1954 : le procès Oberg et Knochen

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Virgile
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1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Virgile » ven. 24 févr. 2012, 4:56

Cinci a écrit :L'information sur Jacques Chirac n'est pas à dédaigner bien sûr. C'est bon. Mais dans un petit article que j'ai ici sous la main, je lis que l'année de l'élection de Pierre Mendès France, en 1954, il y aurait eu un procès important dit Oberg et Knochen, et que ce serait pendant ses audiences qu'aurait été révélé pour la première fois l'ampleur de la Collaboration et de la répression du régime de Vichy. Après ? Je songe (c'est mon petit flash personnel) au film d'Alain Resnais Nuit et Brouillard. Et je me demande en quelle année ce film est-il sorti sur écran ? Mille neuf cent ... (?)
Le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais a été réalisé en 1955 - il entend essentiellement lutter contre la banalisation ou la négation des atrocités commises par les nazis.

L'année précédente avait eu lieu le procés du Standartenfürher Helmut Knochen et de l’Obergruppenführer Karl Oberg.

Helmut Knochen était le Chef de la police de sûreté (SIPO) et du service de sécurité (SD) pour la France. Il a eu donc à faire avec la déportation des Juifs français vers les camps de concentration. Mais également avec le traitement des résistants français capturés – et le plus souvent éxécutés, par l’armée allemande. L’Obergruppenführer Karl Oberg, qui était le supérieur hiérarchique du précédent, était le Chef de la SS et de la Police pour la France.

C’est effectivement au cours de leur procès, qui s’est donc déroulé en 1954, qu’ont été dévoilés, et pour la première fois en France, les conditions et les moyens de la déportation des Juifs français.

Deux choses très curieuses. D'abord le sort réservé par l’Etat français aux deux criminels de guerre. Karl Oberg est condamné à mort en 1954 pour crimes de guerre par les tribunaux français. Mais la peine est commuée en prison à vie, et il obtient finalement une grâce présidentielle qui réduit sa peine en 1958. Helmut Knochen est condamné à mort au cours du même procès. Il obtient lui aussi une grâce présidentielle et une réduction de peine. En fin de compte, les deux hommes sont libérés - oui, libérés - de prison en 1962, sur ordre du général De Gaulle!!!

Un peu moins d’un mois plus tard, c’est la signature du traité de coopération franco-allemand de 1963. Les deux hommes sont morts libres, et très tranquillement, dans leur lit.

Ensuite, lors du procès de l’Obergruppenführer Karl Oberg et du Standartenfürher Helmut Knochen, les fonctionnaires français qui avaient collaboré avec eux pour permettre la déportation des Juifs français ne sont aucunement inquiétés. Ils poursuivent très tranquillement leurs activités. Et il faudra attendre encore des années et des années pour que certains d’entre eux soient enfin traînés devant les tribunaux...

Par exemple, René Bousquet, acquitté par la Haute Cour de justice en 1949, poursuivait sa carrière à la Banque d'Indochine, etc. Lorsqu'il sera à nouveau question de le traduire en justice, dans les années 80, les juristes de la mission de la Fédération internationale des droits de l’homme affirmeront qu'"il y a une décision politique au plus haut niveau de ne pas faire avancer l’affaire Bousquet". A l'époque, ce n'était plus Charles De Gaulle, mais François Mitterand qui présidait aux destinées de la République française...

Comme je l’écrivais plus haut, le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais a été réalisé en 1955... et il entend lutter contre la banalisation des atrocités commises par les nazis, leur négation, leur oubli. Contre le fait par exemple, que l’Etat français, Général De Gaulle en tête, et pour des motifs politiques ou d'autres motifs inavouables, ait jugé acceptable que des criminels de guerre de la trempe de l’Obergruppenführer Karl Oberg et du Standartenfürher Helmut Knochen puisse aller tranquillement prendre leur retraite, libre comme l’air, et aller mourir en famille dans leur Allemagne natale.

Si l'on veut tout savoir sur la "justice" rendue par l'Etat français en matière de crimes de guerre, alors il faut lire le livre très intéressant de Claudia Moisel, "La France et les criminels de guerre allemands. Politique et pratique de la poursuite pénale après la deuxième guerre mondiale". C’est instructif... et en même temps désespérant. La conclusion c’est qu’aucun des grands criminels de guerre allemand n’a subi la peine capitale. Et que l’échec de la politique de condamnation des crimes de guerre dans les années cinquante a suscité un intense sentiment de frustration chez les résistants et les Juifs français : normal à la vue d’une telle parodie de justice – car s’en est une.

Maintenant, il faudrait pouvoir examiner les raisons exactes d'un tel "échec", toutes les raisons – et aussi les raisons pour lesquelles l’Etat français a soudain "découvert", bien plus tard, au moment le plus opportun, que des fonctionnaires français avaient effectivement participé aux atrocités commises par les Allemands. Et surtout, les raisons pour lesquelles il s’est toujours trouvé bien pratique d’avoir un Jean-Marie Le Pen à "diaboliser", mais encore plus pratique de l'avoir à ce moment-là.

Il faudrait aussi examiner les raisons politiques pour lesquelles l'Etat français a cru bon de maintenir en place un "résistancialisme" officiel alors qu'il pratiquait de façon systématique une politique d'indulgence à l'égard des crimes de guerre nazis. Puis de renoncer à tout lorsqu'il s'est agit de sauvegarder ses intérêts. Et parler du tabou de la société française : celui qu'entretiennent les élites socio-culturelles de notre pays.

Amicalement.
Virgile.

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Re: 1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Cinci » ven. 24 févr. 2012, 8:13

Bonjour,

Je découvre l'ouverture du présent fil. Je pensais bien en ouvrir un pour glisser le petit compte-rendu de l'ouvrage de Rousso déjà évoqué. Mais je pense que je pourrai le glisser ici finalement. Il vaut peut-être mieux éviter la dispersion.

Alors allons-y donc pour les petits repères :


Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, 414 p.

«... l'ouvrage d'Henry Rousso n'est pas une autre histoire de Vichy. Il s'inscrit dans un courant relativement nouveau de l'histoire de la mémoire qui s'est amorcé en France au début des années 1980. L'auteur retrace pas à pas l'évolution d'une histoire en parallèle : celle de la constitution de la mémoire des années noires. Les manifestations du syndrome surgissent dès l'immédiat après-guerre et continuent de poindre dans la société française encore aujourd'hui. À partir d'une approche événementielle, l'objectif de Rousso consiste à mettre en relief les liens qu'entretiennent entre-elles les réminescences du passé et les bouleversements qu'elles entrainent dans la mentalité présente. L'ouvrage est divisé en deux parties. La première retrace l'évolution du syndrome alors que la deuxième est consacrée aux réseaux de transmission du syndrome et à la réceptivité de l'opinion publique.

La première période, le deuil inachevée, 1944-54, correspond à la décennie qui succède à la Guerre. Au cours de cette période la société française tente de panser ses blessures, mais elle se révèle incapable d'y parvenir. Rousso met en évidence le rôle joué par de Gaulle dans ce processus. Le résistancialisme gaullien présente la Résistance comme le propre de toute la société française, et cela, sans distinction aucune. D'où une tension importante qui prend racine durant cette période. On retrouve d'un côté les Français qui tiennent à l'image d'une France résistante; de l'autre, une réalité résistancialiste non correspondante et, en plus, les vrais résistants se sentent rejetés. Tout cela participe alors de la mémoire collective en gestation. L'épuration qui s'inscrit dans cette période joue un rôle important. Elle est une source de division pour les Français et ces fractions s'amplifient au fur et à mesure que l'on s'éloigne de la Libération

[...]

Mais d'autres facteurs comme celui des divergences partisanes rendent difficile la consolidation d'une mémoire officielle. La vision gaullienne est centrée sur le combat militaire et la légitimité républicaine. Dans cette vision est incluse une image de la Résistance qui s'étend à la France tout entière, à celle de Jeanne d'Arc et des poilus. Il va sans dire que cette vision ne plait pas aux anciens résistants qui en garderont rancune au général. Enfin, tout une frange de la population «pétaino-gaulliste» refuse la conception gaullienne et cela aura pour conséquence l'émergence du mythe Pétain.

[...]

c'est au cours de cette décennie que s'opère ce que Rousso nomme la résurrection du pétainisme. En 1951, la mort de Pétain réactive l'image du personnage qui est désormais une figure légendaire. Le 6 décembre 1951, est fondée l'association pour défendre la mémoire de Pétain (ADMP), encore active de nos jours. Enfin l'amnistie a un poids non négligeable en cette décennie de deuil. [...] Pour la droite, elle est l'occasion de liquider un passé inconfortable. Dans la même foulée, elle s'avère un défi important lancé à la gauche, en l'occurence, au parti communiste.

La période suivante est caractérisée par les refoulements. L'auteur la situe entre 1954 et 1971. L'année 1954 marque vraisemblablement un tournant important. La guerre d'Indochine qui se termine et celle d'Algérie qui commence viennent à leur tour marquer la grandeur française. L'année 1954 est aussi celle de l'élection de Pierre Mendès France qui appartient à la génération des résistants et celle du procès Oberg et Knochen. Le procès revêt une importance symbolique puisque c'est au cours de ces audiences que sera révélée l'ampleur de la Collaboration et de la répression du régime de Vichy. Entre 1946 et 1950, de Gaulle utilise la corde Pétain pour tenter de s'attirer une partie de l'électorat, ce faisant il réactive la mémoire pétainiste. Entre 1954 et 1958, il renoue dans ses Mémoires de guerre avec une interprétation de l'histoire de la France de 1940 à 1944 qui s'est écrite à Londres et à Alger. D'autre part, même si les enjeux de la guerre d'Algérie n'ont qu'un lointain rapport avec ceux de l'Occupation, ils viennent brouiller les cartes du souvenir des années 1940. Les protagonistes de cette nouvelle guerre s'identifient à ceux des années 1940. Avec son héritage politique, la guerre d'Algérie met en relief la division des Français et même s'ils ne s'agit pas des mêmes clivages idéologiques qu'en 1940, les deux ont tendance à s'entremêler.

Parallèlement à cela, la période des refoulements est aussi celle de l'honneur inventé. Après maintes tentatives d'exorcisme, les Français tentent d'organiser l'oubli, d'orienter le souvenir et de forger une mémoire officielle qui soit à la grandeur de la France. L'année 1964 est l'apogée d'une vision rassurante de l'Occupation et, à plus d'un égard, celle d'un peuple qui résiste toujours. Cela s'exprime au cinéma, dans la littérature et les ouvrages scientifiques. Il s'agit donc d'une période où s'opèrent d'importants refoulements en même temps que s'édifie une mémoire en partie déformée, en partie formée sur le mythe. Une mémoire constituée d'importants noeuds qui viendront se casser durant la période suivante.


Bien que la période suivante corresponde aux années 1971-1974, c'est mai 1968 qui, selon l'auteur, inaugure l'épisode du «miroir brisé». En même temps qu'elle crie tout haut son refus d'une certaine société, la génération de mai 1968 refuse une certaine vision de l'histoire. Toutefois s'il s'agit bien d'une période propice aux mutations sociologiques, dans le champ de la mémoire mai 68 aura l'effet d'une bombe à retardement. Rousso explique cela par le fait que la génération soixante-huitarde n'inscrit pas son action dans le champ politique, mais plutôt dans celui des représentations. L'année 1969 est marquée par le départ de de Gaulle de la scène politique. Il meurt le 9 novembre 1970, léguant aux Français l'honneur inventé ... En 1971, la sortie du film de Marcel Ophuls, «Le chagrin et la pitié», se conjugue à la mesure de grâce accordée par Georges Pompidou à l'ancien milicien Paul Touvier. Cette affaire suscite une des plus spectaculaires campagnes de presse depuis les années 1950. Les réactions les plus violentes proviennent des milieux résistants, déjà piqués au vif par la sortie du «Chagrin». En graciant Touvier, Pompidou misait sur un désir d'oubli qu'il avait mal évalué. Le «chagrin» provoque le réveil d'une certaine conscience en la piquant au vif; la grâce de Touvier achèva d'ouvrir la blessure. En 1971, les Français n'étaient pas d'humeur à pardonner. Enfin, troisième et dernier volet, on assista durant cette période à une importante vague de films, de publications , de disques et de reportages ayant pour sujet les années d'Occupation. Selon Rousso, il s'agit d'une véritable mode rétro, symptomatique du retour des refoulements qui prennent racines durant les années noires.

Avec la période qui s'amorce en 1974 le souvenir de l'Occupation et du régime de Vichy occupe définitivement l'avant-scène. Cette période est présentée en deux temps. D'abord l'obsession du point de vue de la mémoire juive, ensuite celle du milieu politique. Après avoir vécu la crise qui fait voler en éclats ses tabous, la société française est au prise avec ses souvenirs trop longtemps refoulés. La mémoire juive alors en plein éveil devient un phénomène international. Certains gestes politiques de la période précédente ont mis en place les prémisses de la période obsessionnelle. Entre 1979 et 1983, cinq hommes qui ont participé à divers degrés à l'engagement de Vichy dans le processus de la Solution finale refont surface, tour à tour, entraînant chaque fois un peu plus loin la société française dans le couloir du syndrome; le milicien Touvier, le commissaire aux questions juives Darquier, les hauts fonctionnaires Leguay, Bousquet et Maurice Papon. Le négationnisme de l'Holocauste participe également à cette période de remous obsessionnels. Ses partisans qui deviennent «une actualité» au cours de cette période par leur participation à des colloques et par des publications ont l'effet de l'huile sur le feu. Cela s'ajoute au fait que la série noire qui se poursuit banalise l'antisémitisme.

Si cette période s'inscrit sous le poids d'une forte charge émotive, il n'en demeure pas moins qu'on y a vu tomber certains mythes : la responsabilité de Vichy dans le génocide juif devient un fait acquis et le mythe des deux Vichy a été détruit. Désormais l'héritage de Pétain ne peut plus être dissocié de la Collaboration et des actes antisémites.

(à suivre)

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Re: 1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Virgile » ven. 24 févr. 2012, 8:26

Bonjour Cinci,

pardonnez-moi si j'ai pris l'initiative d'ouvrir ce fil. C'est que je pense ne pas vraiment avoir beaucoup de temps pour y participer dans les semaines qui viennent... le mois de mars s'annonce pour moi plutôt chargé!
En tout cas merci pour ce résumé.

V.

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Re: 1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Cinci » ven. 24 févr. 2012, 8:32

À propos de Knochen, il accepte une entrevue à l'été 2000

http://livreblanc.maurice-papon.net/interv-knochen.htm

(Il peut se trouver quelques éléments intéressants là-dedans)

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Re: 1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Virgile » ven. 24 févr. 2012, 8:41

Cinci a écrit :À propos de Knochen, il accepte une entrevue à l'été 2000

http://livreblanc.maurice-papon.net/interv-knochen.htm

(Il peut se trouver quelques éléments intéressants là-dedans)
Oui,

cette entrevue a lieu bien après la guerre, j'en ai pris connaissance il y a longtemps - sur un autre site. Il y a là-dedans l'habituelle dénégation propre aux fonctionnaires nazis - mais aussi, si je me souviens bien, une mention de la visite de Bousquet "tout frais tout pimpant" à son ancien "homologue" allemand emprisonné. Hallucinant...
Je vais relire. Merci pour le lien.

V.

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Re: 1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Cinci » ven. 24 févr. 2012, 17:08

(suite)

Pour compléter l'article :


«Toutefois, l'obsession qui règne à partir de 1974 est largement imputable, selon Rousso, aux changements qui ont eu lieu sur la scène politique. L'élection de Valéry Giscard d'Estaing en 1974 signifie la fin de la domination gaulliste. D'autre part, l'accession de la gauche au pouvoir en 1981, et la montée de l'extrême droite ont réactivé le débat idéologique. Durant cette période, toutes les familles politiques font surgir à un moment ou à un autre quelques fantômes des années 1940. Enfin, un fait important dans l'obsession des années 1970-1980 se trouve dans la renaissance d'une extrême-droite en France. Cette nouvelle présence a des effets dans le système de représentation. Plusieurs assimilent systématiquement l'extrême droite contemporaine au pétainisme et à la collaboration, cela a pour effet d'amplifier les symptômes.

L'analyse de Rousso met en évidence les difficultés que posent les commémorations officielles entourant la Deuxième Guerre mondiale. D'autre part, la mise en relation de la production cinématographique de la Libération jusqu'à nos jours avec les différentes phases de l'évolution du syndrome met en relief l'inconstance du rôle du cinéma dans ce processus. Sur un tout autre registre, la mémoire savante qui a évolué parallèlement au syndrome de Vichy a, à certains moments, participé à celui-ci par son orientation, mais le plus souvent sa fonction a été celle d'un phare pour la mémoire collective, par définition beaucoup plus sujette à des détournements. Enfin, en examinant les différents constituants du syndrome (Vichy, Collaboration, Résistance, Pétain) dans les sondages d'opinion publique, Rousso confirme une évidence. Si Vichy, la Collaboration et la Résistance ont été si présents dans l'actualité depuis 1944, c'est qu'ils ont été des référents majeurs pour les Français.

En somme, cet ouvrage met en lumière la vaste collection de symptômes qui a forgé l'existence du syndrome de Vichy dans la société française. Malgré le fait que la question du pourquoi demeure, dans une large mesure, sans réponse, l'étude de la configuration du syndrome a permis d'isoler trois données structurelles qui se trouvent au fondement du malaise français. Dans un premier temps, l'édification et l'entretien de la mémoire pétainiste sont intimement liés à la survivance de la culture catholique traditionnelle. La deuxième donnée est de nature idéologique et découle des partisans de Vichy et de la Collaboration. Celle-ci regroupe toutes les tendances de la droite et de l'extrême droite. Enfin, l'antisémitisme constitue une donnée persistante dans toutes les phases du syndrome. Il revêt une signification particulière pour le rôle qu'il tient au cours des années 1940-1944, mais il a une valeur doublement significative à cause de sa présence quasi constante dans l'histoire de la nation française.

L'ouvrage de Rousso met au jour toutes les difficultés pour la société française de se constituer une mémoire autour du souvenir des années d'Occupation. À travers l'analyse d'une foule d'événements , le lecteur est mis en face des multiples facettes que revêt le syndrome dans ce processus. Cela se conjugue à une analyse serrée des différents constituants qui participent de près ou de loin et avec plus ou moins d'acuité au phénomène étudié. La grille d'étude chronologique et thématique que propose Rousso est tout à fait adéquate. Elle permet de tracer à gros traits la physionomie d'un phénomène qui en recoupe plusieurs autres. Incontestablement, le livre de Rousso est un ouvrage clé qui a fait sa marque dans la compréhension du problème de la mémoire dans le contexte français, il constitue, par delà les spécificités, un apport certain à l'étude de la mémoire de la dernière guerre dans d'autres sociétés.»


- Bulletin d'histoire politique, «mémoire et histoire», volume 5, numéro 3, été 1997, pp. 145-149

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Re: 1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Cinci » jeu. 01 mars 2012, 23:25

... en rappelant que le but de ce fil consisterait à essayer de placer Le Pen dans tout cela, comment il s'articule lui-même, savoir quel tabou de la société au juste il taperait; je ne sais pas, la réaction irrationnelle qu'il déclenche en retour, l'exutoire auquel sa personne permet de donner prise. Providentiellement ? Le Pen devient prétexte à examiner un peu cette histoire de mémoire de la 2e GM en France. Le plus important reste cette affaire de mémoire.

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Re: 1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Virgile » ven. 02 mars 2012, 11:03

Cinci a écrit :... en rappelant que le but de ce fil consisterait à essayer de placer Le Pen dans tout cela, comment il s'articule lui-même, savoir quel tabou de la société au juste il taperait; je ne sais pas, la réaction irrationnelle qu'il déclenche en retour, l'exutoire auquel sa personne permet de donner prise. Providentiellement ? Le Pen devient prétexte à examiner un peu cette histoire de mémoire de la 2e GM en France. Le plus important reste cette affaire de mémoire.
Bonjour,

ce qui me semble clair, c'est que l’histoire a toujours été pour les dirigeants de la France - et pratiquement depuis les débuts de la Troisième République, comme un fabuleux gisement où puiser en même temps la justification de leurs positions idéologiques et l'excuse de leurs actions du moment. Les politiques français ont toujours choisi de faire de l'histoire de la Nation française leur petit "musée" - ce qui n'avait et n'a toujours aucunement pour objectif de mettre fin à ce que l'on pourrait appeler les "guerres de mémoires" - mais qui leur a permis et leur permet encore de définir ce qu'est l'histoire officielle (au détriment des acteurs de l'histoire, des victimes de l'histoire, et aussi des victimes de la réécriture de l'histoire), de ne jamais prendre de leurs responsabilités par rapport à l'histoire et de toujours désigner l'"ennemi" utile à détourner l'attention de leurs honteuses manoeuvres. Pour les politiques, le vainqueur de l'histoire, c'est finalement celui qui la réécrit, c'est-à-dire finalement eux-même - et les lois mémorielles ne sont qu'une version légale et nouvelle d'un phénomène très ancien.

Phénomène ancien qui est justement celui qui a permis, entre autres, d'"effacer" de la mémoire des catholiques français la véritable histoire de leur pays - qui ne se réduit aucunement à ce qu'en disent les politiques, les manuels publiés sous le contrôle attentif de l'Etat français et la mémoire légale votée par le législateur.

Amicalement.
Virgile.

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Re: 1954 : le procès Oberg et Knochen

Message non lu par Cinci » jeu. 15 mars 2012, 22:46

Mon cher Virgile,

Vous avez décidé de quitter le forum. C'est dommage. Là, je suis enfin parvenu à mettre la main sur le livre de Rousso. Puis je suis en train d'examiner ça un peu.

[...]

Il vaut le coup de lire ce livre, vraiment. Non mais, je vais certainement en glisser quelques extraits.

Comme juste une remarque ici :

  • «...Ophuls, Harris et Sédouy ont toujours revendiqué l'aspect créatif et artistique de l'oeuvre. Leurs nombreuses innovations techniques ont sans doute été déterminantes dans le succès du Chagrin, devenu un modèle imité par tous les films de montage historique. Pour la première fois le témoignage prend le pas sur les images d'archives. Sur une durée totale de 260 minutes, les bandes des actualités françaises ou de la propagande allemande n'occupent que 45 minutes. Le reste est entièrement consacré à la mise en scène de témoins, interrogés souvent dans un cadre à forte charge émotive : Christian de la Mazière, l'ancien Waffen-SS, à Sigmaringen, capitale de la Collaboration en exil; René de Chambrun, gendre de Laval, à Chateldon, dans la propriété de l'ancien président du Conseil; le colonel du Jonchay, de l'organisation de résistance de l'armée, à Vichy, etc. [...]

    Tout le ressort dramatique du film repose sur le décalage entre l'image «objective» de l'événement, celle des actualités, et le récit subjectif des acteurs [...] d'où l'apparente contradiction entre deux vérités : celle du passé, celle du souvenir. Sur l'instant, le spectateur, pris dans la dynamique du film, a l'impression que beaucoup de témoins particulièrement ceux du camp pétainiste, mentent effrontément, ce qui n'est pas toujours le cas. Quand Georges Lamirand, interrogé sur le sens de la Révolution nationale, s'exclame : «C'est un mot ! ...», l'image qui le montre en train de haranguer, en 1942, sous un portrait du Maréchal, une foule de jeunes massés autour de lui, devient soudain terriblement accusatrice. La vision n'a pourtant rien de particulièrement insoutenable (relativement à d'autres). Mais elle donne le sentiment d'assister à un «faux témoignage», tant est profond le fossé entre les actes d'hier et les mots d'aujourd'hui.»



Concernant la zone libre

  • «... l'occupant allemand, l'élément étranger ne joue qu'un faible rôle. On apprend ou l'on redécouvre que la France de Vichy, au moins jusqu'en novembre 1942, n'a pas été conditionnée en permanence et dans tous les domaines par la présence allemande. L'image du champion cycliste Raphaël Géminiani hésitant sur le souvenir de la présence effective d'Allemands , bien que détournée par les auteurs, a bouleversé une hiérarchie du souvenir jusque là dominant. Deux éléments, rarement mis autant en relief, surgissent ainsi au premier plan : primo, le régime de Vichy, ses lois, ses actions, ses projets ont obéi à une logique qui ressortit autant à la situation de la défaite et de l'Occupation, qu'à une logique interne, propre à l'histoire politique et idéologique de la France; secundo, la guerre étrangère (la «guerre de trente ans» dont parlait le général de Gaulle) a moins laissé de traces que la guerre civile, une évidence que rappellent la plupart des non-dits et lapsus des témoins de base.» (chap.3, «le miroir brisé», pp.122-125)

Alors «notre» Le Pen et puis sa remarque sur l'Occupation qui n'aurait pas été particulièrement cruelle ou insoutenable en France ...

Rousso fait remarquer que c'est la guerre civile franco-française qui laisse plus de traces dans le souvenir, la cassure entre les Français, les fossés idéologiques. Un vrai malaise vivant qui se perpétue. Et c'est l'aiguillon du trouble entre les Français. Les Allemands des forces de l'Occupation ont peu à voir là-dedans. Or Rousso va montrer ailleurs comment le gaullisme cherchera à mettre de l'avant une sorte d'unité nationale dans la résistance, comme fait plutôt militaire et axé sur la lutte contre un ennemi commun et étranger. Rousso le montre à l'occasion de la cérémonie de translation des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964 notamment.

Le Pen s'avère dérangeant; peut-être ?, en ce que venant bafouer avec sa remarque cette sorte d'unanimité devant s'établir au sujet de la cible étrangère. Il en occasionne propablement le déplaisir de rappeler combien la fracture est toujours vive dans la société française. Il se passe avec Le Pen le genre de projections que l'on trouverait aussi bien à l'occasion du Chagrin, sa sortie en salle, son visionnement, les réactions d'époque. Le paradoxal avec Le Pen est pourtant que lui-même n'aura jamais été un ancien «collabo» comparativement à bien d'autres; ce qui n'empêche pas la fusion de l'image de sa personne avec celle du camp considéré par les uns comme irrémédiablement compromis.

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