Bonjour à tous
Je pense que, quel que soit le contenu que l'on donne à la notion de socialisme, il n'est pas possible d'être socialiste et chrétien tout à la fois. Ou plutôt, que l'on ne peut fonder des convictions socialistes sur des bases liées à la foi chrétienne.
Essayons de voir les différents points de vue possibles.
1°. Suivons un chemin philosophique. Dans "socialisme", il y a "social". C'est-à-dire, l'idée d'une sorte de prééminence du contexte social, de la société, dans la formation des choses. Aussi me semble-t-il que la phrase fondatrice du socialisme soit celle de Marx, que je me redis de mémoire :
"Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience".
Dans une perspective chrétienne, cette idée est tout simplement inadmissible.
Plus exactement : si l'on s'en tient à cette phrase comme à une analyse positive, un constat de fait, elle contient évidemment une part de vérité. Un SDF ne pense pas comme un millionnaire ; un troufion de base ne pense pas comme un général. C'est du pur bon sens. J'ai moi-même expérimenté cette situation, cela m'a beaucoup étonné : je déteste les murmures mesquins des petits contre les grands, mais à une époque où je faisais un job d'été qui me rangeait, momentanément, chez les subalternes, je me suis surpris à participer à ces mesquineries ! c'était très humiliant.
Néanmoins, si l'on regarde cette phrase avec plus d'attention, on aura peur. Car il y est question de "conscience", c'est-à-dire de quelque chose qui engage notre être intime et spirituel. Or si l'on réduit cette conscience, et tout ce qui la constitue, tout ce qui la crée, à notre être social, on l'appauvrit considérablement. Transcrit vulgairement, cela donne des répliques comme : "
Vous êtes catholique ? Normal, vous êtes un bourge". Autrement dit : "
On s'en fiche de ce que vous pensez : ce que vous appelez votre conscience, votre spiritualité ou votre intériorité, n'a pas de valeur propre, ou n'a de valeur que relative au contexte social dont vous êtes issu". A la limite, on n'est pas loin d'une sorte de traitement psychiatrique : "
vous pensez ainsi ? Normal, vos hormones vous manipulent, vos neurones grésillent... laissez-nous savoir mieux que vous". Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les socialistes traditionnels parlent souvent d'
aliénation.
Cette seule position suffirait à discréditer l'option socialiste. On aura remarqué, soit dit en passant, la porte d'entrée offerte par cette option à une vision relativiste des choses.
Cette manière de voir les choses pose l'existence individuelle comme dépendante du groupe et de la classe sociale - et même dépendante au plus haut point puisqu'elle pose l'existence et le contenu de ce qu'il y a de plus important, la conscience, comme résultant exclusivement du groupe. Si le groupe détermine ce qui est le plus cher à mon coeur, il a tout pouvoir sur moi ; il est habilité à modifier ce que j'ai en moi, et il est habilité, par voie de conséquence, à me contraindre à le suivre.
Ajoutons encore que, puisque ma conscience est automatiquement liée à ce que ma condition sociale a déterminé pour moi, alors je n'ai plus aucune originalité. Ma personnalité ? Le reflet de ma classe. Mes qualités ? Une conjonction accidentelle de choses requises par ma culture de classe. Les choses que je trouve belles, ou désirables ? Celles de mon milieu. Qu'est-ce que ça change, alors, que ce soit moi ou un autre ?
La conclusion de cette manière de voir, dans ce cas, est formulée explicitement dans cette effroyable phrase de Lénine : "Nul n'est irremplaçable". Nul besoin de préciser la contradiction avec le christianisme...
- Je répète, naturellement, qu'on peut s'en tenir à cette phrase de Marx comme à une sorte de constat sociologique, qui est partiellement valable, et à la condition - souvent oubliée ! - d'admettre qu'une analyse seule ne suffise jamais à épuiser le réel. C'est-à-dire que d'autres analyses, parfois contradictoires, parfois simplement différentes, seront tout aussi valables que celle-là.
Mais si l'on en tire un élément normatif, les conséquences mortifères de cette idée risquent d'aller très loin. Car, ce n'est un secret pour personne, les socialistes privilégient une partie de la population au dépens d'une autre ; et donc, cette réduction au contexte social est potentiellement une manière de persécuter cette dernière (comme le faisaient, par exemple, les socialistes français au début de l'affaire Dreyfus : "ça ne nous intéresse pas, c'est une querelle de bourgeois" ; sans parler de choix bien plus tragiques).
2°. D'un point de vue plus religieux, cette fois, l'opposition est patente. Même s'il a existé des personnalités "socialisantes" chrétiennes, il est tout à fait évident que le socialisme s'est posé en s'opposant au christianisme. On pense souvent à Marx et à son "opium du peuple", mais il n'est pas du tout le seul à avoir dit cette ânerie (je suis tombé, une fois, sur un texte de Proudhon sur les "terreurs de l'an mil" instillées par les moines pour mieux pouvoir forniquer à l'intérieur de leurs abbayes, c'était bidonnant).
De toute manière, cette option athée me paraît découler nécessairement de la phrase de Marx que j'ai citée plus haut : si nos opinions, et à plus forte raison nos opinions religieuses, découlent de notre position sociale, si aucun discours humain ne peut être abstrait de son origine sociale, il n'existe pas de vérité absolue sur laquelle l'homme puisse dire quelque chose, il n'y a que des vérités de classe, ou d'ordre, ou de caste, etc. Le discours de l'Eglise en vaut donc un autre, alors quelle légitimité lui donner ?
3°. Il est vrai qu'être "socialiste", aujourd'hui en France, est souvent un peu plus anodin que ces extrémités-là. Il faudrait plutôt parler de mesures concrètes et de l'état d'esprit qui les fonde.
Par exemple, il y a eu d'authentiques humanistes socialistes, voulant élever la condition du peuple (Blum me semble une figure archétypale). Il y a eu, et il y a encore, quantité de gens de bonne foi qui acquiesceraient totalement aux critiques que je formule plus haut, et qui se diraient quand même socialistes.
Pourtant, certains points me semblent à préciser. Je vais en citer quelques-uns.
- D'abord, l'idée de l'élévation de la condition des humbles. Rien, dans cette idée, n'est exclusivement socialiste. Il suffit de lire certaines pages de Bastiat (l'économiste ultra-libéral des années 1840), il suffit de voir que la Sécu a été avalisée par des hommes politiques qu'on classerait aujourd'hui à droite, que la 4ème semaine de congés payés a été permise par un gouvernement de droite, que les plus grandes hausses du Smic ont été réalisées par un gouvernement de droite (qui se disait d'un "libéralisme avancé") au moment même où il menait une politique de rigueur, pour bien voir que l'appartenance au courant socialiste n'est pas nécessaire pour avaliser une position socialement progressiste. Dit vulgairement, le socialisme n'a pas le monopole du coeur.
Mais quand on y regarde de plus près, les choses sont plus compliquées. On s'attendrait à ce qu'un socialiste combattît la
pauvreté. C'est faux : il lutte
contre les inégalités, ce qui n'est pas pareil. L'inégalité entre un smicard et un médecin est moins forte qu'entre ce même médecin et le PDG d'une multinationale (sans parler de ses actionnaires). Pourtant, le smicard a des raisons de se plaindre que le médecin n'a pas. Tout simplement on privilégie un point de vue relatif par rapport aux choses (qui gagne combien, par rapport à qui), et non un point de vue absolu (est-ce que le revenu du smicard lui permet de vivre dignement ?).
C'est là que je vois une grave difficulté dans l'attitude socialiste : on est complètement obnubilé par cet aspect des choses, au point de verser parfois dans des attitudes complètement loufoques. Par exemple, actuellement, l'Inde se développe à une très grande vitesse, et une grande partie de la population est en train de sortir ce pays d'une pauvreté millénaire. Or que dira le socialiste ? Il ne se réjouira pas du développement ; non : il se plaindra de l'accroissement des inégalités... autrement dit : tant qu'à faire, mieux vaut, à ses yeux, une pauvreté "bien" répartie, qu'une richesse "mal" répartie. Tout le monde est pauvre et opprimé à Cuba : pas grave, ils le sont tous de la même façon ! Ou j'en reste à un exemple français : dès qu'on parle de l'évolution de notre pays, quelle que soit la période considérée (30 Glorieuses comprises), c'est systématique, on se plaint de l'accroissement des inégalités... discours assez désopilant : il suffit de lire un roman de Proust, il suffit de lire un livre d'histoire sociale de l'Ancien régime, pour voir à quel point les inégalités se sont réduites depuis, justement, et grâce au capitalisme.
Sans aller jusqu'à des extrémités aussi comiques, il faut voir que cela pose des problèmes bien spécifiques. Si vous êtes dans une situation sociale "favorisée" (favorisée par qui, au fait ? ça ne veut rien dire), à la limite, vous n'avez pas d'excuse, et vous n'avez pas le droit de vous plaindre. Considérez l'épouse d'un médecin quinquagénaire : celui-ci, naturellement, vient de la quitter pour une jolie infirmière de 25 ans. La divorcée est malheureuse, elle est bafouée, et en tant que telle elle fait partie de ces "petits" qui vous rapprochent de Dieu quand vous venez à leur secours, au même titre qu'un SDF. Mais le socialiste de base, lui, dira : "
c'est vrai, c'est triste, mais bon, quand on a une pension alimentaire pareille sans avoir besoin de travailler, on va pas se plaindre non plus".
A l'inverse, prenez une figure caricaturale de "pauvre" méchant, comme on en voit parfois chez Zola (le personnage d'Antoine Macquart), dans Chatiliez (
La Vie...), ou dans nos banlieues récemment, systématiquement, le socialiste l'excusera en mettant en avant la situation d'inégalité dont il est victime.
- Le problème me paraît donc le suivant. Une attitude socialiste, même quand elle ne se fourvoie pas dans des options philosophiques aussi tranchées que celles dont j'ai parlé, révèle ce défaut qui veut que, dès qu'on voit un problème dans le monde, quel qu'il soit, on en ramène toujours la cause à des éléments matériels. On reproche souvent aux riches d'être matérialistes ; or, ce que je constate en lisant parfois des journaux à sympathie socialiste, en écoutant des socialistes, c'est qu'ils sont les premiers à ne parler que d'argent. Ils n'ont que cela à la bouche, et quand ils ne parlent pas d'argent - de culture, par exemple - ils ne parlent que de cette culture qui évoque les problèmes liés à l'argent. Par exemple, on ne parlera pas de Zola comme d'un immense romancier, mais comme d'un militant de gauche. C'est quelque chose qui me frappe terriblement. Ouvrez une page de
Marianne et vous serez frappé aussi : on n'y parle que de fric (et pire encore, de celui des autres).
Parfois, il est vrai, l'attitude en question n'est pas que matérialiste ; elle se contente alors d'en rester au côté immanent des choses. Un socialiste me parle de catholicisme : moi, je m'attendrais à entendre évoquer la spiritualité, la richesse intérieure, la culture, de grandes figures catholiques (des poètes, des mystiques, des théologiens)... mais non, il me dira une seule chose : pourquoi sont-ils contre la capote ?
Imaginons encore qu'il me parle de ma discipline, l'histoire : ça me fera spontanément plaisir. Mais non, je n'entendrai parler que de la lutte contre les inégalités, que de la position faite aux femmes, que des progrès de la contraception, etc. Rien, absolument rien, de spirituel ou tout simplement d'esthétique. Et cette sècheresse de coeur, qui se maquille derrière une pseudo-solidarité, s'appliquera à toutes les disciplines de l'esprit. A la limite, une attitude socialiste, prise dans ce sens-là, est une atteinte permanente à toute vie spirituelle.
- Enfin, la conjonction de tous ces éléments me paraît créer un phénomène très inquiétant : le ressentiment généralisé. Tout le monde est jaloux de la condition matérielle de l'autre ; tout le monde ramène toutes les pratiques sociales à des questions de condition ("tu vas à l'Opéra ? Normal, t'es qu'un riche, t'es qu'un bourge..." sauf qu'une place à l'Opéra vaut souvent moins qu'un ticket à un concert de Johnny au Stade de France). Et je crois que ce problème est l'un des plus graves qui menacent la France d'aujourd'hui.
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Je conclus. Il me paraît clair qu'une attitude socialiste est contradictoire avec le christianisme ; que, même si elle n'est pas clairement revendiquée d'un point de vue philosophique, en parvient à des résultats incompatibles.
Cela ne signifie pas, bien sûr, que toute option politique différente soit automatiquement à considérer comme pro-chrétienne. Il y a, par exemple, une certaine droite (et pas qu'une) qui n'est franchement pas souhaitable de notre point de vue. Cela ne signifie pas non plus, évidemment, qu'il faille s'opposer à tout ce que proposerait un socialiste. Il faudrait simplement être vigilant, et séparer le bon grain de l'ivraie.