NB : les numéros de paragraphe entre les éditions ne correspondent pas toujours...
qui est certainement le texte du Magistère pontifical qui traite le plus longuement du socialisme. (Les intertitres sont du commentateur, Denis Maugenest ; mais j'ai conservé la numérotation telle qu'on la trouve sur le site du Saint-Siège.)
2. TRANSFORMATION DU SOCIALISME
111. Non moins profonde que celle du régime économique, est la transformation subie depuis Léon XIII par le socialisme, le principal adversaire vis par Notre Prédécesseur. Alors, en effet, le socialisme pouvait être considéré comme sensiblement un ; il défendait des doctrines bien définies et formant un tout organique ; depuis, il s'est divisé en deux partis principaux, le plus souvent opposés entre eux et même ennemis acharnés, sans que toutefois ni l'un ni l'autre ait renoncé au fondement antichrétien qui caractérisait le socialisme.
a) Le parti de la violence ou Communisme
112. Une partie, en effet, du socialisme a subi un changement semblable à celui que Nous venons plus haut de faire constater dans l'économie capitaliste, et a versé dans le communisme : celui-ci a, dans son enseignement et son action, un double objectif qu'il poursuit, non pas en secret et par des voies détournées, mais ouvertement, au grand jour et par tous les moyens, même les plus violents : une lutte des classes implacable et la disparition complète de la propriété privée. À la poursuite de ce but, il n'est rien qu'il n'ose, rien qu'il respecte ; là où il a pris le pouvoir, il se montre sauvage et inhumain à un degré qu'on a peine à croire et qui tient du prodige, comme en témoignent les épouvantables massacres et les mines qu'il a accumulés dans d'immenses pays de l'Europe orientale et de l'Asie ; à quel point il est l'adversaire et l'ennemi déclaré de la sainte Église et de Dieu lui-même, l'expérience, hélas ! ne l'a que trop prouvé, et tous le savent abondamment. Nous ne jugeons assurément pas nécessaire d'avertir les fils bons et fidèles de l'Église touchant la nature impie et injuste du communisme ; mais cependant, Nous ne pouvions voir sans une profonde douleur l'incurie de ceux qui, apparemment insouciants de ce danger imminent et lâchement passifs, laissent se propager de toutes parts des doctrines qui, par la violence et le meurtre, vont à la destruction de la société tout entière. Ceux-là surtout méritent d'être condamnés pour leur inertie, qui négligent de supprimer ou de changer des états de choses qui exaspèrent les esprits des masses et préparent ainsi la voie au bouleversement et à la mine de la société.
b) Le parti plus modéré, qui a gardé le nom de Socialisme
113. Plus modéré sans doute est l'autre parti qui a conservé le nom de socialisme : non seulement il repousse le recours à la force, mais sans rejeter complètement - d'ordinaire du moins - la lutte des classes et la disparition de la propriété privée, il y apporte certaines atténuations et certains tempéraments. On dirait que le socialisme, effrayé par ses propres principes et par les conséquences qu'en tire le communisme, se tourne vers les doctrines de la vérité chrétienne et, pour ainsi dire, se rapproche d'elles : on ne peut nier, en effet, que parfois ses revendications ressemblent étonnamment à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les principes chrétiens.
Il est moins intransigeant touchant la lutte des classes et la suppression de la propriété
114. La lutte des classes, en effet, si elle renonce aux actes d'hostilité et à la haine mutuelle, se change peu à peu en une légitime discussion d'intérêts fondée sur la recherche de la justice, et qui, si elle n'est pas cette heureuse paix sociale que nous désirons tous, peut cependant et doit être un point de départ pour arriver à une coopération mutuelle des professions. La guerre déclarée à la propriété privée se calme, elle aussi, de plus en plus et se restreint de telle sorte que, en définitive, ce n'est plus la propriété même des moyens de production qui est attaquée, mais une certaine prépotence sociale que cette société, contre tout droit, s'est arrogée et a usurpée. Et de fait, une telle puissance appartient en propre, non à celui qui simplement possède, mais à l'autorité publique.De la sorte, les choses peuvent en arriver insensiblement à ce que les idées de ce socialisme mitigé ne diffèrent plus de ce que souhaitent et demandent ceux qui cherchent à réformer la société sur la base des principes chrétiens. Car il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu'ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu'ils en viennent à conférer une puissance économique telle qu'elle peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées.
115. Des demandes et des réclamations de ce genre sont justes et n'ont rien qui s'écarte de la vérité chrétienne ; encore bien moins peut-on dire qu'elles appartiennent en propre au socialisme. Ceux donc qui ne veulent pas autre chose n'ont aucune raison pour s'inscrire parmi les socialistes.
Peut-on trouver un compromis avec lui ?
116. Il ne faudrait cependant pas croire que les partis ou groupements socialistes qui ne sont pas communistes en sont tous sans exception revenus jusque-là, soit en fait, soit dans leurs programmes. En général, ils ne rejettent ni la lutte des classes, ni la suppression de la propriété ; ils se contentent d'y apporter quelques atténuations. Mais alors, si ces faux principes sont ainsi mitigés et en quelque sorte estompés, une question se pose ou plutôt est soulevée à tort de divers côtés : Ne pourrait-on peut-être pas apporter ainsi aux principes de la vérité chrétienne quelque adoucissement, quelque tempérament, afin d'aller au-devant du socialisme et de pouvoir se rencontrer avec lui sur une voie moyenne ? Il y en a qui nourrissent le fol espoir de pouvoir ainsi attirer à nous les socialistes.
Vaine attente cependant ! Ceux qui veulent faire parmi les socialistes œuvre d'apôtres doivent professer les vérités du christianisme dans leur plénitude et leur intégrité, ouvertement et sincèrement, sans aucune complaisance pour l'erreur. Qu'ils s'attachent avant tout, si vraiment ils veulent annoncer l'Évangile, à faire valoir aux socialistes que leurs réclamations dans ce qu'elles ont de juste trouvent un appui bien plus fort dans les principes de la foi chrétienne, et une force de réalisation bien plus efficace dans la charité chrétienne.
117. Mais que dire si, pour ce qui est de la lutte des classes et de la propriété privée, le socialisme s'est véritablement atténué et corrigé au point que, sur ces deux questions, on n'ait plus rien à lui reprocher ? S'est-il par là débarrassé instantanément de sa nature antichrétienne ? Telle est la question devant laquelle beaucoup d'esprits restent hésitants. Nombreux sont les catholiques qui, voyant bien que les principes chrétiens ne peuvent être ni laissés de côté ni supprimés, semblent tourner les regards vers le Saint-Siège et Nous demander avec instance de décider si ce socialisme est suffisamment revenu de ses fausses doctrines pour pouvoir, sans sacrifier aucun principe chrétien, être admis et en quelque sorte baptisé. Voulant, dans Notre sollicitude paternelle, répondre à leur attente, Nous décidons ce qui suit : qu'on le considère soit comme doctrine, soit comme fait historique, soit comme 'action', le socialisme, s'il demeure vraiment socialisme, même après avoir concédé à la vérité et à la justice ce que Nous venons de dire, ne peut pas se concilier avec les principes de l'Église catholique, car sa conception de la société est on ne peut plus contraire à la vérité chrétienne.
Sa conception de la société et du caractère social de l'homme est très contraire à la vérité chrétienne.
118. Selon la doctrine chrétienne, en effet, le but pour lequel l'homme doué d'une nature sociable se trouve placé sur cette terre est que, vivant en société et sous une autorité émanant de Dieu,[54] il cultive et développe pleinement toutes ses facultés à la louange et à la gloire de son Créateur, et que, remplissant fidèlement les devoirs de sa profession ou de sa vocation, quelle qu'elle soit, il assure son bonheur à la fois temporel et éternel. Le socialisme, au contraire, ignorant complètement cette sublime fin de l'homme et de la société, ou n'en tenant aucun compte, suppose que la communauté humaine n'a été constituée qu'en vue du seul bien-être.
119. En effet, de ce qu'une division appropriée du travail assure la production plus efficacement que des efforts individuels dispersés, les socialistes concluent que l'activité économique - dont les buts matériels retiennent seuls leur attention - doit, de toute nécessité, être menée socialement. Et de cette nécessité, il suit, selon eux, que les hommes sont astreints, pour ce qui touche à la production, à se livrer et se soumettre totalement à la société. Bien plus, une telle importance est donnée à la possession de la plus grande quantité possible des objets pouvant procurer les avantages de cette vie, que les biens les plus élevés de l'homme, sans en excepter la liberté, seront subordonnés et même sacrifiés aux exigences de la production la plus rationnelle. Cette atteinte portée à la dignité humaine dans l'organisation 'socialisée' de la production sera largement compensée, assurent-ils, par l'abondance des biens qui, socialement produits, seront prodigués aux individus et que ceux-ci pourront à leur gré appliquer aux commodités et aux agréments de cette vie. La société donc, telle que la rêve le socialisme, d'un côté ne peut exister, ni même se concevoir, sans un emploi de la contrainte manifestement excessif, et de l'autre jouit d'une licence non moins fausse, puisqu'en elle disparaît toute vraie autorité sociale : celle-ci en effet ne peut se fonder sur les intérêts temporels et matériels, mais ne peut venir que de Dieu, Créateur et fin dernière de toutes choses.[55]
Catholique et socialiste sont des termes contradictoires
120. Que si le socialisme, comme toutes les erreurs, contient une part de vérité (ce que d'ailleurs les souverains pontifes n'ont jamais nié), il n'en reste pas moins qu'il repose sur une théorie de la société qui lui est propre et qui est inconciliable avec le christianisme authentique. Socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions : personne ne peut être en même temps bon catholique et vrai socialiste.
Le "socialisme éducateur"
121. Tout ce qui vient d'être rappelé par Nous et confirmé solennellement de Notre autorité doit également s'appliquer à une forme nouvelle du socialisme, encore peu connue en vérité, mais qui actuellement se répand dans un très grand nombre de groupements socialistes. Il s'attache avant tout à mettre son empreinte sur les esprits et sur les mœurs ; ce sont tout particulièrement les enfants que, dès le jeune âge, il attire à lui sous couleur d'amitié pour les entraîner à sa suite, mais il s'adresse aussi à la masse entière des hommes, pour arriver enfin à former l'homme socialiste qui puisse modeler la société selon ses principes.
122. Ayant, dans Notre encyclique Divini illus Magistri,[56] longuement enseigné sur quels principes repose et quel but poursuit l'éducation chrétienne, Nous pouvons ici Nous dispenser de montrer, ce qui est clair et évident, combien l'action et les vues du 'socialisme éducateur' vont à l'encontre de ces principes et de ce but. Mais ceux-là semblent ou ignorer ou sous-estimer les terribles dangers que ce socialisme porte avec lui, qui ne se préoccupent en rien de leur opposer avec courage et zèle infatigable une résistance proportionnée à leur gravité. C'est Notre devoir pastoral de les avertir du péril redoutable qui les menace : qu'ils se souviennent tous que ce socialisme éducateur a pour père le libéralisme et pour héritier le bolchevisme.
Catholiques passés au socialisme
123. Cela étant, Vénérables Frères, vous pouvez penser avec quelle douleur Nous voyons, dans certaines régions surtout, de Nos fils en grand nombre qui, gardant encore, Nous ne pouvons pas ne pas le croire, leur vraie foi et leur volonté droite, ont abandonné cependant le camp de l'Église pour passer dans les rangs du socialisme : les uns se réclamant ouvertement de son nom et professant ses doctrines, les autres entrant, par entraînement ou même comme malgré eux, dans des associations qui, ou explicitement ou en fait, sont socialistes.
124. Pour Nous, dans les anxiétés de Notre sollicitude paternelle, Nous Nous demandons et cherchons à comprendre comment il a pu se faire qu'ils en arrivent à une telle aberration, et il Nous semble entendre ce que beaucoup d'entre eux répondent pour s'excuser : l'Église et ceux qui font profession de lui être attachés sont pour les riches et ne s'occupent pas des ouvriers, ne font rien pour eux ; force leur était, s'ils voulaient pourvoir à leurs intérêts, d'entrer dans les rangs du socialisme.
125. C'est une chose bien lamentable, Vénérables Frères, qu'il y ait eu, qu'il y ait même hélas ! Encore des hommes qui, tout en se disant catholiques, se souviennent à peine de cette sublime loi de justice et de charité en vertu de laquelle il ne nous est pas seulement enjoint de rendre à chacun ce qui lui revient, mais encore de porter secours à nos frères indigents comme au Christ lui-même,[57] qui, chose plus grave, ne craignent pas d'opprimer les travailleurs par esprit de lucre. Bien plus, il en est qui abusent de la religion elle-même, cherchant à couvrir de son nom leurs injustes exactions, pour écarter les réclamations pleinement justifiées de leurs ouvriers. Nous ne cesserons jamais de stigmatiser une pareille conduite ; ce sont ces hommes qui sont cause que l'Église, sans l'avoir en rien mérité, a pu avoir l'air et s'est vu accusée de prendre le parti des riches et de n'avoir aucun sentiment de pitié pour les besoins et les peines de ceux qui se trouvent déshérités de leur part de bien-être en cette vie. Apparence fausse et accusation calomnieuse, toute l'histoire de l'Église en fournit la preuve ! L'encyclique même dont nous célébrons l'anniversaire est le témoignage le plus éclatant de la souveraine injustice avec laquelle ces calomnies et ces injures sont prodiguées à l'Église et à sa doctrine.
Invitation à revenir
126. Mais tant s'en faut que, Nous laissant arrêter par l'injure qui Nous est faite ou abattre par Notre douleur de père, Nous repoussions et rejetions ces malheureux enfants qui ont été trompés et entraînés si loin de la vérité et du salut ; au contraire, avec toute l'ardeur, toute la sollicitude dont Nous sommes capable, Nous les invitons à rentrer dans le sein de l'Église. Puissent-ils écouter Notre voix ! Puissent-ils revenir là d'où ils sont partis, dans la maison paternelle, et rester fermes là où est leur vraie place, dans les rangs de ceux qui, fidèles aux avertissements de Léon XIII, solennellement renouvelés par Nous, s'efforceront de restaurer la société selon l'esprit de l'Église, fortement unis par la justice sociale et la charité sociale. Qu'ils en soient bien persuadés, même sur cette terre, ils ne pourront trouver nulle part un bonheur plus complet qu'auprès de Celui qui,[58] riche, s'est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté, qui a été indigent et voué au travail dès sa jeunesse, qui appelle à lui tous ceux qui sont accablés par le travail et la peine, afin de les réconforter pleinement dans la charité de son Cœur[59] ; qui enfin, sans aucune acception de personne, demandera plus à qui aura reçu davantage[60] et rendra à chacun selon ses œuvres[61]
Notes :
54. Cf. Rom. 13:1.
55. Cf. Encyclique, Diuturnum illud, June 29, 1881.
56. Encyclique, Divini illius Magistri Dec 31 1929
57. Cf. Jas. 2.
58. II Cor. 8:9.
59. Matt. 11:28.
60. Cf. Luke 12:48.
61. Matt. 16:27.