Sur la nécessité de la loi sociale par Albert de Mun

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Charles
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Sur la nécessité de la loi sociale par Albert de Mun

Message non lu par Charles » mar. 28 mars 2006, 21:11

Albert de MUN - 1884
- Sur la nécessité de la loi sociale -
Discours prononcé à la Chambre des députés le 25 janvier 1884.

Voilà dans quelle pensée je monte à la tribune, et, je n'ai pas besoin de le dire, l'esprit bien libre de toutes les arrière-pensées qui, dans un débat parlementaire, peuvent toucher aux intérêts ministériels, dans lesquels nous n'avons rien à voir. Mon intention est de parler pour la Chambre et pour le pays qui nous entend, plutôt que d'interpeller un ministère. Messieurs, la question qui s'agite ici est bien plus profonde dans ses sources, bien plus vaste dans ses conséquences, que ne pourrait l'être une crise passagère, si grave, si violente qu'elle pût être : ma conviction, c'est qu'il se fait dans le monde, à l'heure où nous sommes, par l'effet d'un ensemble de causes morales et matérielles, un grand mouvement social, une évolution profonde ; et que, de la manière dont ce mouvement sera conduit, des transformations qui sortiront de ce trouble général dépendront la paix et la prospérité des nations civilisées. La question est de savoir si tous ceux qui ont intérêt à la conservation sociale, - et je n'en excepte naturellement personne, - sauront à temps se réunir et s'entendre, non pas pour se coaliser dans une infructueuse résistance, mais pour diriger, pour conduire la réforme économique devenue nécessaire, ou si cette réforme inévitable se fera définitivement sans eux et contre eux. Voilà la question : il n'y en a pas de plus haute dans l'ordre politique, je n'en connais pas qui mérite à un plus haut point de fixer l'attention des hommes d'Etat ; elle a un nom : c'est la question sociale. On a dit qu'il n'y en avait pas, qu'il n'y avait que des questions sociales ; je crois qu'on s'est trompé, il y en a une qui résume toutes les autres : c'est celle dont je parle ici. Tout récemment, dans un article frappant sur l'enchérissement de la vie, un écrivain de la Revue des Deux Mondes la définissait par l'effort instinctif des multitudes pour amoindrir la misère et pour alléger le travail. J'accepte la définition, bien que je ne la trouve pas complète, parce qu'elle met en lumière l'aspect principal et le plus saisissant de la question. Amoindrir la misère et alléger le travail ! eh ! bien, Messieurs, si, me plaçant à ce point de vue, je cherche à me rendre compte des causes générales de la crise qui nous agite, la première chose qui me frappe, c'est que ce n'est pas une crise française, mais une crise internationale. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.) Les nations modernes sont en souffrance, et la maladie chronique qui les épuise, - j'ai déjà exprimé cette idée, et je ne cesserai de la répéter, parce que je la crois fondamentale, c'est l'excès de la concurrence.

Depuis un siècle, des doctrines nouvelles se sont levées sur le monde, des théories économiques l'ont envahi, qui ont proposé l'accroissement indéfini de la richesse comme le but suprême de l'ambition des hommes, et qui, ne tenant compte que de la valeur échangeable des choses, ont méconnu la nature du travail, en l'avilissant au rang d'une marchandise qui se vend et s'achète au plus bas prix.

L'homme, l'être vivant, avec son âme et son corps, a disparu devant le calcul du produit matériel. Les liens sociaux ont été rompus ; les devoirs réciproques ont été supprimés ; l'intérêt national lui-même a été subordonné à la chimère des intérêts cosmopolites, et c'est ainsi que la concurrence féconde, légitime, qui stimule, qui développe, qui est la nécessaire condition du succès, a été remplacée par une concurrence impitoyable, presque sauvage, qui jette fatalement tous ceux qu'elle entraîne dans cette extrémité qu'on appelle la lute pour la vie.

Dans ce combat à outrance, l'abaissement du prix de revient est devenu la grande nécessité, la grande préoccupation des producteurs. Comme, dans toute entreprise industrielle, les frais généraux ne varient guère, il a fallu, pour arriver à cet abaissement du prix de revient, augmenter sans cesse la production, cette surproduction, favorisée de toutes manières par tous les développements de l'industrie moderne, par toutes les forces nouvelles que le génie de l'homme arrache à la nature, par la vapeur, par l'électricité, par l'outillage toujours perfectionné, cette surproduction a eu ce corollaire immédiat : l'excès du travail. Je ne voudrais rien dire Messieurs, qui dépasse la mesure, je ne voudrais pas aller au delà de ce qui est juste et légitime ; mais je ne puis m'empêcher d'insister là-dessus, parce que c'est le point capital, celui qui touche directement à la condition de l'ouvrier : on a abusé du travail, et des forces de l'homme....

Source : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/7ee.asp

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Message non lu par DeLesdiguieres » mar. 28 mars 2006, 23:46

Ce qui est bizarre dont ce monde productiviste et qui court après leur très saint bénéfice, c'est que les gens ne semblent pas si malheureux , non ?, enfin je pense qu'une certaine neurasthénie s'est installé , une certaine passivité...
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Message non lu par MB » mer. 29 mars 2006, 1:36

Bonsoir !

Le texte reproduit est très intéressant, mais pour l'analyser il faut faire un certain nombre de mises au point. D'abord une chose toute bête : dans quel contexte immédiat le discours est-il prononcé ? Quel est le sujet du jour ? Ici, cela a son importance.

Autre chose : quand le discours est-il dit ? en 1884. Or cette date n'est pas innocente, car depuis une dizaine d'années (le krach de 1873), la France traverse une conjoncture économique morose (un peu comme aujourd'hui, avec une croissance mais faible). Il faut donc tenir compte des accents conjoncturels de ce texte, que l'auteur a tendance à transformer en idées générales et mondiales : il parle de crise internationale, ce qui n'est pas faux, sauf qu'à cette époque l'Allemagne est précisément sortie de la crise, c'est même l'année, si je me souviens bien, où en terme de richesse elle dépasse la France. On est, chez nous, dans une de ces phases de langueur dont les Gaulois cultivent si bien le secret.

Il faut également tenir compte de ce qu'à son époque, les débats sur le capitalisme en France sont répandus ; à plus forte raison depuis le krach de l'Union générale de 1882 : il s'agissait, sauf erreur de ma part, d'une banque créée plus ou moins par des catholiques et des personnes un peu nationalistes, avec une certaine connotation antijudaïque (lutter contre Rothschild, Bleichröder, etc.). Or la faillite - rapide - de cette institution a laissé des traces dans l'esprit des catholiques sociaux de l'époque, et une certaine rancoeur contre le système bancaire existait alors. Je vois d'ailleurs une trace de cela dans le discours : Albert de Mun parle d'"intérêts cosmopolites", ce qui n'est pas innocent ici.

En passant plus loin dans le discours, je m'aperçois de quelques remarques qui n'ont pas de sens et qu'on ne peut expliquer qu'en les remettant dans le contexte médiatique et intellectuel de l'auteur :

- il parle d'un article sur l'enchérissement du côut de la vie, ce qui paraît bizarre ; le 19ème siècle est au contraire un siècle de staibilité des prix (sauf à la fin de la Belle époque). Il faudrait en savoir plus ; la sensation de la chose économique peut parfois être différente de la réalité.

- il y a une erreur flagrante, une méconnaissance évidente de l'économie. Un tissu d'erreur dans les phrases suivantes : "Dans ce combat à outrance, l'abaissement du prix de revient est devenu la grande nécessité, la grande préoccupation des producteurs. Comme, dans toute entreprise industrielle, les frais généraux ne varient guère, il a fallu, pour arriver à cet abaissement du prix de revient, augmenter sans cesse la production, cette surproduction, favorisée de toutes manières par tous les développements de l'industrie moderne, par toutes les forces nouvelles que le génie de l'homme arrache à la nature, par la vapeur, par l'électricité, par l'outillage toujours perfectionné, cette surproduction a eu ce corollaire immédiat : l'excès du travail".

A. de Mun ne comprend pas la logique des investissements de productivité, et ne comprend pas que précisément, les frais généraux diminuent dans les entreprises industrielles, grâce au progrès technique ; l'électricité, la vapeur, etc., le permettent : ces moyens n'ont pas pour but de produire plus en soi, mais de produire pour moins cher. Je passe également sur la notion d'excès de travail, qui n'a aucun sens (à vrai dire, en modernisant un peu la rhétorique, en l'appauvrissant, on croirait lire Martine Aubry). On a ici les plaintes habituelles de ceux qui ne connaissent rien à l'économie, c'est la rengaine habituelle sur le progrès technique. A moins qu'A. de Mun n'entende pas les mêmes choses par ces termes ?

Ce texte, finalement - et je passe sur d'autres choses - ne laisse à comprendre qu'une seule conclusion : non que la situation soit la même ; mais que, hélas, le discours n'a toujours pas changé.
Pour être franc cela dit, j'ai fait ces analyses au débotté, d'après les quelques souvenirs de mes lectures sur la période, ce qui suppose bien sûr que j'aie pu me tromper. Mais j'insiste sur le principe d'une saine utilisation des textes historiques : il faut éviter de se lancer dans des réflexions hors contexte.

Amicalement
MB

Serge BS
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Message non lu par Serge BS » mer. 29 mars 2006, 9:55

Si j'ai bonne mémoire, ce discours d'Albert de Mun a été prononcé à l'occasion du débat sur la création des syndicats. Bien qu'il fut partisan du système des corporations, face à la situation des ouvriers au travail - les journées de 13 ou de 15 heures étaient habituelles -, il allait se prononcer en faveur de ces syndicats, mais en les réclamant uniquement professionnels, mixtes et jouissant de la personnalité civile et du droit de posséder. Il les voyait ainsi comme un instrument de justice et de conservation sociale. Malgré ses répugnances pour la loi proposée, il allait la soutenir, réclamant l'intervention de l'État et des lois protectrices de la faiblesse et des droits de chacun. De même, il avait pris conscience du fait que, sans une législation internationale du travail, toutes les mesures que l'on pourrait prendre en faveur des ouvriers seraient inutiles et réduites à néant du fait de la concurrence extérieure.

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