L’année eucharistique 2005 touchant à sa fin, le mensuel « Magnificat » a présenté à ses lecteurs, aux dates des 4 et 9 novembre 2005, une Méditation du jour titrée Discerner le Corps du Christ. On pourrait trouver que ce texte est plus utile pour discerner les conséquences inévitables d’une certaine orientation liturgique – plus exactement antiliturgique – imposée, sans aucune loi écrite, depuis bientôt deux générations.
En deux articles, père Michel Gitton, prêtre du diocèse de Paris actuellement envoyé en Seine et Marne, commente d’abord cette autocélébration de l’Église, puis réfute point par point ce texte de « Magnificat ».
Le Père Gitton répond à un acticle maladroit paru au mensuel « Magnificat ». (cf http://www.ceremoniaire.net )
Pauvre P. de Lubac ! Il doit se retourner dans sa tombe en lisant ce que les catholiques d’aujourd’hui font de son travail décisif sur le thème du « Corps mystique » ! Il nous a appris le lien fort que la grande Tradition a toujours fait entre la communion eucharistique au Corps sacramentel du Christ et la construction de l’Église, Corps social du Christ. Mais de là à confondre dans une même adoration le Corps et le Sang précieux du Seigneur avec l’assemblée des fidèles, il y a un pas qu’il n’aurait jamais franchi. Cette autocélébration de l’Église par elle-même est peut-être le travers le plus grave qui puisse la guetter, elle qui a été fondée pour renvoyer au Christ, seule « Lumière des nations » (Lumen Gentium).
James Haggerty, dans une méditation reproduite dans Magnificat, tombe malheureusement largement dans ce défaut. Partant d’un trait qu’il attribue à Jean-Paul II, lequel aurait eu la coutume, à l’élévation, de regarder l’assistance (ce qui a de quoi étonner ceux qui ont assisté à sa messe privée toujours dite dos aux fidèles !), il développe l’idée qu’au moment de la consécration, sans doute la considération des espèces sacramentelles est-elle importante, mais plus encore ce Corps du Christ qu’est le Peuple de Dieu en train de se constituer autour de l’eucharistie. Rappelant ce que nous savons tous, le caractère transitoire des espèces sacramentelles, il en vient à dire :
« les espèces sacramentelles passeront, mais nous qui sommes unis pour les partager, nous ne passerons pas : en communion d’amour entre nous et au Saint Sacrement, nous sommes vraiment, réellement non seulement des espèces mais la substance même du Corps du Christ (…). La foi qui nous fait adorer le Pain consacré passera, mais l’amour qui nous fait nous aimer les uns les autres comme Jésus nous a aimé ne passera pas ».
On reste confondu devant la confusion mentale qui préside à cette envolée. Le parallèle entre le pain et l’assemblée est doublement faux, Jésus ne se transforme ni en pain ni en assemblée : de pain, il n’y en a plus quand il prend possession des espèces et, quant à l’assemblée, elle est en relation vitale avec lui, mais elle n’est jamais sa « substance ».
Où James Haggerty a-t-il vu qu’on adorait les espèces ? Ce qu’on adore, c’est Jésus caché sous les espèces ; on n’a jamais prétendu que l’adoration s’adressait au voile qui recouvre actuellement la divine Présence, mais c’est celle-ci qui est l’objet de l’adoration, sinon les catholiques seraient des idolâtres ! Que les apparences doivent changer et que les espèces du pain et du vin doivent disparaître, c’est évident, mais ce qui restera, c’est Jésus homme et Dieu, seul objet de notre adoration (et non ses fidèles, que nous respectons et que nous aimons, mais qui ne seront jamais notre Dieu). Si l’on suivait jusqu’au bout le raisonnement de notre auteur, cela voudrait dire qu’au ciel, on n’a plus à aimer Jésus comme personne, mais qu’on a à se fondre dans la cité des bienheureux. L’Apocalypse nous dit bien qu’au ciel les réalités du culte seront abolies, il n’y aura plus du temple, (« De temple, je n’en vis point en elle » (Ap 22, 9) ; mais pourquoi ? parce que les élus sont rassemblés ? Non ! parce que « le Seigneur, le Dieu Maître-de-tout, est son temple, ainsi que l’Agneau ».
Père Michel Gitton.
Suit une réfutation point par point de l’article [1]
Discerner le Corps du Christ.
La plupart des saints prêtres, quand ils élèvent l’hostie après la consécration, la suivent du regard et la contemplent. Attitude ô combien juste du point de vue de l’homme, tant il importe, sous les apparences du pain, de discerner le Corps (1 Co 11, 29).
Captatio benevolentiæ qui ne présage rien de bon, attendons la suite…
Cependant, quand le pape Jean-Paul II tenait l’hostie élevée, il fixait intensément son regard, non sur l’hostie, mais sur l’assemblée, comme s’il voulait s’exclamer : « Il est grand le mystère de la foi : vous êtes le Corps du Christ ! » Cette attitude, que tout le monde a pu constater lors des grands rassemblements comme les JMJ, était particulièrement frappante à l’occasion de ses messes « privées ».
Archi-faux ! tous les témoins sont unanimes : le Saint Père ne quitte pas des yeux son Seigneur durant la Prière eucharistique ; dans son oratoire privé, il dit la messe dos aux fidèles. Peut-être qu’un jour, un rayon de soleil…
En ce geste, le Saint Père voulait lui aussi manifester qu’il discernait le Corps. Toutefois, il Le discernait non d’un point de vue d’homme, mais du point de vue du Père : il nous voyait déjà tels que dans son dessein bienveillant le Père nous voit. Car que voit le Père quand nous sommes rassemblés pour l’eucharistie ? II voit que son dessein est accompli (Jn 19, 30), il voit que nous sommes tous ensemble le Corps du Christ, et chacun pour sa part un membre (1 Co 12, 27). En effet, c’est en vertu de la volonté du Père que nous avons été faits saints par l’oblation du Corps du Christ, une fois pour toutes (He 10, 10).
Bien sûr, le Père du ciel se réjouit quand il nous voit réconciliés avec lui, mais il se réjouit encore plus quand il contemple le sacrifice de son Fils, offert dans la sainte eucharistie.
Cette oblation du Fils bien-aimé, faite une fois pour toutes il y a deux mille ans, est actualisée à chaque messe au bénéfice de tout homme (He 10, 14). Dans ce dessein, le Corps du Christ, Celui en qui le Père met toute sa complaisance, n’est que très transitoirement voilé sous les espèces du pain.
Évidemment ! mais le Père, lui, voit son Fils Bien Aimé là où nous ne penserions voir que du pain.
Et Il ne l’est que pour l’homme, pour qu’on le mange et ne meure pas (Jn 6, 50), autrement dit : « Afin que nous devenions ce que nous avons reçu : le Corps du Christ » (Prière après la communion 27).
Le mode de présence est transitoire, mais pas Celui qui est présent, lequel est bel et bien là, tel qu’il sera toujours, pour notre joie, vivant et distinct de nous.
Les espèces du pain, naturellement, sont destinées á être digérées et assimilées, le mystère de la foi résidant essentiellement dans le fait que quand nous assimilons le Corps du Christ, la grâce nous est donnée de nous assimiler à Lui.
Aïe ! aïe ! aïe ! La présence du Christ va bientôt se restreindre à l’effet de grâce qu’il a en nous. Calvin n’est pas loin !
Aussi bien, selon le dessein d’adoption du Père, le Corps du Christ eucharistique qui demeure en vie éternelle (Jn 6, 58), c’est Celui dont les membres sont rassemblés pour, grâce à cette vraie nourriture (Jn 6, 55), accomplir son œuvre dans le monde (Jn 14, 12) et être incorporés à son Fils dans son sein.
Il faut peut-être distinguer la Tête et les membres, non ? Seuls les membres ont besoin d’être adoptés, notre « incorporation » au Christ ne veut pas dire identification…
C’est pourquoi, dans la prière eucharistique, le prêtre ose dire en notre nom : « Père très saint, que l’Esprit Saint fasse de nous une éternelle offrande à ta gloire. »
Oui, et après ?
En vérité, les espèces eucharistiques passeront, mais nous qui sommes unis pour les partager et les manger, nous ne passerons pas : en communion d’amour entre nous et au Saint-Sacrement, nous sommes vraiment, réellement non seulement des espèces mais, ici et maintenant, la substance même du Corps du Christ aimant les siens qui sont dans le monde et les aimant jusqu’au bout.
Parallèle illusoire : les espèces passeront, oui, mais ce qui subsiste aujourd’hui comme demain, c’est le vrai Corps né de la Vierge Marie. Nous ne sommes pas la réalité, dont les espèces eucharistiques ne seraient que l’annonce.
La foi qui nous fait adorer le Pain consacré passera, mais l’amour qui nous fait nous aimer les uns les autres comme Jésus nous a aimés ne passera pas (1 Co 13, 1-13).
Et l’amour de Jésus Homme-Dieu présent parmi nous, il passera ?
Et si, en cette Année de l’eucharistie, nous nous regardions les uns les autres comme le pape Jean-Paul II nous regardait : tels le Père nous voit, pour la vie éternelle ?
Oui, comme il voit son Fils s’offrant pour nous.
Réponses du père Michel Gitton.
[Note 1] Ces courtes citations de l’auteur James Haggerty, tirées des pages 67, 68, 127 et 128 du mensuel « Magnificat », numéro 156, novembre 2005, sont justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées, étant indiqués clairement le nom de l’auteur et la source, conformément à l’alinéa troisième de l’article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle.