Griffon a écrit :
Les cours de Théologie ou de Philosophie n'abordent-ils pas cette notion de l'esprit ?
Tout à fait. D’abord regardons comment Saint Thomas d’Aquin dans la « Somme contre les Gentils » évoque l’esprit, de façon à signifier la « texture intellectuelle » dont celui-ci est essentiellement fait, suivant en cela les textes scripturaires.
« 49 : LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N’EST PAS UN CORPS
C’est pour cela que
la Sainte Écriture appelle esprits les substances intellectuelles ; elle a coutume de nommer ainsi le Dieu incorporel, selon le texte de saint Jean, IV, 24 : Dieu est esprit. Il est dit, par ailleurs, dans la Sagesse, VII, 22-23 : Il y a en elle — la Sagesse divine —
un esprit d’intelligence capable de comprendre tous les esprits intelligibles. »
D’autre part remarquons comment il prend soin de distinguer l’Esprit de Dieu (Spiritus Sanctus), qui est le même pour tous, même si ses opérations sont diverses en ses créatures, des esprits de ces mêmes créatures. (spiritus mali, spiritus boni, spiritus defunctorum, spiritus hominum)
« 17 : L’ESPRIT-SAINT EST VRAIMENT DIEU
Si quelqu’un prétend que les œuvres proprement divines dont il vient d’être question, ne sont pas attribuées à l’Esprit-Saint au titre de la causalité première, apanage de Dieu, mais au titre du ministère instrumental, part de la créature, la fausseté de cette opinion est manifestée à l’évidence par ces paroles de l’Apôtre : il y a diversité d’opérations, mais c’est le même Dieu qui opère tout en tous ; et ensuite, après l’énumération des divers dons de Dieu : C’est un même et seul Esprit qui opère toutes ces choses, les répartissant à chacun comme il lui plaît. C’est dire clairement que l’Esprit-Saint est Dieu, puisqu’on lui attribue des oeuvres qu’on avait plus haut attribuées à Dieu, et puisqu’on affirme qu’il les accomplit selon son bon plaisir. Il est donc évident que l’Esprit-Saint est Dieu. »
C’est encore l’Esprit-Saint, extrinsèque à notre âme donc, mais se rendant présent à elle par un mode mystérieux, qui la meut vers son bien suprême :
« 22 : DU RÔLE QUE L’ÉCRITURE FAIT JOUER A L’ESPRIT-SAINT DANS LE RETOUR DE LA CRÉATURE VERS DIEU
Là où est l’Esprit du Seigneur, proclame à juste titre l’Apôtre, là est la liberté ; et encore : Si vous êtes sous la conduite de l’Esprit, vous n’êtes plus sous la loi. Voilà pourquoi on dit encore de l’Esprit-Saint qu’il mortifie les oeuvres de la chair ;
par son amour l’Esprit-Saint nous oriente vers le vrai bien dont nous détournent les passions de la chair, selon la parole de l’Apôtre : Si, par l’Esprit, vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez. »
Dans sa « Leçon de philosophie scolastique » le père Cornoldi, Professeur de Grand Séminaire, nous explique ce qu’il faut entendre par « spirituel » (donc propre à un esprit ») :
« (Logique première partie, troisième leçon)
On définit l'homme comme un animal raisonnable : substance complète, il est composé de deux substances incomplètes, la matière et l'âme. L'homme est comme un petit monde, parce qu'il participe de la nature des autres êtres. L'âme humaine, qui informe le corps de l'homme, est le principe de toute activité en lui, le principe de sa vie végétative, sensitive et intellectuelle. Dans l'homme, considéré comme substance possédant la vie végétative, nous voyons les mêmes facultés que dans les plantes, mais à un degré supérieur : la nutrition, l'accroissement et la génération. Dans l'homme, considéré comme substance possédant la vie sensitive, nous voyons les mêmes facultés que dans les animaux.-Il a leur faculté de connaître, par conséquent, les cinq sens de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, du toucher, avec lesquels il se représente les objets extérieurs corporels; ou mieux, par le moyen desquels les diverses substances corporelles s'unissent diversement à l'homme, pour lui apporter, en quelque sorte, leur propre connaissance. Outre les cinq sens externes, l'homme possède un sens intime, avec lequel il perçoit les modifications des sens externes et celles de son organisme interne : il recueille ainsi la matière, pour la formation des images, dernier terme de la connaissance animale. A celte faculté sensitive de connaître répond dans l'homme, en tant qu'animal, une faculté appétitive sensible, avec laquelle il tend vers ce qui se présente au sens comme convenable, c'est-à-dire bon, et dans laquelle se trouve la force locomotrice, qui meut les membres.
Enfin, dans l'homme, en tant que raisonnable, nous voyons des facultés spéciales et supérieures aux précédentes. Il y en a deux surtout qu'il faut distinguer : intelligence et la volonté, facultés immatérielles ou spirituelles. Voici en deux mots ce qu'il suffit d'en savoir pour le moment.
Les choses s'unissent à l'intellect de l'homme, et de cette union découle leur connaissance qui se fait en une image spirituelle, exprimée par l'intellect et appelée verbe. Avec le verbe et dans le verbe, l'intellect connaît tout ce qu'il connaît. Mais comme les choses qui environnent l'homme sont matérielles ou corporelles, et que l'intellect est une faculté immatérielle ou incorporelle, elles ne peuvent s'unir à lui immédiatement; elles s'unissent par le moyen des espèces intelligibles, qui se forment dans l'intellect lui-même et qui les représentent. Informé par l'espèce intelligible de la chose, l'intellect, avec le verbe mental, se dit à lui-même ment la chose simple- même. Ainsi, quand l'oeil a vu un lion, et que la sensation extérieure a été produite, quand, dans l'imagination, s'est formée l'image du lion et que, dans l'intellect, existe l'espèce intelligible, c'est-à-dire la représentation spirituelle du lion, le même intellect, par un verbe incomplexe, dit en lui-même et à lui-même: lion (1). Ensuite, ayant les espèces intelligibles du lion, de la férocité et de la douceur, il engendre un verbe complexe, dans lequel il dit : le lion est féroce; La plupart des philosophes modernes continuent à tomber dans l'erreur, confondant l’idée avec l’espèce intelligible et le verbe mental, et donnent aux jeunes gens de fausses notions en leur parlant des idées. L’idée, comme nous le verrons, est l’exemplaire d'une chose ou d'une action, et n'appartient pas à la science spéculative, mais à la pratique. C'est dans ce sens que l'ont entendue tous les grands philosophes et théologiens jusqu'à Descartes. Enfin l'intellect va d'un verbe complexe, c'est-à-dire d’un jugement, à un autre, les compare, les unit ou les divise, et engendre un nouveau verbe complexe, un jugement résultant du discours qu'il vient de faire. Ce discours intérieur de l'intellect s'appelle raisonnement; en voici un exemple : Aucun lion n'est bipède; or tout oiseau est bipède; donc aucun lion n'est oiseau. Le fruit ou la fin de ce raisonnement est de connaître clairement et distinctement la vérité des choses. L'ordre, dans lequel doivent être disposés les actes de l'intellect pour obtenir cette fin, s'appelle ordre logique ou rationnel; c'est de lui que nous avons à nous occuper clans la logique. ( …)
A cette faculté immatérielle de connaître, qui est l'intellect, par laquelle l'homme s'unit à toutes les choses et les connaît, correspond la faculté appétitive qui s'appelle volonté, par laquelle l'homme tend vers l'objet connu, et l'embrasse quand il le connaît comme son bien, c'est-à-dire comme convenable à sa nature. Illuminée par l'intellect, cette faculté appétitive, n'est pas comme la faculté appétitive inférieure qui tend nécessairement, vers le bien que le sens lui montre; douée de liberté elle peut, à son gré, tendre vers tel ou tel bien, sans être déterminée par la prééminence de celui-ci sur celui-là; elle peut vouloir ou ne pas vouloir toute chose qui se présente à elle comme un bien fini.
L'acte par lequel l'intellect, en engendrant le verbe, fait sienne la chose qu'il connaît, et lui donne dans le verbe même une existence spirituelle, s'appelle entendre : l'acte, par lequel la volonté tend ou s'unit à son objet, s'appelle aimer. Nous n'avons pas jusqu'ici mentionné la mémoire et la raison, parce que nous avons voulu donner une légère esquisse des facultés qui sont réellement distinctes entre elles. Or, dans l'homme, considéré soit comme animal, soit comme être raisonnable, la mémoire n'est pas une faculté réellement distincte. Dans l'homme, considéré comme animal, elle est l'imagination elle-même, en tant qu'elle retient les espèces ou images sensibles des choses senties; dans l'homme, considéré comme être raisonnable, elle est l'intellect lui-même, en tant qu'il conserve les espèces intelligibles des choses que l'homme a connues en engendrant le verbe intérieur.
La raison est l'intellect lui même, qui s'appelle intelligence en tant que par un seul acte il voit le vrai, et raison en tant qu'il discourt ou raisonne afin de le voir. »
Pour résumer, le père Cornoldi en exhibant deux facultés immatérielles de l’homme : l’entendement d’où procède la connaissance intellectuelle et la libre volonté d’où procède l’amour (on retrouve toujours le fameux diptyque « amour-connaissance » qui en Dieu ne fait qu’un) nous montre pourquoi l’homme, s’il n’est pas un esprit, a en tout cas un esprit : il connaît d’une connaissance immatérielle, il aime d’un amour non charnel, il a donc un esprit, et peut être qualifié à ce titre de créature spirituelle. (attention pas « purement spirituelle » ce qui serait faux et en ferait un ange).
Autre écueil à éviter, ce serait de croire que l’esprit humain serait substantiel et viendrait en sus de l’âme, alors qu’il correspond en fait aux fonctions supérieures de l’âme (voir plus haut), l’âme qui est la seule et unique forme substantielle de l’homme. Ainsi dans l’article 462 du IIème tome du « Manuel de Philosophie Thomiste » le Chanoine et Docteur Henri Collin (Grand Séminaire de Versailles) démontre que la spiritualité se rapporte à l’âme, pour les raisons déjà évoquées (intellection et volition) :
« 462 L’âme spirituelle:
Comme toute forme substantielle (cf n°75, II), comme tout principe vital (cf n° 139), l’âme humaine est simple : en d’autres termes, elle n’est pas composée de parties, ni essentielles (matière et forme), ni quantitatives.
Mais elle est de plus spirituelle, c'est-à-dire intrinsèquement indépendante de la matière dans certaines de ses activités et par conséquent dans son existence, comme les anges et Dieu lui-même, supérieure en cela aux âmes matérielles des plantes et des animaux. Les Matérialistes le nient, soit qu’ils n’admettent d’autre réalité active que les forces physico-chimiques de la matière, excluant ainsi tout principe vital (Mécanisme biologique), soit qu’ils réduisent la vie intellectuelle à la vie sensible (Empirisme).
Pour démontrer de façon satisfaisante la spiritualité, il importe d’en expliquer la définition et de préciser ce qu’on entend par indépendance intrinsèque à l’égard de la matière.
Dans l’usage courant, est dit spirituel, l’être doué d’esprit, c'est-à-dire d’intelligence et de volonté libre, par opposition au vivant sensible, comme l’animal qui ne jouit ni de la raison, ni de la liberté. Or pour les thomistes, le signe de cette spiritualité c’est l’indépendance intrinsèque dans l’opération et donc dans l’existence par rapport à la matière. Cette indépendance est vérifiée, lorsqu’aucun organe corporel n’intervient comme cause de l’acte. Or dans les opérations de l’esprit aucun organe corporel n’intervient comme cause ; sinon cette cause laisserait trace de sa causalité et impliquerait soit dans l’acte soit dans son objet une forme corporelle. C’est ce qui se produit dans les opérations sensibles ; elles ne peuvent porter que sur un objet corporel. Mais il n’en est pas de même pour les opérations de l’esprit ; elles sont immatérielles (cf n°185) quant à l’acte, quant à l’objet et quant à la façon même de le saisir. C’est ce que nous allons maintenant démontrer.
Un être qui agit d’une façon spirituelle est spirituel, au moins partiellement – puisqu’on agit suivant, ce qu’on est, l’agir étant l’épanouissement naturel de l’être -.
Or l’homme agit d’une façon spirituelle, est capable d’opérations intrinsèquement indépendantes de la matière, à savoir, celles :
1° De l’intelligence :
a) Qui conçoit les réalités immatérielles (…)
b) Qui connaît l’infinité des choses(…)
c) Qui perçoit les rapports nécessaires(…)
d) Douée d’un pouvoir de connaître par négation, c'est-à-dire par élimination de tout ce qui est lié à la matière(…)
e) Qui ne connaît les chose matérielles que d’une façon immatérielle(…)
f) Qui réfléchit sur son acte (…)
2° De la volonté qui se porte et vers le bonheur et vers des biens immatériels, le devoir, le dévouement, la vertu, la science. (…)
Il est aussi important de comprendre que ce qui fait la nature humaine, ce qui est sa différence spécifique, c’est sa raison ou intelligence discursive (discursive pour ne pas la confondre avec l’intelligence angélique), ce que le Chanoine Lallement rappelle dans son « Commentaire du De Ente et Essentia » p 559 :
« une précision de vocabulaire :
L’intelligence étant ainsi opération de l’âme humaine, nous pouvons et nous devons ; puisque nous connaissons et nommons les êtres par leurs opérations, appeler l’âme humaine une intelligence, de la même manière – d’une certaine façon – que nous nommons les esprits purs des intelligences. Lorsque, en effet, nous les nommons des intelligences, nous ne voulons pas dire qu’ils ne seraient qu’actes d’intelligence ; nous signifions seulement leur nature, comme il est tout à fait normal, par leur opération distinctive : leur essence est intelligence au sens de principe radical d’intellection. De cette manière aussi l’âme humaine peut être appelée intelligence, ce que fait fréquemment Saint Thomas, en disant que
dans l’homme c’est le principe intellectif qui est forme du corps, forme spécifique : il ne veut évidemment pas dire par là que c’est la faculté d’intelligence, laquelle est de l’ordre accidentel, qui est forme substantielle ; il s’agit du principe radical, de la forme substantielle intellective. Il y a cependant une différence avec les esprits purs, encore une différence à noter, au sein même de la ressemblance. L’esprit pur est principe radical d’une puissance intellective qui est toujours en acte, tandis que l’âme humaine est principe radical d’une puissance intellective qui n’est pas toujours en acte : elle est principe radical de l’intellect possible. (…) »
Cependant, il ne faudrait pas tirer prétexte de la nature intellective de l’esprit, de tout esprit, pour tomber dans le platonisme et minorer l’importance de la volonté, surtout de la volonté rendue parfaite par une motion de l’Esprit-Saint, donc minorer l’amour, car rappelons que, si l’esprit est bien de nature intellective, ce n’est pourtant pas sur la connaissance qu’il est jugé, mais sur l’amour. Ainsi le père Cornoldi, dans sa leçon scolastique, nous montre que c’est la volonté qui détermine l’intelligence à croire, et que cette détermination peut s’avérer plus forte que la détermination par les faits et par la science.
« De la foi.
La foi est un jugement par lequel nous disons que une chose est vraie en nous fondant sur l'autorité de celui qui nous l'affirme. D'où l'on voit : 1° que le sujet de la foi (potentia quae subjicitur fidei) n'est pas la volonté, mais l'intelligence ; 2° que ce jugement ne peut être évident, puisqu'on ne voit ni immédiatement ni médiatement le lien entre le sujet et l'attribut. Dans la foi, ce n'est pas la vérité, qui se manifeste avec une évidence soit médiate soit immédiate, ce n'est pas non plus le fait, qui se rend présent à la raison, mais c'est l'autorité qui porte l'intelligence à accepter ce qui est affirmé, c'est-à-dire à croire celui qui rend un témoignage; et, par conséquent, dans la foi, l'autorité, constituée par la science et la véracité du témoin, est l'objet formel de la certitude. L'intelligence étant une puissance nécessitée, et non libre dans ses actes, elle ne sera déterminée à produire nécessairement son verbe, ou le jugement d'une chose, que par la vue médiate ou immédiate de la vérité dans l'ordre idéal, comme pour la science, ou par la présence de la chose, comme dans l'expérience. Mais l'autorité ne présente à l'intelligence ni la vue médiate on immédiate de la vérité, ni la chose; elle donne seulement la raison extrinsèque qui porte à croire.
Il faut donc que la volonté, qui a sur les autres puissances de l'homme un certain empire, en vertu duquel elle les détermine souvent à leurs actes, détermine l'intelligence à prononcer son jugement, c'est-à-dire à croire. L'acte de croire est donc libre, puisque la volonté coopère à son existence et commande à l'intelligence. Et, telle est l'influence exercée, par la volonté sur les puissances qui lui sont subordonnées, que, parfois, elle les détermine à leur acte avec plus d'énergie que lorsqu'elles y sont déterminées par leurs objets naturels ; et c'est ainsi que la volonté peut déterminer l'intelligence à croire, et la tenir plus fixe et plus stable dans son acte de foi, que si elle était mue par la vue de la vérité ou du fait :
par conséquent, la certitude de la foi, ainsi obtenue; peut être plus stable que la certitude de la science et de l'expérience. »
Un Tel verra comme feu Celui qu'il n'a pas connu comme lumière (St Grégoire Le Théologien)