... en parlant de bouddhisme, il appert que
Gilbert K. Chesterton avait son avis là-dessus. On pourrait toujours voir ce qu'il en disait.
Ici :
«Les experts en vulgarisation scientifique [...] ne se lassent pas de répéter que le christianisme et le bouddhisme se ressemblent beaucoup, le bouddhisme se rapprochant davantage du christianisme que le christianisme du bouddhisme. C'est une opinion fort répandue, et je l'ai moi-même partagée jusqu'à ce que je lise un livre qui en donnait les raisons : des analogies qui ne voulaient rien dire parce qu'elles étaient communes à l'humanité entière, et des analogies qui n'étaient aucunement des analogies. L'auteur nous expliquait sérieusement que les deux dogmes se ressemblaient par des aspects que l'on retrouve dans tous les dogmes, ou bien il leur trouvait des points communs là où à l'évidence, il n'y avait que des différences. Ainsi, à titre d'exemple [...] il observait que la voix divine qui appela le Christ et Bouddha venait dans les deux cas du ciel, comme si l'on pouvait s'attendre à ce qu'une voix divine vienne de la cave à charbon. Ou bien, autre exemple, il soulignait gravement le fait que les deux maîtres, par une singulière coïncidence, préconisaient l'un et l'autre le lavement des pieds. On pourrait tout aussi bien dire que ce fut une remarquable coÏncidence qu'ils aient eu tous deux des pieds à laver.
[...]
Que le bouddhisme exhorte à la compassion ou à la modération ne veut pas dire qu'il ressemble particulièrement au christianisme mais seulement qu'il ne diffère pas complètement de toute existence humaine. Les bouddhistes désapprouvent la cruauté ou l'excès parce que tout homme sensé désapprouve en théorie la cruauté ou les excès. Mais dire que le bouddhisme et le christianisme en donnent une même interprétation philosophique est tout simplement faux.
[...]
Je ne crois pas qu'il y ait deux institutions dans l'univers qui se contredisent plus catégoriquement que le bouddhisme et le christianisme. Même lorsque je croyais, avec la majorité des gens bien informés, mais peu érudits, à la ressemblance du bouddhisme et du christianisme, une chose me rendait toujours perplexe en ce qui les concernait : la prodigieuse différence entre leurs types d'art religieux. [...] L'opposition est partout, mais peut-être tient-elle au fait que le saint bouddhiste a toujours les yeux fermés alors que le saint chrétien [d'une cathédrale gothique] les a toujours ouverts. Le corps du saint médiéval est décharné jusqu'aux os, mais ses yeux sont affreusement vivants. Il ne peut y avoir de réelle communauté d'esprit entre les forces qui ont produit des symboles aussi différents. [...] Le bouddhiste regarde l'intérieur avec une intensité particulière. Le chrétien regarde l'extérieur avec une intensité frénétique.
[...]
Je veux adorer le monde, non pas comme on aime un miroir, parce qu'il est soi, mais comme on aime une femme, parce qu'elle est complètement différente. Si les âmes sont séparées, l'amour devient possible. Si les âmes sont unies, l'amour devient de tout évidence impossible. On peut dire à la rigueur d'un homme qu'il s'aime, mais il aura du mal à tomber amoureux de lui-même ou, si cela arrive, la cour qu'il lui faudra faire sera bien monotone. Si le monde est peuplé de véritables moi, ce ne peut être des mois égoïstes. Mais d'après le principe bouddhiste, le cosmos tout entier n'est constitué que d'une seule personne d'un prodigieux égoïsme. C'est là précisément que le bouddhisme rejoint le panthéisme moderne et l'immanentisme. Et c'est là précisément que le christianisme rejoint l'humanité, la liberté et l'amour. L'amour requiert la personnalité, c'est pourquoi il requiert la division. L'instinct du christianisme est de se réjouir que Dieu ait brisé l'univers en petits morceaux, parce que ce sont de petits morceaux vivants. Son instinct est de dire :«
Petits enfants, aimez-vous les uns les autres», plutôt que de dire à une unique et vaste personne de s'aimer elle-même. Tel est l'abîme intellectuel qui sépare le bouddhisme et le christianisme : pour le bouddhiste et le théosophe, la personnalité est la chute de l'homme, alors que pour le chrétien , elle est la finalité de Dieu, l'essence de son idée cosmique. L'âme-monde des théosophes demande à l'homme qu'il l'aime pour se plonger en elle. Mais le centre divin du christianisme a en réalité expulsé l'homme au-dehors afin que celui-ci puisse l'aimer.
La déité orientale est semblable à un géant qui aurait perdu un bras ou une jambe et qui serait sans cesse à sa recherche, alors que la puissance chrétienne est pareille à un géant qui, dans un accès de générosité, couperait sa main droite, afin qu'elle puisse d'elle-même lui rendre hommage. [...] Toutes les philosophies modernes sont des chaînes qui attachent et entravent;
le christianisme est une épée qui sépare et libère. De fait, aucune autre philosophie ne permet à Dieu de se réjouir de séparer l'univers en âmes vivantes. Mais selon le christianisme orthodoxe, cette séparation entre Dieu et l'homme est sacrée, parce qu'elle est éternelle. Pour qu'un homme puisse aimer Dieu, il est nécéssaire qu'il y ait non seulement un dieu à aimer, mais aussi un homme pour l'aimer. Tous ces esprits théosophiques indécis pour qui l'univers est un immense creuset sont ceux-là mêmes qui, d'instinct, reculent devant les redoutables paroles de nos Évangiles selon lesquelles le Fils de Dieu n'est pas venu avec la paix mais avec une épée tranchante. Ces paroles sonnent tout à fait justes, même si on les prend pour ce qu'elles veulent manifestement dire : tout homme qui prêche l'amour véritable est certain d'éveiller la haine. [...] l'amour feint s'achève en compromis et en philosophie ordinnaire, mais le véritable amour a toujours fini dans le sang.
Tel est le sens de ce bonheur presque dément dont témoignent les yeux du saint médiéval. Tel est le sens des paupières scellées de la somptueuse image bouddhiste. Le saint chrétien est heureux parce qu'il est véritablement coupé du monde; il est séparé des choses et il les contemple avec étonnement. Mais pourquoi le saint bouddhiste s'étonnerait-il des choses, puisqu'il n'y a en réalité qu'une seule chose, et qu'étant impersonnelle, elle ne peut guère s'étonner d'elle-même? [...] Le panthéiste ne peut s'émerveiller parce qu'il ne peut louer Dieu ni quoi que ce soit de vraiment distinct de lui-même. Mais ce qui nous intéresse ici dans l'immédiat, c'est l'effet de cette admiration chrétienne (qui agit vers l'extérieur, vers une déité distincte de l'adorateur) sur le besoin général d'activité morale et de réforme sociale. Et cet effet est assez manifeste. Il n'y a pas de réelle possibilité d'échapper au panthéisme par un élan particulier vers l'action morale. Car, par sa nature, le panthéisme suppose qu'une chose est aussi bonne qu'une autre, alors que, par sa nature, l'action suppose qu'une chose est
préférable à une autre.
Au plus fort de son scepticisme, Swinburne essaya en vain de se débattre contre cette difficulté. Dans
Les chants d'avant l'aube, inspirés par Garibaldi et par l'insurrection du peuple italien, il proclama la nouvelle religion et le Dieu plus pur qui anéantirait tous les prêtres du monde :
- Que fais-tu à présent
A pleurer les yeux tournés vers Dieu
Je suis moi, tu es toi,
Je suis en bas, tu es en haut,
Je suis toi que tu cherches pour le trouver,
trouve-toi mais toi-même, tu es moi.
Vers dont la déduction immédiate et évidente est que
les tyrans sont autant les fils de Dieu que les Garibaldi, et que le roi de Naples, étant brillamment parvenu à «se trouver», est identique au bien suprême de toute chose. La vérité est que l'énergie occidentale qui détrône les tyrans résulte directement de la théologie occidentale qui affirme : «je suis moi, tu es toi». La même séparation spirituelle qui faisait lever les yeux pour voir un bon roi dans l'univers faisait aussi lever les yeux pour voir un mauvais roi à Naples. En insistant sur l'immanence de Dieu, nous obtenons l'introspection, l'isolement, le quiétisme, l'indifférence sociale : le Tibet. En insistant en particulier sur la transcendance de Dieu, nous obtenons l'émerveillement, la curiosité, l'aventure morale et politique, la vertu d'indignation : la chrétienté. En instant sur la présence de Dieu dans l'homme, l'homme demeurera à l'intérieur de lui-même. En insistant sur le fait que Dieu transcende l'homme, l'homme s'est lui-même transcendé. »
Source : G.K. Chesterton,
Orthodoxie, Paris, Éditions Flammarion, 2010 (
1908, édition originale), pp. 208-216