par Petit Matthieu » lun. 28 déc. 2009, 14:53
Voilà, pour ceux qui ont lu le livre et pour ceux qui voudrait le découvrir, voilà quelques passages de cet ouvrage sur la vie de Saint-François d'Assise pendant la période troublée de la mutation de son ordre qui doit s'organiser car le nombre des frères est croissant. François redoute la perte de l'idéal de la première communauté et il est en période de doute, de tristesse.
SAGESSE D’UN PAUVRE
d’Eloi Leclerc
Passages marquants :
Page 42 : « - Ecoute, petit frère, lui dit-il. Je vais te confier une chose. Lorsque j’étais plus jeune, moi aussi j’ai été tenté par les livres. J’aurais aimé en avoir. Je pensais alors qu’ils m’apporteraient la Sagesse. Mais tous les livres du monde, vois-tu, sont incapables de donner la Sagesse. N’importe quel démon à lui seul a connu jadis des choses célestes et connaît aujourd’hui des choses terrestres bien plus que tous les hommes réunis. A l’heure de l’épreuve, dans la tentation ou la détresse, ce ne sont pas les livres qui peuvent nous venir en aide, mais simplement la Passion du Seigneur Jésus-Christ.
François se tut un instant. Puis, douloureusement, il ajouta : - A présent, je sais Jésus pauvre et crucifié. Cela me suffit. »
Page 49 : « Malheur alors à celui qui est venu dans la solitude sans y être poussé par l’Esprit ».
Page 69 : « - Dieu seul est bon, Paolo, repartit François. Pour moi, je ne suis qu’un pécheur. Ecoute bien ceci, cher ami : si le dernier des vauriens avait reçu autant de grâces que j’en ai reçues, il me dépasserait de cent coudées par sa sainteté. »
Page 78 : Cette journée du Vendredi Saint fut épuisante. François la trouva très longue. Mais le soir vint, apportant sa paix. Une paix profonde, comme celle qui tombe lentement sur les labours quand le dur travail est terminé. La terre est retournée, brisée. Elle n’offre plus aucune résistance. Elle s’étend ouverte et docile. Et déjà la fraîcheur du soir la pénètre et l’imprègne. En revenant vers l’ermitage, François sentait peu à peu cette paix l’envelopper et l’envahir. Tout était consommé. Le Christ était mort. Il s’en était remis à son Père, dans un désistement radical. Il avait accepté l’échec. Sa vie humaine, son honneur humain, sa peine humaine elle-même, tout cela s’était effacé à ses yeux et avait cessé de compter. Il ne restait plus que cette seule réalité démesurée : Dieu est. Cela seul importait. Cela seul suffisait : que Dieu soit Dieu. Tout son être s’était courbé devant cette seule réalité. Il avait adoré l’Unique. Il était mort dans cette acceptation sans réserve. Dans cette extrême pauvreté et ce suprême accueil. Et la gloire de Dieu l’avait saisi. »
Page 79 : « - Dieu est, cela suffit, murmura François. »
Page 84 : « - Asseyons-nous là, dit François. Ce sera plus facile pour causer.
Ils s’assirent sur le sol. Alors Rufin commença à raconter.
- Quand je suis venu te demander de m’admettre au nombre de tes frères, il y a de cela déjà une douzaine d’année, j’étais poussé par le désir de vivre selon le saint Evangile, tel que je te le voyais pratiquer. J’étais alors très sincère. Je voulais vraiment suivre l’Evangile. Mes premières années dans la fraternité se passèrent sans trop de difficultés. Je m’appliquais avec zèle à faire tout ce que me semblait requérir cette vie nouvelle.
Mais, au fond de moi-même, j’étais mené sans le savoir par une mentalité qui n’était pas évangélique. Tu sais dans quel milieu j’ai grandi. J’étais d’une famille noble. Par ma sensibilité, par mon éducation et par toutes les fibres vivantes de mon être, je tenais à ce milieu noble. Je sentais et je jugeais selon ce milieu, d’après les valeurs qui y sont habituellement honorées. En venant à toi et en adoptant ton genre de vie extrêmement humble et pauvre, je pensais avoir renoncé pour tout de bon à ces valeurs, je croyais vraiment m’être perdu pour le Seigneur.
C’était vrai. Mais à la surface seulement. J’avais bien changé de genre de vie et d’occupations. Et pour moi le changement était grand. Mais, au plus profond de moi-même, sans m’en rendre compte, je conservais une grosse part de mon âme, la plus importante. Je gardais ma vieille mentalité, celle de mon milieu. Je continuais à juger des gens et des choses selon ce que j’avais vu faire chez moi, dans ma famille. Au château de mon père, recevoir les gens à la porte, travailler aux cuisines et autres offices, c’était l’affaire des domestiques et des valets. Devenu frère mineur, j’estimais pareillement que remplir l’office de portier ou de cuisinier, comme aussi d’aller à la quête ou soigner les lépreux, c’était s’abaisser à une condition inférieure. Malgré cela, j’acceptais volontiers ces offices. Pour m’humilier précisément. Je mettais même un point d’honneur à m’abaisser de la sorte. Je pensais qu’en cela consistait l’humilité évangélique. J’étais entré dans l’Ordre avec cet esprit.
Les années passèrent. Comme je n’avais pas d’aptitudes pour la prédication, je me suis vu souvent réduit à remplir ces charges que je jugeais inférieures et viles. Puisque c’était mon devoir, je m’y obligeais. Je m’humiliais par devoir. Et vraiment j’en étais humilié.
Il arriva ce qui devait arriver. J’en vins tout naturellement à penser que les autres frères, ceux qui allaient prêcher, me prenaient pour leur domestique. Ce sentiment ne fit que s’accroître lorsque des frères plus jeunes que moi et qui étaient issus d’un milieu tout à fait modeste entrèrent dans l’Ordre et allèrent eux-mêmes à la prédication, me laissant le soin de l’entretien matériel de la communauté. Si l’un d’eux me faisait une remarque ou simplement exprimait un désir, j’en était troublé et irrité. Je ne disais rien, mais je bouillais intérieurement. Après coup je me calmais et me reprenais. Je m’humiliais un peu plus. Toujours par devoir.
Ainsi, je faisais tout par devoir. Je croyais que c’était cela, la vie religieuse. Mais ce n’était qu’un habit mal taillé dans lequel je m’efforçais d’entrer, sans pouvoir y demeurer. Dès que je le pouvais, je m’en libérais. Ma vie, ma vraie vie, était ailleurs. Elle était là où je me retrouvais moi-même. Chaque jour, en effet, je n’avais qu’une hâte, c’était d’en avoir fini avec ces vils emplois pour me réfugier dans la solitude. Là je me sentais de nouveau mon maître et je revivais. Puis le devoir me reprenait. Je m’obligeais une fois de plus à être le domestique de mes frères.
Mais on s’use à ce régime. C’est fou comme on peut se tendre. Tout ce que je faisais par devoir, je le faisais sans coeur, comme un forçat qui traîne son boulet. Je perdais l’appétit et le sommeil. Je commençais la journée, fatigué. Et puis, j’en vins à prendre en grippe tous les frères. Je voyais en chacun d’eux un maître dont j’étais l’esclave. Je me sentais méconnu. Cela me révoltait. Je ne pouvais plus supporter personne. Je finis par être en révolte intérieurement contre tout le monde. Alors, dans ma naïveté, je crus très sincèrement que le Seigneur me voulait tout à lui dans une complète solitude. Je te demandai à cette époque la permission de me retirer dans cet ermitage. Puis, ici même, ce fut la crise terrible que tu connais. Voilà où j’en étais arrivé.
- Tout ce que tu me dis là ne m’étonne pas, lui dit alors doucement François. Tu te souviens du jour où je t’ai envoyé prêcher, malgré toi ! Je voulais te sortir de toi-même, de cet isolement où je sentais que tu t’enfermais.
- Oui, Père, je m’en souviens. Mais alors je ne pouvais pas comprendre. C’est curieux comme maintenant tout s’éclaire pour moi, répond Rufin.
- Le seigneur a eu pitié de toi, dit François. Il a ainsi pitié de chacun de nous. A son heure. Au moment où nous nous y attendons le moins. Nous éprouvons alors sa miséricorde. Il se fait connaître à nous de cette manière. Comme la pluie tardive qui couche la poussière du chemin.
- C’est bien vrai, remarque Rufin. J’ai l’impression de commencer une nouvelle existence.
- Mais comment le Seigneur t’as-t-il ouvert les yeux ? demanda François.
- Le Jeudi-Saint, tandis que nous déjeunions tous ensemble, répond Rufin, un frère rappela incidemment l’une de tes paroles : « Si une mère nourrit et chérit son fils selon la chair, à combien plus forte raison devons-nous nourrir et chérir nos frères selon l’esprit. » Je t’avais entendu souvent nous dire cela, mais sans y prêter attention. Et, à vrai dire, sans comprendre. Cette fois, ces paroles prirent pour moi un sens. J’en fus frappé. Et, de retour en cellule, je les méditai longuement.
Dans une famille où il n’y a aps de domestiques, me disais-je, où les choses se passent naturellement, c’est la mère qui fait elle-même la cuisine, qui sert à table, entretient la maison et est dérangée à tout moment. Et elle trouve cela normal. Elle ne s’estime pas lésée pour autant. Elle n’a pas l’impression d’être abaissée à un rang inférieur. Elle ne se considère pas coimme la domestique. Elle aime ses enfants et son mari. De là son entrain et son courage à les servir. Il arrive qu’elle soit fatiguée, très fatiguée même, mais pas révoltée. Et je pensais à telle famille de condition modeste que j’avais eu l’occasion de connaître d’assez près et où la mère, malgré toutes les difficultés de sa tâche, rayonnait de paix et de bonheur au milieu de ses fatigues.
Je vis alors clairement que je faisais fausse route. Et que j’étais mené apr une mentalité qui n’était pas évangélique. De là mon ressentiment. Je croyais avoir quitté le monde parce que j’avais changé d’occupations. J’avais oublié de changer d’âme. Cet instant fut pour moi un renversement complet de perspective. Je n’attendis pas davantage pour mettre à profit la lumière qui m’était donnée. Sur-le champ, je courus me mettre au service de mes frères. Et, depuis, la lumière n’a fait que croître en moi. Et la paix aussi. Je me sens à présent libre et léger comme l’oiseau échappé de sa cage.
- Tu peux rendre grâce au Seigneur, lui dit François. Ce que tu viens de vivre là est vraiment une expérience. Tu sais à présent ce qu’est un frère mineur, un pauvre selon l’Evangile : un homme qui, librement, a renoncé à exercer tout pouvoir, toute espèce de domination sur les autres, et qui cependant n’est pas mené par une âme d’esclave, mais par l’esprit le plus noble qui soit, celui du Seigneur. Cette voie est difficile. Peu la trouvent. C’est une grâce, une très grande grâce que le Seigneur t’a faite.
Il n’y a pas, vois-tu, que les maîtres de ce monde à être conduits par la volonté de puissance et de domination. Les serviteurs le sont aussi qui n’acceptent pas librement leur condition de serviteurs. Cette condition est alors un joug pesant qui écrase l’homme et le fait suer de ressentiment. Ce joug n’est certes pas celui du Seigneur.
Etre pauvre, selon l’Evangile, ce n’est pas seulement s’obliger à faire ce que fait le dernier, l’esclave, c’est le faire avec l’âme et l’esprit du Seigneur. Cela change tout. Là où est l’esprit du Seigneur, le coeur n’est pas amer. Il n’y a pas de place pour le ressentiment. Lorsque j’étais encore dans le monde, je considérais comme la dernière des choses d’aller soigner les lépreux. Mais le Seigneur eut pitié de moi. Il me conduisit lui-même parmi eux et j’exerçai la miséricorde à leur égard. Quand je revins d’auprès eux, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’âme et pour le corps. L’esprit du Seigneur n’est pas un esprit d’amertume, mais de douceur et d’allégresse.
- Cette expérience que je viens de vivre m’a appris, dit Rufin, combien il est facile de se faire illusion sur soi-même. Et comment on peut, sans vergogne, prendre pour une inspiration du Seigneur ce qui n’est qu’une impulsion de notre nature.
- Oui, l’illusion est très facile, dit François. Et c’est pourquoi elle est si fréquente. Il y a cependant un signe qui permet de la déceler à coup sûr.
- Lequel ? demanda Rufin.
- C’est le trouble de l’âme, répondit François. Quand une eau se trouble, il est manifeste qu’elle n’est pas pure. Il en est de même pour l’homme. Un homme que le trouble envahit laisse voir que la source d’inspiration de ses actes n’est pas pure, qu’elle est mélangée. Cet homme est mené profondément par autre chose que l’esprit du Seigneur. Tant qu’un homme a tout ce qu’il désire, il ne peut pas savoir si c’est vraiment l’esprit de Dieu qui le conduit. Il est si facile d’élever ses vices à la hauteur de ses vertus, et de se rechercher soi-même sous le couvert de buts nobles et désintéressés. Et cela avec la plus belle inconscience. Mais vienne une occasion où l’homme qui se ment ainsi à lui-même est contredit ou contrarié, alors le masque tombe. Il se trouble et s’irrite. Derrière l’homme « spirituel » qui n’était qu’un personnage d’emprunt, apparaît l’homme « charnel » : le vivant, tous ongles dehors, qui se défend. Ce trouble et cette agressivité révèlent que l’homme est mené par d’autres profondeurs que celles de l’esprit du Seigneur.
Voilà, pour ceux qui ont lu le livre et pour ceux qui voudrait le découvrir, voilà quelques passages de cet ouvrage sur la vie de Saint-François d'Assise pendant la période troublée de la mutation de son ordre qui doit s'organiser car le nombre des frères est croissant. François redoute la perte de l'idéal de la première communauté et il est en période de doute, de tristesse.
SAGESSE D’UN PAUVRE
d’Eloi Leclerc
Passages marquants :
Page 42 : « - Ecoute, petit frère, lui dit-il. Je vais te confier une chose. Lorsque j’étais plus jeune, moi aussi j’ai été tenté par les livres. J’aurais aimé en avoir. Je pensais alors qu’ils m’apporteraient la Sagesse. Mais tous les livres du monde, vois-tu, sont incapables de donner la Sagesse. N’importe quel démon à lui seul a connu jadis des choses célestes et connaît aujourd’hui des choses terrestres bien plus que tous les hommes réunis. A l’heure de l’épreuve, dans la tentation ou la détresse, ce ne sont pas les livres qui peuvent nous venir en aide, mais simplement la Passion du Seigneur Jésus-Christ.
François se tut un instant. Puis, douloureusement, il ajouta : - A présent, je sais Jésus pauvre et crucifié. Cela me suffit. »
Page 49 : « Malheur alors à celui qui est venu dans la solitude sans y être poussé par l’Esprit ».
Page 69 : « - Dieu seul est bon, Paolo, repartit François. Pour moi, je ne suis qu’un pécheur. Ecoute bien ceci, cher ami : si le dernier des vauriens avait reçu autant de grâces que j’en ai reçues, il me dépasserait de cent coudées par sa sainteté. »
Page 78 : Cette journée du Vendredi Saint fut épuisante. François la trouva très longue. Mais le soir vint, apportant sa paix. Une paix profonde, comme celle qui tombe lentement sur les labours quand le dur travail est terminé. La terre est retournée, brisée. Elle n’offre plus aucune résistance. Elle s’étend ouverte et docile. Et déjà la fraîcheur du soir la pénètre et l’imprègne. En revenant vers l’ermitage, François sentait peu à peu cette paix l’envelopper et l’envahir. Tout était consommé. Le Christ était mort. Il s’en était remis à son Père, dans un désistement radical. Il avait accepté l’échec. Sa vie humaine, son honneur humain, sa peine humaine elle-même, tout cela s’était effacé à ses yeux et avait cessé de compter. Il ne restait plus que cette seule réalité démesurée : Dieu est. Cela seul importait. Cela seul suffisait : que Dieu soit Dieu. Tout son être s’était courbé devant cette seule réalité. Il avait adoré l’Unique. Il était mort dans cette acceptation sans réserve. Dans cette extrême pauvreté et ce suprême accueil. Et la gloire de Dieu l’avait saisi. »
Page 79 : « - Dieu est, cela suffit, murmura François. »
Page 84 : « - Asseyons-nous là, dit François. Ce sera plus facile pour causer.
Ils s’assirent sur le sol. Alors Rufin commença à raconter.
- Quand je suis venu te demander de m’admettre au nombre de tes frères, il y a de cela déjà une douzaine d’année, j’étais poussé par le désir de vivre selon le saint Evangile, tel que je te le voyais pratiquer. J’étais alors très sincère. Je voulais vraiment suivre l’Evangile. Mes premières années dans la fraternité se passèrent sans trop de difficultés. Je m’appliquais avec zèle à faire tout ce que me semblait requérir cette vie nouvelle.
Mais, au fond de moi-même, j’étais mené sans le savoir par une mentalité qui n’était pas évangélique. Tu sais dans quel milieu j’ai grandi. J’étais d’une famille noble. Par ma sensibilité, par mon éducation et par toutes les fibres vivantes de mon être, je tenais à ce milieu noble. Je sentais et je jugeais selon ce milieu, d’après les valeurs qui y sont habituellement honorées. En venant à toi et en adoptant ton genre de vie extrêmement humble et pauvre, je pensais avoir renoncé pour tout de bon à ces valeurs, je croyais vraiment m’être perdu pour le Seigneur.
C’était vrai. Mais à la surface seulement. J’avais bien changé de genre de vie et d’occupations. Et pour moi le changement était grand. Mais, au plus profond de moi-même, sans m’en rendre compte, je conservais une grosse part de mon âme, la plus importante. Je gardais ma vieille mentalité, celle de mon milieu. Je continuais à juger des gens et des choses selon ce que j’avais vu faire chez moi, dans ma famille. Au château de mon père, recevoir les gens à la porte, travailler aux cuisines et autres offices, c’était l’affaire des domestiques et des valets. Devenu frère mineur, j’estimais pareillement que remplir l’office de portier ou de cuisinier, comme aussi d’aller à la quête ou soigner les lépreux, c’était s’abaisser à une condition inférieure. Malgré cela, j’acceptais volontiers ces offices. Pour m’humilier précisément. Je mettais même un point d’honneur à m’abaisser de la sorte. Je pensais qu’en cela consistait l’humilité évangélique. J’étais entré dans l’Ordre avec cet esprit.
Les années passèrent. Comme je n’avais pas d’aptitudes pour la prédication, je me suis vu souvent réduit à remplir ces charges que je jugeais inférieures et viles. Puisque c’était mon devoir, je m’y obligeais. Je m’humiliais par devoir. Et vraiment j’en étais humilié.
Il arriva ce qui devait arriver. J’en vins tout naturellement à penser que les autres frères, ceux qui allaient prêcher, me prenaient pour leur domestique. Ce sentiment ne fit que s’accroître lorsque des frères plus jeunes que moi et qui étaient issus d’un milieu tout à fait modeste entrèrent dans l’Ordre et allèrent eux-mêmes à la prédication, me laissant le soin de l’entretien matériel de la communauté. Si l’un d’eux me faisait une remarque ou simplement exprimait un désir, j’en était troublé et irrité. Je ne disais rien, mais je bouillais intérieurement. Après coup je me calmais et me reprenais. Je m’humiliais un peu plus. Toujours par devoir.
Ainsi, je faisais tout par devoir. Je croyais que c’était cela, la vie religieuse. Mais ce n’était qu’un habit mal taillé dans lequel je m’efforçais d’entrer, sans pouvoir y demeurer. Dès que je le pouvais, je m’en libérais. Ma vie, ma vraie vie, était ailleurs. Elle était là où je me retrouvais moi-même. Chaque jour, en effet, je n’avais qu’une hâte, c’était d’en avoir fini avec ces vils emplois pour me réfugier dans la solitude. Là je me sentais de nouveau mon maître et je revivais. Puis le devoir me reprenait. Je m’obligeais une fois de plus à être le domestique de mes frères.
Mais on s’use à ce régime. C’est fou comme on peut se tendre. Tout ce que je faisais par devoir, je le faisais sans coeur, comme un forçat qui traîne son boulet. Je perdais l’appétit et le sommeil. Je commençais la journée, fatigué. Et puis, j’en vins à prendre en grippe tous les frères. Je voyais en chacun d’eux un maître dont j’étais l’esclave. Je me sentais méconnu. Cela me révoltait. Je ne pouvais plus supporter personne. Je finis par être en révolte intérieurement contre tout le monde. Alors, dans ma naïveté, je crus très sincèrement que le Seigneur me voulait tout à lui dans une complète solitude. Je te demandai à cette époque la permission de me retirer dans cet ermitage. Puis, ici même, ce fut la crise terrible que tu connais. Voilà où j’en étais arrivé.
- Tout ce que tu me dis là ne m’étonne pas, lui dit alors doucement François. Tu te souviens du jour où je t’ai envoyé prêcher, malgré toi ! Je voulais te sortir de toi-même, de cet isolement où je sentais que tu t’enfermais.
- Oui, Père, je m’en souviens. Mais alors je ne pouvais pas comprendre. C’est curieux comme maintenant tout s’éclaire pour moi, répond Rufin.
- Le seigneur a eu pitié de toi, dit François. Il a ainsi pitié de chacun de nous. A son heure. Au moment où nous nous y attendons le moins. Nous éprouvons alors sa miséricorde. Il se fait connaître à nous de cette manière. Comme la pluie tardive qui couche la poussière du chemin.
- C’est bien vrai, remarque Rufin. J’ai l’impression de commencer une nouvelle existence.
- Mais comment le Seigneur t’as-t-il ouvert les yeux ? demanda François.
- Le Jeudi-Saint, tandis que nous déjeunions tous ensemble, répond Rufin, un frère rappela incidemment l’une de tes paroles : « Si une mère nourrit et chérit son fils selon la chair, à combien plus forte raison devons-nous nourrir et chérir nos frères selon l’esprit. » Je t’avais entendu souvent nous dire cela, mais sans y prêter attention. Et, à vrai dire, sans comprendre. Cette fois, ces paroles prirent pour moi un sens. J’en fus frappé. Et, de retour en cellule, je les méditai longuement.
Dans une famille où il n’y a aps de domestiques, me disais-je, où les choses se passent naturellement, c’est la mère qui fait elle-même la cuisine, qui sert à table, entretient la maison et est dérangée à tout moment. Et elle trouve cela normal. Elle ne s’estime pas lésée pour autant. Elle n’a pas l’impression d’être abaissée à un rang inférieur. Elle ne se considère pas coimme la domestique. Elle aime ses enfants et son mari. De là son entrain et son courage à les servir. Il arrive qu’elle soit fatiguée, très fatiguée même, mais pas révoltée. Et je pensais à telle famille de condition modeste que j’avais eu l’occasion de connaître d’assez près et où la mère, malgré toutes les difficultés de sa tâche, rayonnait de paix et de bonheur au milieu de ses fatigues.
Je vis alors clairement que je faisais fausse route. Et que j’étais mené apr une mentalité qui n’était pas évangélique. De là mon ressentiment. Je croyais avoir quitté le monde parce que j’avais changé d’occupations. J’avais oublié de changer d’âme. Cet instant fut pour moi un renversement complet de perspective. Je n’attendis pas davantage pour mettre à profit la lumière qui m’était donnée. Sur-le champ, je courus me mettre au service de mes frères. Et, depuis, la lumière n’a fait que croître en moi. Et la paix aussi. Je me sens à présent libre et léger comme l’oiseau échappé de sa cage.
- Tu peux rendre grâce au Seigneur, lui dit François. Ce que tu viens de vivre là est vraiment une expérience. Tu sais à présent ce qu’est un frère mineur, un pauvre selon l’Evangile : un homme qui, librement, a renoncé à exercer tout pouvoir, toute espèce de domination sur les autres, et qui cependant n’est pas mené par une âme d’esclave, mais par l’esprit le plus noble qui soit, celui du Seigneur. Cette voie est difficile. Peu la trouvent. C’est une grâce, une très grande grâce que le Seigneur t’a faite.
Il n’y a pas, vois-tu, que les maîtres de ce monde à être conduits par la volonté de puissance et de domination. Les serviteurs le sont aussi qui n’acceptent pas librement leur condition de serviteurs. Cette condition est alors un joug pesant qui écrase l’homme et le fait suer de ressentiment. Ce joug n’est certes pas celui du Seigneur.
Etre pauvre, selon l’Evangile, ce n’est pas seulement s’obliger à faire ce que fait le dernier, l’esclave, c’est le faire avec l’âme et l’esprit du Seigneur. Cela change tout. Là où est l’esprit du Seigneur, le coeur n’est pas amer. Il n’y a pas de place pour le ressentiment. Lorsque j’étais encore dans le monde, je considérais comme la dernière des choses d’aller soigner les lépreux. Mais le Seigneur eut pitié de moi. Il me conduisit lui-même parmi eux et j’exerçai la miséricorde à leur égard. Quand je revins d’auprès eux, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’âme et pour le corps. L’esprit du Seigneur n’est pas un esprit d’amertume, mais de douceur et d’allégresse.
- Cette expérience que je viens de vivre m’a appris, dit Rufin, combien il est facile de se faire illusion sur soi-même. Et comment on peut, sans vergogne, prendre pour une inspiration du Seigneur ce qui n’est qu’une impulsion de notre nature.
- Oui, l’illusion est très facile, dit François. Et c’est pourquoi elle est si fréquente. Il y a cependant un signe qui permet de la déceler à coup sûr.
- Lequel ? demanda Rufin.
- C’est le trouble de l’âme, répondit François. Quand une eau se trouble, il est manifeste qu’elle n’est pas pure. Il en est de même pour l’homme. Un homme que le trouble envahit laisse voir que la source d’inspiration de ses actes n’est pas pure, qu’elle est mélangée. Cet homme est mené profondément par autre chose que l’esprit du Seigneur. Tant qu’un homme a tout ce qu’il désire, il ne peut pas savoir si c’est vraiment l’esprit de Dieu qui le conduit. Il est si facile d’élever ses vices à la hauteur de ses vertus, et de se rechercher soi-même sous le couvert de buts nobles et désintéressés. Et cela avec la plus belle inconscience. Mais vienne une occasion où l’homme qui se ment ainsi à lui-même est contredit ou contrarié, alors le masque tombe. Il se trouble et s’irrite. Derrière l’homme « spirituel » qui n’était qu’un personnage d’emprunt, apparaît l’homme « charnel » : le vivant, tous ongles dehors, qui se défend. Ce trouble et cette agressivité révèlent que l’homme est mené par d’autres profondeurs que celles de l’esprit du Seigneur.