par Cinci » dim. 01 nov. 2015, 19:32
La chevelure :
- [+] Texte masqué
- «... je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l'âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j'aperçus chez un marchand d'antiquités un meuble italien du XVIIe siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l'attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.
Puis je passai.
Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m'arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu'il me tentait. Quelle singulière chose que la tentation! On regarde un objet et peu à peu il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme étrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose; et on l'aime déjà, on le désire, on le veut.
Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d'abord, comme timide, mais qui s'accroît, devient violent, irrésistible. [...]
J'achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le plaçai dans ma chambre.
Oh! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu'il vient d'achter. On le caresse de l'oeil et de la main comme s'il était de chair, on revient à tout moment près de lui, on y pense toujours où qu'on aille, quoi qu'on fasse. [...] Vraiment, pendant huit jours, j'adorai ce meuble. J'ouvrais à chaque instant ses portes, ses tiroirs; je le maniais avec ravissement, goûtant toutes les joies intimes de la possession.
Or un soir, je m'aperçus, en tâtant l'épaisseur d'un panneau, qu'il devait y avoir là une cachette. Mon coeur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir.
J'y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j'aperçus étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme!
Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient été coupés contre la peau et liés par une corde d'or. Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé! Un parfum presque insensible, si vieux qu'il semblait l'âme d'une odeur, s'envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique.
Je la pris doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu'à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d'une comète.
Une émotion étrange me saisit. Qu'était-ce que cela ? Quand, comment, pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble ? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir ?
Qui les avait coupés? un amant, un jour d'adieu? un mari, un jour de vengeance? ou bien celle qui les avait portés sur son front, un jour de désespoir?
Était-ce à l'heure d'entrer au cloître qu'on avait jeté là cette fortune d'amour, comme un gage laissé au monde des vivants? Était-ce à l'heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l'adorait avait gardé la parure de sa tête, la seule chose qu'il put conserver d'elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dût point pourrir, la seule qu'il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur?
N'était-ce point étrange que cette chevelure fût demeuré ainsi, alors qu'il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née? Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d'une caresse singulière, d'une caresse de morte.»
suite :
- [+] Texte masqué
- «... je vécus ainsi un mois ou deux. Je ne sais plus. Elle m'obsédait, me hantait. J'étais heureux et torturé, comme dans une attente d'amour, comme après les aveux qui précèdent l'étreinte.
Je m'enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes lèvres dedans, pour la baiser, la mordre. [...] Je l'aimais! Oui, je l'aimais. Je ne pouvais plus me passer d'elle, ni rester une heure sans la revoir.
Et j'attendais ... j'attendais ... quoi? Je ne le savais pas - Elle.
Une nuit, je me réveillai brusquement avec la pensée que je n'étais pas seul dans ma chambre. J'étais seul pourtant. Mais je ne pu me rendormir; et comme je m'agitais dans une fièvre d'insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils?
[...]
Les morts reviennent! Elle est venue. Oui, je l'ai vue, je l'ai tenue, telle qu'elle était vivante, autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre [...] Elle est revenue, la morte, la belle morte, l'adorable, la mystérieuse, l' inconnue, toutes les nuits. Je n'ai point su cacher mon bonheur [...]
Je l'ai promenée par la ville comme ma femme, et conduite au théâtre en des loges grillées, comme ma maîtresse ... Mais on l'a vue ... on a deviné ... on me l'a prise ... Et on m'a jeté dans une prison comme un malfaiteur.
On l'a prise ... Oh! misère ...
Le manuscrit s'arrêtait là. Et soudain comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s'éleva dans l'asile. «Écoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n'y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes.»
Je balbutiai, ému d'étonnement, d'horreur et de pitié. «Mais ... cette chevelure ... existe-t-elle réellement?»
Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or. Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le coeur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystèrieuse.
Le médecin reprit en haussant les épaules :«L'esprit de l'homme est capable de tout.»
Source : Guy de Maupassant, Boule de suif, Albin Michel, coll. «Le livre de poche», p.127
La chevelure :
[spoiler]«... je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l'âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j'aperçus chez un marchand d'antiquités un meuble italien du XVIIe siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l'attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.
Puis je passai.
Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m'arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu'il me tentait. Quelle singulière chose que la tentation! On regarde un objet et peu à peu il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme étrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose; et on l'aime déjà, on le désire, on le veut.
Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d'abord, comme timide, mais qui s'accroît, devient violent, irrésistible. [...]
J'achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le plaçai dans ma chambre.
Oh! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu'il vient d'achter. On le caresse de l'oeil et de la main comme s'il était de chair, on revient à tout moment près de lui, on y pense toujours où qu'on aille, quoi qu'on fasse. [...] Vraiment, pendant huit jours, j'adorai ce meuble. J'ouvrais à chaque instant ses portes, ses tiroirs; je le maniais avec ravissement, goûtant toutes les joies intimes de la possession.
Or un soir, je m'aperçus, en tâtant l'épaisseur d'un panneau, qu'il devait y avoir là une cachette. Mon coeur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir.
J'y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j'aperçus étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme!
Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient été coupés contre la peau et liés par une corde d'or. Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé! Un parfum presque insensible, si vieux qu'il semblait l'âme d'une odeur, s'envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique.
Je la pris doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu'à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d'une comète.
Une émotion étrange me saisit. Qu'était-ce que cela ? Quand, comment, pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble ? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir ?
Qui les avait coupés? un amant, un jour d'adieu? un mari, un jour de vengeance? ou bien celle qui les avait portés sur son front, un jour de désespoir?
Était-ce à l'heure d'entrer au cloître qu'on avait jeté là cette fortune d'amour, comme un gage laissé au monde des vivants? Était-ce à l'heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l'adorait avait gardé la parure de sa tête, la seule chose qu'il put conserver d'elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dût point pourrir, la seule qu'il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur?
N'était-ce point étrange que cette chevelure fût demeuré ainsi, alors qu'il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née? Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d'une caresse singulière, d'une caresse de morte.»[/spoiler]
suite :
[spoiler]«... je vécus ainsi un mois ou deux. Je ne sais plus. Elle m'obsédait, me hantait. J'étais heureux et torturé, comme dans une attente d'amour, comme après les aveux qui précèdent l'étreinte.
Je m'enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes lèvres dedans, pour la baiser, la mordre. [...] Je l'aimais! Oui, je l'aimais. Je ne pouvais plus me passer d'elle, ni rester une heure sans la revoir.
Et j'attendais ... j'attendais ... quoi? Je ne le savais pas - [i]Elle[/i].
Une nuit, je me réveillai brusquement avec la pensée que je n'étais pas seul dans ma chambre. J'étais seul pourtant. Mais je ne pu me rendormir; et comme je m'agitais dans une fièvre d'insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils?
[...]
Les morts reviennent! Elle est venue. Oui, je l'ai vue, je l'ai tenue, telle qu'elle était vivante, autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre [...] Elle est revenue, la morte, la belle morte, l'adorable, la mystérieuse, l' inconnue, toutes les nuits. Je n'ai point su cacher mon bonheur [...]
Je l'ai promenée par la ville comme ma femme, et conduite au théâtre en des loges grillées, comme ma maîtresse ... Mais on l'a vue ... on a deviné ... on me l'a prise ... Et on m'a jeté dans une prison comme un malfaiteur.
On l'a prise ... Oh! misère ...
Le manuscrit s'arrêtait là. Et soudain comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s'éleva dans l'asile. «Écoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n'y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes.»
Je balbutiai, ému d'étonnement, d'horreur et de pitié. «Mais ... cette chevelure ... existe-t-elle réellement?»
Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or. Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le coeur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystèrieuse.
Le médecin reprit en haussant les épaules :«L'esprit de l'homme est capable de tout.»
Source : Guy de Maupassant,[i] Boule de suif[/i], Albin Michel, coll. «Le livre de poche», p.127[/spoiler]