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«... ce développement de Freud vers l'universalisation de la maladie - et du mal - n'est pas seulement une influence de Charcot. De manière plus fondamentale, c'est une habitude héritée de la doctrine chrétienne du péché originel. [...] Le christianisme n'a-t-il pas, d'une certaine manière, universalisé le concept de péché afin d'insister sur le besoin qu'ont tous les hommes, même les plus vertueux, du salut apporté par Jésus ?
Personne n'a mieux souligné cette analogie que David Bakan, dans son étude sur l'influence de la mystique juive dans la pensée de Freud :
- Que la psychanalyse ait grandi dans le contexte de la guérison des malades réputés incurables par les moyens médicaux orthodoxes, cela s'accorde avec la nature messianique du mouvement psychanalytique. Car il est typique que le messianisme prouve sa légitimité par sa guérison miraculeuse des malades. Ensuite, il se prononce sur des réformes sociales de grande ampleur. Ainsi, la psychanalyse de Freud partit de la guérison des individus pour aller vers la guérison de la société.
Freud lui-même n'est manifestement pas conscient de sa dette envers les archétypes religieux. De même, il ne mesure pas à quel point sa pensée parodie le judéo-christianisme lorsqu'il présente la psychanalyse comme un des coups majeurs infligés à l'amour-propre de l'homme (le deuxième coup après celui de Galilée, ayant été celui de Darwin, qui avait prouvé la nature animale indéracinable de l'homme). En prétendant saper les fondements de l'orgueil humain par sa révélation des pulsions inconscientes qui gouvernent l'homme, Freud s'arroge une mission prophétique qui ressemble fort à celle, par exemple, de saint Augustin quand il élabora la doctrine du péché originel, laquelle devait former le coeur de l'orthodoxie chrétienne au moins jusqu'au dix-huitième siècle. L'essence même de cette doctrine résidait dans son attaque portée à l'encontre de l'orgueil spirituel. Saint Augustin mena cette attaque en se servant d'une théorie de la nature humaine selon laquelle les hommes et les femmes, au lieu d'être maîtres de leur propre vie, étaient voués à demeurer la proie d'une masse grouillante et malpropre de pulsions et de désirs devenus, par la chute d'Adam, une partie indéracinable de leur nature. Remplacez l'âme par l'inconscient, le péché originel par le complexe d'Oedipe (et le confessionnal par le divan), et vous avez la religion freudienne.
Selon la doctrine augustinienne, les individus pouvaient chercher à contrôler ces pulsions grâce à la raison, mais ne pouvaient jamais espérer leur échapper durant leur vie terrestre. L'importance de cette doctrine était due au fait que par elle, et par elle seule, on pouvait établir le besoin d'une rédemption chrétienne de l'homme. Car le but essentiel de la doctrine était d'universaliser le concept du mal. Posant que tous les êtres humains souffraient d'une maladie de l'âme, elle impliquait du même coup que tous avaient besoin d'un médecin. Dans les mots de Pascal, la foi chrétienne traditionnelle reposait sur deux choses : «La corruption de la nature et la rédemption par Jésus Christ.»
La doctrine du péché originel régna pendant des siècles comme la théorie psychologique la plus importante de l'Europe chrétienne. Elle constitue, par son immense portée historique et son profond attrait psychologique, une part essentielle de l'héritage de la culture intellectuelle moderne.
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On devine le rapport entre ces aspects quelque peu oubliés de l'histoire religieuse et les raisons de l'accueil de la psychanalyse au vingtième siècle. Dans l'environnement intellectuel de la Vienne du dix-neuvième siècle, Freud se trouva au prise avec un obstacle culturel semblable par maints aspects à celui vécu par Johnatan Swift au dix-huitième siècle. A quelques exceptions près, le climat intellectuel versait dans l'optimisme rationnel sûr de soi. Beaucoup parmi les penseurs rationalistes les plus influents semblaient résolus à oublier que les hommes et les femmes aient jamais possédé toutes ces pulsions animales et perverses auxquelles on associe le corps. Tout cela était souvent traité comme le résidu animal d'une nature qui finirait par se raffiner en pure rationalité, grâce au pouvoir de la science.
Freud résista contre ce courant intellectuel par une doctrine qu'il croyait, à tort, fermement ancrée dans la science, alors qu'elle n'était qu'une imitation pseudo-matérialiste et crypto-spiritualiste de la doctrine du péché originel. C'est comme résurgence de cette pensée traditionnelle provisoirement refoulée par le rationalisme que s'explique le mieux, à mon sens, l'étrange sentiment de familiarité que suscita la psychanalyse. Elle permettait en somme à des matérialistes convaincus de satisfaire leur nostalgie ancestrale de la doctrine du péché originel.
En 1917, le biologiste de Harvard William Morton Wheeler se fit l'écho de beaucoup quand il souligna le contraste entre les théories de la psychanalyse et les psychologies plus rationnelles :
- Après avoir lu attentivement depuis vingt ans toute une bibliothèque de psychologies académiques à l'eau de rose, et avoir noté combien leurs auteurs ignorent ou survolent l'existence de phénomènes biologiques aussi prodigieux et fondamentaux que la faim, le sexe, ou la peur, je ne serais pas en désaccord avec, disons, un critique imaginaire débarqué de Mars, qui trouverait que beaucoup de ces ouvrages se lisent comme s'ils avaient été composés par des êtres nés et élevés dans un cloître, castré dans leur prime enfance et nourris pendant cinquante ans par un tube acheminant une nourriture liquide de composition chimique constante ...
- A présent, je crois que les psychanalystes en viennent aux choses sérieuses ... Ils ont eu le courage de creuser l'inconscient, ce terreau de tout l'égoïsme, la cupidité, la luxure, l'agressivité, la lâcheté, la paresse, la haine et l'envie que chacun d'entre nous porte comme héritage du monde animal.
A cet égard, la partie la plus révélatrice de son propos en est la conclusion. Car ce qui se présente comme un plaidoyer pour le réalisme biologique s'exprime dans un langage de moralité chrétienne traditionnelle; alors même qu'il discute la base biologique de la nature humaine, Wheeler semble bien proche de présenter une liste des sept péchés mortels.
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Freud, pas moins que Swift ou Wesley, offrait une vision de la personnalité qui peignait la nature humaine comme radicalement divisée contre elle-même. Les pulsions et appétits animaux qu'il localisait dans l'inconscient étaient caractérisés en termes essentiellement négatifs. Ils ne devaient pas, selon Freud, être affirmés ou incorporés dans le moi, comme faisant partie de sa richesse; ils devaient plutôt être reconnus par l'intellect puis contrôlés et sublimés par les pouvoirs de la raison.
Freud lui-même ne répugnait pas à employer la traditionnelle rhétorique du moralisme judéo-chrétien pour affirmer cet aspect de sa vision. Même s'il avait une approche douce de la perversion sexuelle, il continua d'employer ce concept et en venait presque parfois à endosser les vues conventionnelles, comme lorsqu'il compara «les pervers» aux monstres grotesques peints par Breughel pour la tentation de saint Antoine, décrivant leur pratiques sexuelles comme abominables.
Il usa d'une démonologie semblable pour décrire les souhaits cachés derrière les rêves. «Ceux-ci étaient, écrivit-il, les manifestations d'un égotisme débridé et sauvage ... ces désirs censurés semblent jaillir tout droit d'un véritable enfer.» Ailleurs, Freud emploie parfois le terme «mal» pour décrire l'inconscient. Comme on l'a déjà vu, il fait allusion à un moment donné au contraste entre l'être moral et l'être mauvais, ce dernier équivalent à l'inconscient.
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Tout ce qui est mauvais dans l'esprit humain est contenu à l'état de prédisposition. Freud dit clairement qu'il trouve désirable de supprimer et de contrôler cette partie mauvaise de l'esprit : «Notre esprit n'est pas une unité paisiblement maîtresse d'elle-même. On doit plutôt la comparer à un État moderne, dans lequel une foule, ivre de jouissance et de destruction, doit être matée par la force d'une classe supérieure.»
Comme les moralistes chrétiens du Moyen Âge, Freud eut aussi tendance à diviser les êtres humains entre bons et mauvais; d'un côté, ceux qu'il jugeait susceptibles de thérapie psychanalytique et, de l'autre, ceux qui étaient «hors du salut». Ceux qui pouvaient être aidés par la psychanalyse étaient vus comme intéressants moralement - dignes de tenir compagnie à Freud lui-même. La plupart des gens, toutefois n'avaient pas accès à cette catégorie de la dignité psychanalytique. Écrivant à propos d'un homosexuel, Freud déclara que «dans les cas les plus défavorables, on embarque de telles personnes ... à travers les océans, avec un peu d'argent, disons vers l'Amérique du Sud et là, on les laisse trouver leur destinée.» Ailleurs, dans une lettre à Lou Andreas Salomé, Freud fit même la confession explicite qu'un de ses pires traits de caractère était une certaine indifférence au monde ... En mon tréfonds, je ne puis m'empêcher de penser que mes compagnons humains, à quelques exceptions près, ne valent rien. Dans une lettre à son ami et disciple, le pasteur Oscar Pfister, il amplifia cette vue :
- «Je ne me suis pas trop cassé la tête sur le bien et sur le mal, mais je n'ai pas trouvé grand chose de bon chez les êtres humains pour tout dire. De mon point de vue, la plupart sont des ratés, peu importent qu'ils souscrivent en public à telle ou telle doctrine éthique ou à aucune. Si on doit parler éthique, je souscris à un haut idéal dont la plupart des êtres humains auquel j'ai eu affaire s'écartent lamentablement.»
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La plus troublante ressemblance entre la doctrine psychanalytique et la doctrine chrétienne de la perversion innée des êtres humains par le péché originel apparaît dans les propos de Freud et de ses disciples sur l'enfance. Car l'enfant est pour Freud un «pervers polymorphe». Il est peint de manière implicite ou explicite, comme un bouillon intérieur de perversion sexuelle et de rage sadique. Pour user des termes approbateurs de Erik Erikson, les théories de Freud présentent une vue de l'organisme infantile comme «une centrale d'énergie sexuelle et agressive».
Source : Richard Webster,
Le Freud inconnu. L'invention de la psychanalyse, Éditions Exergue, 1998 (Titre original :
Why Freud Was Wrong, Sin, Science, and Psychoanalysis), pp. 360-368
http://www.youtube.com/watch?v=FN8THGtN5Yk
(une illustration cinématique
a posteriori du propos de Webster; c'est vrai que si le cinéaste était lui-même fils de pasteur, Freud descendait d'une lignée de rabbins)