Tout d'abord je voudrais juste attirer l'attention sur un texte "surprenant" d'un auteur athée (eh oui !) et qui, finalement, pourrait s'avérer être pratiquement un aveu à l'effet que Jésus n'aura pas pu être autre chose que ce qu'il nous aura dit qu'il était, qu'il ne pourrait pas être un autre Dieu de toute manière (impossible !), et que l'intelligence (l'amour !) de la vérité obligerait bien tout homme à s'agenouiller devant lui, à l'aimer, à l'adorer.
Cet auteur, comme vous ne l'auriez jamais deviné ici je suppose : c'est notre ami Comte-Sponville !
On verra pour le reste ensuite.
En attendant, voici ce qu'écrivait Comte-Sponville :
André Comte-Sponville pérorant quelque peu, et comme philosophiquement disons, sur la vertu ou la morale, et un peu à l'instar des anciens, en vient à dire : "D'abord la mère et son enfant. Et puis cette surprise : un homme sans violence, qui veille sur un enfant qui dort". André Comte-Sponville, comme monsieur Jourdain qui eût fait de la prose sans le savoir, aurait-il donc été là en train de nous brosser la "meilleur homélie de Noël de sa vie" qu'un chapelain de la cathédrale Notre-Dame de Paris aurait pu nous tirer de sa manche ?"... l'amour ne se commande pas, puisque c'est l'amour qui commande.
Cela vaut aussi bien sûr dans notre vie morale ou éthique. Nous n'avons besoin de morale que faute d'amour, répétons-le, et c'est pourquoi, de morale, nous avons tellement besoin ! C'est l'amour qui commande, mais l'amour fait défaut. C'est ce que le devoir exprime ou révèle, qui ne nous contraint à faire que ce que l'amour, s'il était là, suffirait, sans contrainte, à susciter. Comment l'amour pourrait-il commander autre chose que lui-même, qui ne se commande pas, ou autre chose du moins que ce qui lui ressemble ? Ce n'est pas l'amour que la morale prescrit; c'est d'accomplir, par devoir, cette même action que l'amour, s'il était là, aurait déjà librement accomplie. Maxime du devoir : agis comme si tu aimais.
Aimer le prochain signifie pratiquer volontiers tous ses devoirs envers lui. Mais l'ordre qui nous en fait une règle ne peut pas non plus nous commander d'avoir cette intention conformes au devoir, mais simplement d'y tendre. Car le commandement que l'on doit faire quelque chose volontiers est en soi contradictoire. L'amour n'est pas un commandement : c'est un idéal ("l'idéal de la sainteté". dit Kant). Mais cet idéal nous guide, et nous éclaire.
On ne naît pas vertueux; on le devient. Comment ? Par l'éducation : par la politesse, par la morale, par l'amour.
La politesse, on l'a vu, est un semblant de morale : agir poliment, c'est agir comme si l'on était vertueux. Par quoi la morale commence, au plus bas, en imitant cette vertu qui lui manque et dont pourtant, par l'éducation, elle s'approche et nous approche. La politesse, dans une vie bien conduite, a pour cela de moins en moins d'importance, quand la morale en a de plus en plus. Mais ce n'est que le début d'un processus, qui ne saurait s'arrêter là. La morale, pareillement, est un semblant d'amour : agir moralement, c'est agir comme si l'on aimait. Par quoi la morale advient et continue, en imitant cet amour qui lui manque, qui nous manque, et dont pourtant , par l'habitude, par l'intériorisation, par la sublimation, elle s'approche et nous approche, elle aussi, au point parfois de s'abolir dans cet amour qui l'attire, qui la justifie et la dissout. Bien agir, c'est faire d'abord ce qui se fait (politesse), puis ce qui doit se faire (morale), enfin parfois c'est faire ce que l'on veut, pour peu qu'on aime (éthique).
Comme la morale libère de la politesse en l'accomplissant (seul l'homme vertueux n'a plus à agir comme s'il l'était), l'amour, qui accomplit à sont tour la morale, nous en libère : seul celui qui aime n'a plus à agir comme s'il aimait. C'est l'esprit des Évangiles, par quoi le Christ nous libère de la Loi, explique Spinoza, non en l'abolissant, comme l'a voulu stupidement Nietzsche, mais en l'accomplissant ("Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir ..."), c'est à dire, commente Spinoza, en la confirmant et en l'inscrivant à jamais au fond des coeurs. La morale est ce semblant d'amour, par quoi l'amour devient possible, qui en libère. Elle naît de la politesse et tend à l'amour : elle nous fait passer de l'une à l'autre. C'est pourquoi, même austère, même rebutante, nous l'aimons.
Encore faut-il aimer l'amour ? Sans doute, mais nous l'aimons en effet (puisque nous aimons au moins être aimés), ou la morale ne peut rien pour qui ne l'aimerait pas.
Sans cet amour de l'amour nous sommes perdus, et c'est peut-être la définition vraie de l'enfer, je veux dire de la damnation, de la perdition, ici et maintenant. Il faut aimer l'amour ou n'aimer rien, aimer l'amour ou se perdre. Quelle contrainte autrement ? Quelle morale ? Quelle éthique ? Sans l'amour, que resterait-il de nos vertus ?
L'amour est donc premier, non absolument sans doute (car alors il serait Dieu), mais par rapport à la morale, au devoir, à la loi. C'est l'alpha et l'omega de toute vertu. D'abord la mère et son enfant. D'abord la chaleur des corps et des coeurs. D'abord la faim et le lait. D'abord la caresse qui apaise ou console, d'abord le geste qui protège ou nourrit, d'abord la voix qui rassure, d'abord cette évidence : une mère qui allaite; et puis cette surprise : un homme sans violence, qui veille sur un enfant qui dort.
Source : A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus p. 296