par Cinci » jeu. 10 juil. 2014, 3:03
[prochaine extrait]
«... la haine à chaque page ... Cet échange insigne entre le roi Frédéric de Prusse et d'Alembert, et un tel accord quant à la noirceur de l'âme de Voltaire, entre deux des hommes du tout premier rang parmi ses relations étroites, doivent être tenus pour éminement significatifs.
Certes, le roi était prévenu contre Voltaire. Depuis longtemps. Le séjour de Voltaire près de lui en 1750-1753 - Frédéric II a fait de lui son chambellan - s'est terminé en catastrophe. L'insupportable chambellan, fidèle à son charisme propre, a cumulé les zizanies et les scandales, du fait notamment de sa jalousie envers le savant Maupertuis, président de l'académie de Berlin. Sèchement congédié après avoir craint de demeurer piégé, Arouet a filé comme un rat. Mais un guet-apent l'attendait à Francfort-sur-le-Main. Par le fait des agents du roi de Prusse Freytag et Schmidt, lui et sa nièce Mme Denis venue à sa rencontre y ont été l'objet, en juin et juillet 1753, des pires vexations (séquestration, humiliation, brutalité et spoliation) Commentaire de Scheffer le diplomate suédois : «Le voilà guéri de la folie d'avoir des cordons et des clés de chambellan, de souper avec les rois et de se croire un seigneur de leur cour.» Guéri de cela sans doute, mais non du traitement. Les effets secondaires ne sont pas anodins. La cicatrice ne se refermera pas. Le chambellan désaffecté est mort de honte. Le commensal du roi en ses soupers intimes, chassé à la trique comme une bête puante, au su de l'Europe hilare !
Un peu perfide envers Voltaire, son ami d'Alembert fera savoir à Frédéric sans trop tarder (il parle de «Sa Majesté») :
- «j'aimerais contribuer à effacer, à affaiblir du moins les idées désavantageuses qu'elle a conçu avec justice de quelques hommes de lettre de ma nation».
Et il est vrai que Frédéric, à la faveur de l'expérience, aura pu juger sur pièce quant au premier d'entre eux; à tout le moins il aura cru pouvoir le faire. Dès 1751, on l'entend estimer le grand littérateur «méprisable pour son caractère», il voit en lui (et le lui dit) «un homme vindicatif» et entêté à poursuivre ceux qu'il prend en haine, «maniant impudemment calomnies et mensonges pour propager sataniquement, avec ivresse, la zizanie : à peine berlinois, il a commencé par vouloir brouiller tout le monde par des mensonges et des calomnies infâmes dont il ne rougit pas». L'heure étant venu de récapituler, le roi prend même le risque d'une hyperbole dénuée d'obligeance : «C'est le scélérat le plus traître qu'il y ait dans l'univers (il est vrai que Voltaire ne fait rien à moitié)» Il avance «que Voltaire contre Maupertuis, a pris parti pour le savant suisse König (autre académicien de Prusse) alors qu'il hait autant l'un que l'autre. Il assure «craindre tout des calomnies et infamies de ce ''méchant fol'' et il fait en sorte qu'on sache partout que l'intéressé s'étant rendu odieux à tout le monde par ses fourberies, ses friponneries et méchancetés, le roi a été obligé de le chasser ne s'estimant que trop puni d'avoir fait du bien à un fol qui se trouve le plus ingrat et plus méchant des mortels.» [...]
A son sujet, il conclura : «C'est bien dommage qu'avec tant de talents ce fol soit si méchant et si tracassier.» (Frédéric II à sa soeur; 21 novembre 1754)
p.80
«... force est d'avouer comme l'intolérance de Voltaire confine volontier au pathologique. Mme de Graffigny, qui l'approche à Cirey chez Mme du Châtelet en 1738 est des plus nettes à cet égard :«Il est vrai qu'il est plus fanatique que les fanatiques qu'il hait». (17 décembre 1738) L'avis vaut d'autant plus qu'envers et contre tout, elle est sa grande admiratrice, et que ce travers de l'intolérance, elle ne le signale que dans le but de l'excuser. Elle confiera aussi du château de Cirey, écrin du grand homme durant tant d'années :«Je ne sais pas d'endroit dans le monde où il soit moins permis de dire ce qu'on pense et où on soit forcé de dire ce qu'on ne pense pas». L'explication est circonstanciée «A moins que vous disiez toujours oui à la prévention qui parle seule, vous êtes sûre d'une réponse ricaneuse et méprisante, si vous échappez à la brusquerie.»
Le témoignage est instructif. Cirey : un des hauts lieux où est censé avoir levé l'esprit nouveau. La prévention du philosophe, apprenons-nous d'excellente source, «parle seule». La pensée y est strictement caporalisée. Il est conseillé, sous peine de mécompte, de dire toujours oui. Si vous dite non par accident, vous vous exposez à la brusquerie ou au ricanement.
Voltaire, notera Frédéric II l'observant à loisir, «dogmatise toujours».
[...]
Son voisin le savant genevois, le savant philosophe Charles Bonnet [...] :
- «Cet homme est fort pour la tolérance; c'est qu'il en a grand besoin. Mais cet apôtre de la tolérance est-il fort tolérant ?» ( Bonnet à von Haller, 24 avril 1759)
A l'expérience, victime lui-même des procédés inélégants de celui qu'il dénomme «l'infatigable polygraphe de Ferney» : «On a répondu cent fois à ses objections et il les reproduit toujours comme si elles étaient demeurées sans réponse. Il tronque les passages et puis il les oppose avec confiance à ceux qu'il veut combattre [...] Voltaire parle sans cesse de tolérance et il est le plus intolérant des hommes envers ceux qui ne pensent pas comme lui, et surtout ceux qui osent le moins du monde le critiquer.» (Bonnet à Spallanziani, 18 septembre 1776)
Autre appréciation de Bonnet sur Voltaire :« Il détruit, et ne fertilise pas.»
Mme de Graffigny fournit d'autres détails. Faisant état du fanatisme du grand homme à l'égard de l'abbé Desfontaines et du poète Jean-Baptiste Rousseau, qui constituaient alors ses cibles attitrées : «C'est une chose terrible que le fanatisme de cet homme sur l'abbé et sur Rousseau. Je sors d'une conversation terrible là-dessus. Ô faiblesse humaine ! il n'a ni rime ni raison quand il en parle». Bref, c'est un cas, et il en est d'autres, où le mépris ne le rassasie pas. La haine le tient, puisqu'il y perd rime et raison. En rétorsion à un récent et venimeux
Préservatif publié contre lui par Voltaire, l'abbé Desfontaines donnera une virulente
Voltairomanie, qui s'en prend notablement au «narcissisme maniaque» de l'écrivain lui-même. Or, justement Mme de Graffigny corroborant d'autres témoignages, indique aussi relativement au philosophe que «dès qu'on le contrarie il est malade». Et elle fournit à ce sujet des précisons intéressantes pour la médecine. Lorsque Voltaire reçoit des lettres qui ne lui plaisent pas, rapporte-t-elle, «il fait des cris affreux, tombe dans des espèces de convulsions.» (4 février 1739) Sa nièce Mme Denis convient franchement que son oncle est «un fol». Elle le sait «étourdi et colère comme un dindon» (1er mai 1753)
p.108
La haine appelle la haine. En Prusse même, l'écrivain attaqua Maupertuis avec tant de bassesse et
de haine que celui-ci en est venu à le menacer de mort par écrit - «ouy madame, ouy», comme dit Voltaire, le coeur battant à sa bonne amie Mme de Bentinck (10 avril 1753) Fréderic se plaindra de recevoir au même jour [...] des lettres de Maupertuis et de Voltaire, remplies d'injures qu'ils se disent. Moyennant quoi ni l'un ni l'autre ne monte vraiment dans son estime; du moins le subodore-t-on à la façon dont il s'exprime à leur sujet : «Ils me prennent pour un égoût dans lequel ils font écouler leurs immondices» [...] Maupertuis et Voltaire : le plus grand savant de France contre l'homme de lettres le plus prestigieux. L'affiche est somptueuse. L'empoignade est sauvage. Et l'arbitre royal est prussien.
L'intolérance, le fanatisme des philosophes français du XVIIIe siècle, avaient frappé les visiteurs venus de loin, et visiblement plus admiratifs à leur arrivée que sur le départ.
L'historien anglais Gibbon qui les a fréquenté un peu plus de trois mois, en 1763, chez Mme Geoffrin, chez Helvétius et chez d'Holbach, note dans ses
Mémoires : «Je ne pouvais approuver le zèle intolérant des philosophes et encyclopédistes amis de d'Holbach et de Helvétius. Ils prêchaient les principes de l'athéisme avec le sectarisme des dogmatiques et vouaient les croyants au ridicule et au mépris. Chez cet écrivain anglais si maître des nuances, les mots ont leur poids :
zèle intolérant, dogmatisme, sectarisme.
Après l'Anglais, le Suisse, l'Italien, témoignage d'un Suédois. Séjournant à Paris peu après, un prince éclairé, imminent roi de Suède sous le nom de Gustave III, donne à sa mère ses impressions :« J'ai déjà fait connaisance avec presque tous les philosophes : Marmontel, Grimm, Thomas, l'abbé de Morellet, Helvétius; ils sont plus aimables à lire qu'à voir.» Ce trait rappelle les mots de Mme de Choiseul qui appréhendent «l'animadversion des gens de lettres» comme «la plus dangereuse des pestes». Indiquant :«Je ne veux de société avec eux que dans les livres et je ne les trouve bons à voir qu'en portrait». Le défaut révoltant de ces homme à l'en croire, c'est l'orgueil indécent, une exhibitionniste autosatisfaction.
«c'est qu'ils n'ont aucune modestie et qu'ils se louent eux-mêmes avec autant de complaisance que leurs admirateurs pourraient le faire» (Gustave III à sa mère,15 février 1771)
Le duc de Choiseul avec agacement confie à Voltaire que «quand le grand philosophe d'Alembert a parlé, il faut se soumettre.», et d'ajouter - franchise touchante d'un grand ministre : «La vanité du grand d'Alembert me pue au nez.» (3 mai 1765)
Rousseau, en son
Contrat Social, fait au passage dénonciation de l'orgueilleuse philosophie. Il résumera dans ses
Rêveries son expérience vécue des philosophes modernes «qui ardents missionnaires d'athéisme et très impérieux dogmatiques n'enduraient point sans colère que sur quelques points que ce pût, on osât penser autrement qu'eux.»
Une orgueilleuse intolérance des philosophes ? A tort ou à raison, à l'expérience de la Terreur, certains s'en souviendront.
Richer de Sérizy, durant la Convention thermidorienne, frais émoulu des viviers de Fouquier-Tinville, évoque les doctrinaires du siècle des Lumières comme «gonflés de sophismes et d'orgueil».
Au coeur du Directoire, l'écrivain La Harpe, ci-devant philosophe et «poulain» de Voltaire, qui annonçait en lui «un des piliers de notre église», et qui de lui était appelé dans ses courriers «Mon cher Papa», soit «Papa grand homme», dénoncera sans aménité, rétrospectivement, l'orgueil de la philosophie, non sans préciser :
- «Jamais un philosophe du XVIIIe siècle n'a dit ni de dira, j'ai tort; cela est moralement impossible.»
C'est qu'entretemps le thuriféraire de «Papa grand homme» a fait retraite et conversion dans les cachots de la Terreur. A cet éclairage, et tout bien pesé, il ne voit rien de clair dans les systèmes philosophiques du XVIIIe siècle, «que la volonté de détruire, et l'orgueil de dominer par l'opinion». Propos d'un homme, redisons-le, qui
en était et s'en souvient - il dit
les nôtres - et de surcroit avait un lien privilégié avec le chef charismatique de cette mouvance de
criminels calomniateurs (s'il faut respecter son vocabulaire qu'altère la passion). Il les nomme ainsi non sans quelques excès et «les barbares du dix-huitième».
Un peu plus tard, Auguste Comte estimera pour sa part, des grands hommes des Lumières, qu'ils aspiraient «qu'à la pédantocratie métaphysique, pour concentrer chez eux tous les pouvoirs». Tel était d'ailleurs, en leur siècle même l'avis de Rousseau, celui aussi de Jean Paul Marat [l'ami du peuple], le médecin suisse.
p.136
Source : Xavier Martin
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[color=#004080]«... la haine à chaque page ... Cet échange insigne entre le roi Frédéric de Prusse et d'Alembert, et un tel accord quant à la noirceur de l'âme de Voltaire, entre deux des hommes du tout premier rang parmi ses relations étroites, doivent être tenus pour éminement significatifs.
Certes, le roi était prévenu contre Voltaire. Depuis longtemps. Le séjour de Voltaire près de lui en 1750-1753 - [i]Frédéric II a fait de lui son chambellan[/i] - s'est terminé en catastrophe. L'insupportable chambellan, fidèle à son charisme propre, a cumulé les zizanies et les scandales, du fait notamment de sa jalousie envers le savant Maupertuis, président de l'académie de Berlin. Sèchement congédié après avoir craint de demeurer piégé, Arouet a filé comme un rat. Mais un guet-apent l'attendait à Francfort-sur-le-Main. Par le fait des agents du roi de Prusse Freytag et Schmidt, lui et sa nièce Mme Denis venue à sa rencontre y ont été l'objet, en juin et juillet 1753, des pires vexations (séquestration, humiliation, brutalité et spoliation) Commentaire de Scheffer le diplomate suédois : «Le voilà guéri de la folie d'avoir des cordons et des clés de chambellan, de souper avec les rois et de se croire un seigneur de leur cour.» Guéri de cela sans doute, mais non du traitement. Les effets secondaires ne sont pas anodins. La cicatrice ne se refermera pas. Le chambellan désaffecté est mort de honte. Le commensal du roi en ses soupers intimes, chassé à la trique comme une bête puante, au su de l'Europe hilare !
Un peu perfide envers Voltaire, son ami d'Alembert fera savoir à Frédéric sans trop tarder (il parle de «Sa Majesté») :
[list]«j'aimerais contribuer à effacer, à affaiblir du moins les idées désavantageuses qu'elle a conçu avec justice de quelques hommes de lettre de ma nation».[/list]
Et il est vrai que Frédéric, à la faveur de l'expérience, aura pu juger sur pièce quant au premier d'entre eux; à tout le moins il aura cru pouvoir le faire. Dès 1751, on l'entend estimer le grand littérateur «méprisable pour son caractère», il voit en lui (et le lui dit) «un homme vindicatif» et entêté à poursuivre ceux qu'il prend en haine, «maniant impudemment calomnies et mensonges pour propager sataniquement, avec ivresse, la zizanie : à peine berlinois, il a commencé par vouloir brouiller tout le monde par des mensonges et des calomnies infâmes dont il ne rougit pas». L'heure étant venu de récapituler, le roi prend même le risque d'une hyperbole dénuée d'obligeance : «C'est le scélérat le plus traître qu'il y ait dans l'univers (il est vrai que Voltaire ne fait rien à moitié)» Il avance «que Voltaire contre Maupertuis, a pris parti pour le savant suisse König (autre académicien de Prusse) alors qu'il hait autant l'un que l'autre. Il assure «craindre tout des calomnies et infamies de ce ''méchant fol'' et il fait en sorte qu'on sache partout que l'intéressé s'étant rendu odieux à tout le monde par ses fourberies, ses friponneries et méchancetés, le roi a été obligé de le chasser ne s'estimant que trop puni d'avoir fait du bien à un fol qui se trouve le plus ingrat et plus méchant des mortels.» [...]
A son sujet, il conclura : «C'est bien dommage qu'avec tant de talents ce fol soit si méchant et si tracassier.» (Frédéric II à sa soeur; 21 novembre 1754)
p.80
«... force est d'avouer comme l'intolérance de Voltaire confine volontier au pathologique. Mme de Graffigny, qui l'approche à Cirey chez Mme du Châtelet en 1738 est des plus nettes à cet égard :«Il est vrai qu'il est plus fanatique que les fanatiques qu'il hait». (17 décembre 1738) L'avis vaut d'autant plus qu'envers et contre tout, elle est sa grande admiratrice, et que ce travers de l'intolérance, elle ne le signale que dans le but de l'excuser. Elle confiera aussi du château de Cirey, écrin du grand homme durant tant d'années :«Je ne sais pas d'endroit dans le monde où il soit moins permis de dire ce qu'on pense et où on soit forcé de dire ce qu'on ne pense pas». L'explication est circonstanciée «A moins que vous disiez toujours oui à la prévention qui parle seule, vous êtes sûre d'une réponse ricaneuse et méprisante, si vous échappez à la brusquerie.»
Le témoignage est instructif. Cirey : un des hauts lieux où est censé avoir levé l'esprit nouveau. La prévention du philosophe, apprenons-nous d'excellente source, «parle seule». La pensée y est strictement caporalisée. Il est conseillé, sous peine de mécompte, de dire toujours oui. Si vous dite non par accident, vous vous exposez à la brusquerie ou au ricanement.
Voltaire, notera Frédéric II l'observant à loisir, «dogmatise toujours».
[...]
Son voisin le savant genevois, le savant philosophe Charles Bonnet [...] :
[list] «Cet homme est fort pour la tolérance; c'est qu'il en a grand besoin. Mais cet apôtre de la tolérance est-il fort tolérant ?» ( Bonnet à von Haller, 24 avril 1759)[/list]
A l'expérience, victime lui-même des procédés inélégants de celui qu'il dénomme «l'infatigable polygraphe de Ferney» : «On a répondu cent fois à ses objections et il les reproduit toujours comme si elles étaient demeurées sans réponse. Il tronque les passages et puis il les oppose avec confiance à ceux qu'il veut combattre [...] Voltaire parle sans cesse de tolérance et il est le plus intolérant des hommes envers ceux qui ne pensent pas comme lui, et surtout ceux qui osent le moins du monde le critiquer.» (Bonnet à Spallanziani, 18 septembre 1776)
Autre appréciation de Bonnet sur Voltaire :« Il détruit, et ne fertilise pas.»
Mme de Graffigny fournit d'autres détails. Faisant état du fanatisme du grand homme à l'égard de l'abbé Desfontaines et du poète Jean-Baptiste Rousseau, qui constituaient alors ses cibles attitrées : «C'est une chose terrible que le fanatisme de cet homme sur l'abbé et sur Rousseau. Je sors d'une conversation terrible là-dessus. Ô faiblesse humaine ! il n'a ni rime ni raison quand il en parle». Bref, c'est un cas, et il en est d'autres, où le mépris ne le rassasie pas. La haine le tient, puisqu'il y perd rime et raison. En rétorsion à un récent et venimeux [i]Préservatif[/i] publié contre lui par Voltaire, l'abbé Desfontaines donnera une virulente [i]Voltairomanie[/i], qui s'en prend notablement au «narcissisme maniaque» de l'écrivain lui-même. Or, justement Mme de Graffigny corroborant d'autres témoignages, indique aussi relativement au philosophe que «dès qu'on le contrarie il est malade». Et elle fournit à ce sujet des précisons intéressantes pour la médecine. Lorsque Voltaire reçoit des lettres qui ne lui plaisent pas, rapporte-t-elle, «il fait des cris affreux, tombe dans des espèces de convulsions.» (4 février 1739) Sa nièce Mme Denis convient franchement que son oncle est «un fol». Elle le sait «étourdi et colère comme un dindon» (1er mai 1753)
p.108
La haine appelle la haine. En Prusse même, l'écrivain attaqua Maupertuis avec tant de bassesse et [u]de haine[/u] que celui-ci en est venu à le menacer de mort par écrit - «ouy madame, ouy», comme dit Voltaire, le coeur battant à sa bonne amie Mme de Bentinck (10 avril 1753) Fréderic se plaindra de recevoir au même jour [...] des lettres de Maupertuis et de Voltaire, remplies d'injures qu'ils se disent. Moyennant quoi ni l'un ni l'autre ne monte vraiment dans son estime; du moins le subodore-t-on à la façon dont il s'exprime à leur sujet : «Ils me prennent pour un égoût dans lequel ils font écouler leurs immondices» [...] Maupertuis et Voltaire : le plus grand savant de France contre l'homme de lettres le plus prestigieux. L'affiche est somptueuse. L'empoignade est sauvage. Et l'arbitre royal est prussien.
L'intolérance, le fanatisme des philosophes français du XVIIIe siècle, avaient frappé les visiteurs venus de loin, et visiblement plus admiratifs à leur arrivée que sur le départ.
L'historien anglais Gibbon qui les a fréquenté un peu plus de trois mois, en 1763, chez Mme Geoffrin, chez Helvétius et chez d'Holbach, note dans ses [i]Mémoires[/i] : «Je ne pouvais approuver le zèle intolérant des philosophes et encyclopédistes amis de d'Holbach et de Helvétius. Ils prêchaient les principes de l'athéisme avec le sectarisme des dogmatiques et vouaient les croyants au ridicule et au mépris. Chez cet écrivain anglais si maître des nuances, les mots ont leur poids : [i]zèle intolérant, dogmatisme, sectarisme[/i].
Après l'Anglais, le Suisse, l'Italien, témoignage d'un Suédois. Séjournant à Paris peu après, un prince éclairé, imminent roi de Suède sous le nom de Gustave III, donne à sa mère ses impressions :« J'ai déjà fait connaisance avec presque tous les philosophes : Marmontel, Grimm, Thomas, l'abbé de Morellet, Helvétius; ils sont plus aimables à lire qu'à voir.» Ce trait rappelle les mots de Mme de Choiseul qui appréhendent «l'animadversion des gens de lettres» comme «la plus dangereuse des pestes». Indiquant :«Je ne veux de société avec eux que dans les livres et je ne les trouve bons à voir qu'en portrait». Le défaut révoltant de ces homme à l'en croire, c'est l'orgueil indécent, une exhibitionniste autosatisfaction.
«c'est qu'ils n'ont aucune modestie et qu'ils se louent eux-mêmes avec autant de complaisance que leurs admirateurs pourraient le faire» (Gustave III à sa mère,15 février 1771)
Le duc de Choiseul avec agacement confie à Voltaire que «quand le grand philosophe d'Alembert a parlé, il faut se soumettre.», et d'ajouter - franchise touchante d'un grand ministre : «La vanité du grand d'Alembert me pue au nez.» (3 mai 1765)
Rousseau, en son [i]Contrat Social[/i], fait au passage dénonciation de l'orgueilleuse philosophie. Il résumera dans ses [i]Rêveries[/i] son expérience vécue des philosophes modernes «qui ardents missionnaires d'athéisme et très impérieux dogmatiques n'enduraient point sans colère que sur quelques points que ce pût, on osât penser autrement qu'eux.»
Une orgueilleuse intolérance des philosophes ? A tort ou à raison, à l'expérience de la Terreur, certains s'en souviendront.
Richer de Sérizy, durant la Convention thermidorienne, frais émoulu des viviers de Fouquier-Tinville, évoque les doctrinaires du siècle des Lumières comme «gonflés de sophismes et d'orgueil».
Au coeur du Directoire, l'écrivain La Harpe, ci-devant philosophe et «poulain» de Voltaire, qui annonçait en lui «un des piliers de notre église», et qui de lui était appelé dans ses courriers «Mon cher Papa», soit «Papa grand homme», dénoncera sans aménité, rétrospectivement, l'orgueil de la philosophie, non sans préciser :
[list]«Jamais un philosophe du XVIIIe siècle n'a dit ni de dira, j'ai tort; cela est moralement impossible.»[/list]
C'est qu'entretemps le thuriféraire de «Papa grand homme» a fait retraite et conversion dans les cachots de la Terreur. A cet éclairage, et tout bien pesé, il ne voit rien de clair dans les systèmes philosophiques du XVIIIe siècle, «que la volonté de détruire, et l'orgueil de dominer par l'opinion». Propos d'un homme, redisons-le, qui [i]en était[/i] et s'en souvient - il dit [i]les nôtres[/i] - et de surcroit avait un lien privilégié avec le chef charismatique de cette mouvance de [i]criminels calomniateurs[/i] (s'il faut respecter son vocabulaire qu'altère la passion). Il les nomme ainsi non sans quelques excès et «les barbares du dix-huitième».
Un peu plus tard, Auguste Comte estimera pour sa part, des grands hommes des Lumières, qu'ils aspiraient «qu'à la pédantocratie métaphysique, pour concentrer chez eux tous les pouvoirs». Tel était d'ailleurs, en leur siècle même l'avis de Rousseau, celui aussi de Jean Paul Marat [l'ami du peuple], le médecin suisse.
p.136
Source : Xavier Martin
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