage capitaliste, postule que ce même dispositif machinique pourrait avoir un autre mode de fonctionnement, et donc que l'on peut dissocier technique et capitalisme.
Or c'est cette hypothèse de Marx qui me semble aujourd'hui fortement remise en question . La technique au vingtième siècle s'est totalement autonomisée, elle s'est mise en réseau à l'échelle de la planète, se développe d'elle-même dans une accélération croissante, et les hommes lui sont de plus en plus asservis, encastrés dans son dispositif et progressivement reformatés par lui. Il me semble que le capitalisme est totalement immanent à la machine, qu'il en est en quelque sorte le logiciel, et c'est ce que tend à montrer le développement des transactions à haute fréquence aujourd'hui, c'est à dire l'informatisation complète de la finance mondiale, où les échanges de valeurs sont faites par des centres de serveurs informatiques connectés entre eux, sans qu'aucun homme ne puisse plus intervenir dans le processus. Sur l'analyse de la technique aujourd'hui, Günther Anders me semble plus pertinent que Marx, parce qu'il montre qu'il y a un «totalitarisme technocratique» par rapport auquel les luttes de classes elles-mêmes deviennent secondaires, parce que bourgeois et prolétaires sont pareillement aliénés par la technique et pareillement menacés par elle, ou en tout cas que les différences sont infinitésimales par rapport à l'ampleur de sa puissance.
[i]Quel est le sort fait à la culture dans les transformations que vous décrive[/i]z ?
L'affirmation bien connue de Hegel selon laquelle l'art est mort, ou plus exactement «l'art est pour nous quelque chose du passé», me semble un point de départ obligé de toute réflexion sur la culture aujourd'hui. Cette thèse développée dans les années 1820 semble contredite par l'histoire de l'art depuis lors, mais je crois qu'il faut, dans un premier temps, reconnaître que Hegel a raison. D'abord parce que l'art des époques anciennes n'était justement pas compris comme «culture», c'est à dire objectivé, posé comme un ensemble d'objets extérieurs aux sujets, il était immanent aux communautés humaines, à leur vie quotidienne, et leur procurait les symboles et les significations avec lesquelles ils habitaient leur monde. Ensuite, parce que les oeuvres n'étaient jamais réduites à une source de plaisir esthétique. L'oeuvre était toujours porteuse d'un sens transcendant, d'un rapport à l'absolu, et l'histoire de l'art est inséparable de l'histoire des religions. Le rapport à l'oeuvre a totalement changé aujourd'hui. Il ne relève plus de la contemplation, c'est à dire de l'ouverture du sujet à une altérité radicale, à une dimension d'infini qui le dépasse, mais bien de la consommation, c'est à dire finalement de la digestion, de l'autosatisfaction et de la jouissance de soi.
L'analyse encore une fois est paradoxale, parce qu'en apparence l'art n'a jamais été aussi présent. Et il l'est en effet. Mais justement, il faut se demander comment il est présent, et que signifient cette présentation et cette mise à disposition. Le phénomène le plus important des deux siècles qui nous séparent de Hegel est celui de l'universelle [i]muséification[/i]. Toutes les oeuvres sont arrachées au lieu où elles avaient du sens, et tout particulièrement les espaces consacrées, pour être mises sous vitrine dans des musées, et le musée est ainsi devenu l'institution centrale qui aujourd'hui médiatise le rapport à l'oeuvre. Mais je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'oeuvres d'art dans les musées. Fondamentalement, il n'y a que [u]des marchandise[/u]s. Visiter un musée, c'est déambuler dans les rayons d'un supermarché; en tout cas, l'accès à la contemplation de l'oeuvre au sein du dispositif muséal demande une grande capacité de concentration et de recueillement, nécéssaire pour s'abstraire de ce contexte.
Le musée est par là même aussi un coffre-fort, où l'on conserve des oeuvres jugées de grande valeur, mais, en cela, l'art est lui-même soumis à l'universelle évaluation. Le musée juge toutes les oeuvres en termes de valeur et postule qu'elles se valent toutes. Les oeuvres de tout style, de toute époque et de toute origine sont présentées dans le même champ d'équivalence et par là dépouillées de ce qui leur donnait sens et contenu pour être réduites à la même fonction, c'est à dire à la capacité à servir d'objet de consomation pour la jouissance esthétique. Le processus de muséification me semble caractéristique de l'ère capitaliste, parce qu'on a là finalement une accumulation du capital culturel de l'humanité. Le fétichisme de la culture, la mystique de l'oeuvre d'art sont d'ailleurs ce qui tient lieu de religion à la bourgeoisie, et les musées sont autant de temples de cette religion positiviste où elle vénère sa propre image fétichisée et où elle rit de se voir si belle en ce miroir.
Mais le capitalisme, ce n'est pas seulement de l'accumulation, c'est surtout la production, et l'art est en effet entré dans le dispositif de production de masse [...] C'est la fonction du secteur de la production, connu sous le nom d'[i]art contemporain[/i], que de réintroduire la pièce unique et l'original, qui va alors pouvoir servir de réserve de valeur. L'art contemporain produit pour un marché spéculatif appelé par l'apparition d'une hyperbourgeoisie qui ne sait plus où investir. C'est à dire que les «artistes» eux-mêmes produisent directement pour un marché, ils produisent des valeurs d'échanges, des produits spéculatifs. Ces artistes-là sont en réalité des hommes d'affaires, souvent très avisés. Que les oeuvres sur ce marché ne soient plus que des réserves de valeurs, c'est d'ailleurs ce que montrent régulièrement les ventes aux enchères où des tableaux sont achetés cinquante millions de dollars pour être aussitôt enfermés dans un coffre-fort.
L'art contemporain pourrait sembler trop grotesque pour être vraiment dangereux, je crois pourtant que l'on peut y retrouver des traits authentiquement totalitaires, et d'abord parce qu'on y retrouve l'engeance des élites et avant-gardes qui prétendent détenir la vérité (sur le «progrès» de l'histoire de l'art en l'occurence), qu'elles se donnent pour mission de répandre dans les populations méprisées, et qui récusent [i]a priori[/i] toute critique par le même terrorisme idéologique. Il y a là une tentative de dressage et de normalisation de la sensibilité, puisque chacun se verra sommé de ressentir les émotions requises devant tel ou tel prurit d'«art conceptuel» sous peine d'être traité d'imbécile ou de réactionnaire, et il y a surtout une éradication méthodique de l'esprit critique à une époque où n'importe quoi est susceptible de se voir reconnaître officiellement le statut d'oeuvre d'art.
Source : «Le totalitarisme sans État. Entretien avec Jean Vioulac» dans [i]Liberté[/i], numéro 303, mars 2014
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Jean Vioulac est professeur agrégé, docteur en philosophie et auteur de[u] La logique totalitaire. Essai sur la crise de l'Occident[/u]( PUF, Épiméthée, 2013). Il a enseigné à l'université Paris-Sorbonne, à la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris et dans plusieurs lycées de la région parisienne.
Autre article lu :
[spoiler]L'économie stupide
Contrat historique des jets d'affaires
chez Bombardier : l'indécence de la
superclasse mondiale.
Alain Deneault
Pourquoi cesse-t-on collectivement de penser sitôt qu'il est question d'économie ? Ou, du moins, pourquoi semble-t-il soudainement si difficile de faire preuve d'un sens critique minimal face aux enjeux d'affaires ? Serait-ce parce que l'argent, passé ce seuil d'accumulation où il augmente sensiblement l'indice grossier du produit intérieur brut, auquel on associe le fétiche de la création d'emploi, réfrène toute manière de réflexion ?
Si «It's the economy, stupid» - à l'origine une phrase-clé pour structurer le discours des organisateurs de la campagne présidentielle de 1992 de Bill Clinton - signifie qu'il serait bête de penser que le citoyen moyen s'intéresse à autre chose qu'à l'économie (à l'échelle de ce qu'il en comprend), en inversant la proposition, on entend très bien que l'économie rend bête et interdit toute élévation au-delà d'une problématique aussi vénale qu'immédiate.
Le 28 novembre 2012, le journaliste Éric Desrosiers fait état dans [i]Le Devoir[/i] de la commande historique que vient de recevoir le groupe Bombardier : la production de 56 biréacteurs d'affaires [i]Global[/i] évalués à 3,1 milliards. Le contrat lie le constructeur québécois à Vistajet, une société qui loue ses appareils, d'une capacité de dix passagers au plus, à des milliardaires soucieux de voyager, pratiquement à la vitesse du son, dans un «confort ultime».
Pourquoi personne, absolument personne, ne se formalise-t-il du symptôme que représente cette commande historique ? Elle se signale pourtant comme le fait de dépenses excessives au sein de grandes entreprises et de la classe des grands fortunés, alors même que les États font subir, années après années, des régimes de «rigueur budgétaire» à leur peuple, qu'ils grondent copieusement, discours après discours, pour leur mode de vie allégué prodigue.
Ce contrat rappelle que les sociétés financières - [i]que les États ont sauvés du marasme à partir de 2008 en injectant des milliers de milliards de dollars dans leurs coffres sous prétexte que la faillite entraînerait celle de l'économie tout entière[/i] - ont repris leurs pires habitudes sitôt que leur trésorerie s'est trouvée renflouée : octroi de milliards de dollars en bonis à leurs cadres et aux membres de leurs conseils d'administration même en cas d'années déficitaires, création d'objets financiers ultra-spéculatifs à la manière d'apprentis sorciers, et étalages somptuaires de richesse, tels que l'achat ou la location d'avions du type de [i]Global[/i] de Bombardier. Dans ce contexte de décadence, le président fondateur de Vistajet, Thomas Flohr, se frotte les mains :
[list][size=85]Le niveau de demande est sans précédent [...] Nos clients ont besoin de vols directs partout sur la planète et, souvent, à la dernière minute. Que ce soit par vol direct de Los Angeles à Shangaï, de Londres à Luanda ou de Kinshasa à Oulan-Bator, nous relions sans escale nos clients à tous les coins du monde en atteignant des niveaux inégalés sur les plans du style et de la sécurité. [/size][/list]
Un expert de la Banque Royale du Canada (RBC) fait remarquer au [i]Devoir[/i] que les milliardaires et autres dirigeants des plus grandes multinationales n'ont pas été touchés par la crise économique et qu'ils continuent de rouler sur l'or. Ou plutôt qu'ils affichent «une belle résilience face au contexte économique», car il ne faudrait pas manquer de leur attribuer les mérites de leur sort même s'il s'observe dans un ordre qui tourne structurellement en leur faveur.
Les marchés émergents où Vistajet souhaite par ailleurs mettre en service de nouveaux appareils sont ceux de la Russie, de la Chine, du Moyen-Orient et de l'Afrique, soit des endroits où l'émergence d'une classe de possédants capables d'aquitter les coûts de tels caprices aéronautiques a nécéssairement à voir avec la corruption politique, la spoliation du bien public, la prédation des richesses naturelles et autres opérations mafieuses.
Pourquoi donc cela ne sous saute-t-il pas aux yeux, comme il sautait aux yeux du peuple abusé de France, en 1789 ou en 1848, qu'il fournissait lui-même à une élite monarchique ses richesses et privilèges, lorsque défilaient dans les rues des colonnes de carrosses arborant leur dorure ?
Pourquoi tant de cécité ? Parce que c'est bon pour l'économie : «Les marchés ont semblé apprécier l'annonce, le cours de l'action de la société-mère, Bombardier inc., gagnant 8% durant la journée en clôturant à 3.37$». Il s'ensuit même, [i]plutôt que de la colère, un sentiment d'inquiétude[/i]. Et si les milliardaires, les [i]high networth individuals[/i], comme les baptise pudiquement la firme Merrill Lynch, perdaient un peu en capitaux et en venaient à annuler ce contrats qui profitent marginalement à la plèbe ? Un spécialiste nous prévient que ces contrats [i]mammouths[/i] comportent «un risque élevé d'annulation en cas de chute des marchés». Prions donc pour que le marché et les pouvoirs publics qui le soutiennent propulsent encore à la hause le cours boursier dont les milliardaires dépendent ...
Pourquoi tant d'inhibitions intellectuels devant d'aussi choquantes situations ? Parce que les termes de l'idéologie dominante nous occupent le cerveau et que l'on voit encore les riches comme ceux qui créent une richesse dont on attraperait une menue part plutôt que comme ceux qui la ponctionnent à notre détriment.
[b]La superclasse[/b]
La production de tels avions consiste, dans les faits, en un détournement de l'intelligence à des fins scandaleusement oiseuses. Un ingénieur spécialisé dans la construction des intérieurs de tels appareils de luxe a pour métier d'y faire entrer tous les objets de distinctions sociales [...] On met son savoir-faire au service d'un projet consistant à installer tables de billard, bains tourbillons et salles à manger dans des avions dont profite une poignée de privilégiés.
[...]
David Rothkopf, fier témoin de l'oligarchie mondiale, explique en sociologue dans son livre [i]Superclass[/i] que la caste des puissants vit l'appropriation de tels engins, plus performants que ceux des courriers réguliers, comme une nécéssité propre à leur mode de vie [...] cette caste se vit authentiquement comme ayant vaincu l'espace et le temps - elle est active en toute circonstance et fait l'économie de tout ce qui peut représenter en termes de temps et d'espaces [i]la salle d'attente[/i]. Ce n'est pas du luxe, insiste Rothkopf, considérant que le contexte aéroportuaire standard, qui suppose délais, stress et insécurité, pourrait coûter cher à ceux qui se vivent comme les réels décideurs et les souverains des affaires planétaires. Les oligarques doivent disposer du temps et du monde afin de gouverner où qu'ils se déplacent. [...] Brian Moss de [i]Gulfstream[/i] présente froidement les choses : son entreprise est au service d'une classe de clients qui considèrent que le moins de choses possibles doivent résister à leur volonté d'être là où ils croient devoir être, pour voir illico ceux qu'ils croient devoir voir afin de mener les activités qu'ils jugent bon devoir mener.
[...]
Rothkopf insiste sur le fait que les employés de [i]Gulstream[/i] - ce pourrait ête ceux de Bombardier - sont fiers de travailler à la fabrication d'engins destinés à une classe qu'ils ne pourront jamais même approcher. Ils se considèrent comme les «bénéficiaires de la mondialisation», la classe moyenne qui attrape son bout de gras dans l'organisation même des inégalités sociales. Ainsi, tout le monde s'aveugle, y compris le lecteur commun de dépêches journalistiques aussi grossières que celles annonçant le «contrat historique» de Bombardier, par solidarité avec ceux qui trouvent un job et paieront un peu d'impôts (alors que l'entreprise, elle ...)
Tous suivent alors en haute altitude et à pleines turbines les termes de l'idéologie d'une caste dirigeante qui elle-même ne voit et n'éprouve plus rien. C'est une superclasse, comme l'écrit Rothkopf, une classe qui surclasse le régime des classes lui-même pour littéralement planer au-dessus de toute chose. Et, de ce point de vue, faire l'économie de toute chose. Tout paramétrer dans les termes de l'économie marchande et spéculative de façon à ne plus voir du monde les situations insoutenables que celle-ci provoque. Par la médiation des critères étroits de la science comptable et managériale ainsi que par son idéologie fidèlement rapportée, l'oligarchie donne de la hauteur aux propositions abjectes.
Source : «L'économie stupide», dans [i]Liberté[/i], numéro 300, [?] 2013
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Alain Deneault a récemment fait paraître [u]Gouvernance : le management totalitaire[/u] chez Lux éditeur et a préfacé le livre de Linda McQuaig et Neil Brooks, [u]Les milliardaires, les ultra-riches, une nuisance morale, politique et économique[/u], chez ce même éditeur.[/spoiler]