Décadence romaine

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MB
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Décadence romaine

Message non lu par MB » lun. 05 déc. 2005, 14:07

Avé !

Une digression qui n'a rien à voir, et qui une fois de plus révélera mon peu de sens de l'à-propos et ma cuistrerie, mais je n'y tiens plus (réponse à Christian). C'est au sujet de la "décadence romaine". Christian se fonde sur ce que disent Tite-Live, Tacite ou Salluste pour expliquer ce phénomène - la fin des vertus républicaines, entraînant une mollesse généralisée, etc. et donc la vulnérabilité face aux Barbares...

1° Il est tout à fait normal qu'un auteur romain explique que les gens étaient plus vertueux avant : parce que ça se dit. Rome n'est pas une société tournée vers le progrès comme nous, mais tournée vers le passé où elle trouve ses modèles. Par définition, le présent est moins bien que le passé. Dire qu'aujourd'hui les moeurs sont dépravées, pour un Romain, c'est aussi automatique que pour un Français de se plaindre de la montée des inégalités.

2° A cela, il faut ajouter des idiosyncrasies liées à tel ou tel auteur : Salluste, lorsqu'il se plaint de la dépravation des moeurs (alors que lui-même était un sacré pourri), parle en fait des optimates, hommes politiques du parti opposé au sien. Tite-Live vante la vertu des premiers républicains ? Mais justement, il écrit pour Auguste qui se vante d'avoir "rétabli la République". Sénèque fustige-t-il les moeurs de ses contemporains ? Mais c'est un moraliste, et qui plus est un écrivain qui, ostensiblement, prend des exemples d'immoralité pour prétexte à de grands tableaux littéraires. Etc, etc.

3° Surout, vous aurez remarqué que ces auteurs datent de la fin de la République et du début de l'Empire : ils ne sont donc pas de la période des grandes invasions. Pourquoi donc faudrait-il déduire de leurs écrits telles ou telles moeurs censées être suivies au 4ème ou au 5ème siècle ? C'est comme si l'on se fondait sur Chrétien de Troyes pour dire ce qui se passe pendant la guerre de Cent ans.

4° Il n'y a pas de "décadence morale" pendant le Bas-Empire. Au contraire, les religions païennes sont tout autant vivaces qu'autrefois (elles se sont même approfondies et universalisées) ; la morale quotidienne, même dans les milieux non-chrétiens, semble s'être non seulement rigidifiée, mais en plus avoir pris une consistance universelle (il n'est plus incongru de surveiller la chasteté de ses esclaves, alors qu'avant on s'en f...tait). Ce qui ne va pas, c'est autre chose : crise politique au 3ème siècle (50 ans d'anarchie) ; épidémies très graves (fin 2ème siècle, celle qui coûte la vie à Marc Aurèle ; et surtout 6ème-7ème siècle, grandes épidémies de peste comparables à la Peste noire : c'est ça, le gros événement) ; lourdeur de l'appareil administratif, devenu trop mastodontesque, et infinançable (les notables locaux, gros contribuables, fuient les cités pour se soustraire au fisc).

5° Enfin, il ne faut pas parler des grandes invasions, mais de migrations ponctuelles. En plus on confond plusieurs choses : d'abord il y a eu déjà eu des grands mouvements comme ça avant (les Gaulois s'installent dans la plaine du Pô au -4ème siècle, en Galatie au -2ème siècle ; Cimbres et Teutons vers -100) ; ensuite, il y a de temps en temps des raids mais pas des transferts de population (les Francs vers 250). Enfin, même en cas de véritables migrations, celles-ci ne concernent que quelques dizaines de milliers de personnes (ainsi le grand mouvement de 406). L'Italie a été envahie par les Goths, puis les Lombards : pourtant on continue à y parler une langue romane, ce qui est significatif ; le nord de la France n'a vraiment été "francisé" qu'au 4ème siècle, au-delà de la Somme, à la suite d'un traité en bonne et dûe forme avec l'Empire, aux termes duquel les Francs s'installaient comme soldats-paysans. Chose significative là encore, la limite linguistique (roman - germain) qui est bien au Nord. Donc il ne faut pas exagérer...
Christian parle également de la victoire contre les Huns, en 451 : certes, il y eut des Germains dans l'armée opposée à Attila. Mais les Romains ont toujours fait ainsi, dès la République, où l'on trouvait des contingents alliés aux côtés des légionnaires, ceux-ci étant parfois moins nombreux.

6° L'Empire romain ne disparaît pas en 476 : il existe toujours en Orient. D'une part, à l'époque de Justinien, il se resaisit pour tenter de refaire l'unité de la Méditerranée ; d'autre part, les royaumes barbares du 5ème et du 6ème siècles sont encore des mondes à norme romaine (Italie de Théodoric, Espagne wisigothique, sont des pays romains, mais dirigés par des rois d'origine étrangère, eux-mêmes impossibles à distinguer des Romains ; en théorie, il règnent par délégation de l'empereur). Mais là, je rejoins Christian, qui a bien vu le processus d'acculturation et de mélange, et dont il s'inspire pour le monde actuel : ici, on est d'accord.

Il y aurait encore beaucoup d'autres points à soulever, mais je ne veux pas abuser, ce n'est pas le sujet. Tout simplement, j'aimerais bien qu'on arrête de me parler de décadence lorsque j'évoque les Romains : c'est un lieu commun qui n'a aucune application, et malgré cela on s'en sert trop dans les argumentations sur le monde en général. Allez, j'arrête mon Schtroumpf lunettes !

A bientôt !

Christian
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Message non lu par Christian » lun. 05 déc. 2005, 14:21

Salve MB.

La teneur générale de mon propos était que tte sté passé par une période de croissance, puis de déclin, puis disparaît. Valéry le remarque. Nous savons que nos civilisations sont mortelles. C’était vrai de l’Egypte, de la Grèce, de l’Empire romain, et ce sera vrai de nous.

Mais cette disparition n’est qu’apparente. La pensée, l’art, les techniques, sont reprises par ce qui devient la nouvelle civilisation se superposant à l’ancienne, plutôt que la remplaçant. Ainsi la Grèce survit à travers Rome et féconde encore notre culture.

Tout à fait d’accord, MB, sur ce que tu dis des ‘invasions’. Elles furent l’installation d’abord sollicitée, puis tolérée, de barbares au sein de l’Empire. Le parallèle avec l’occident aujourd’hui me paraît pertinent. On en tirera la conclusion qu’on voudra.

Tibi

Christian

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Message non lu par MB » jeu. 08 déc. 2005, 0:57

Amaïh Christian ! (comme on dirait en Bordurie)

Ce que tu dis ici m'inspire d'autres réflexions, qui, si elles n'ont pas tout à fait leur place ici (le sujet ayant dévié), la trouveront peut-être dans un autre post.
J'ai devant moi des notes prises en cours de prépa d'agreg, c'était il y a deux ans ; le prof' parlait des problèmes démographiques du Haut moyen âge (je dis que c'est le prof, comme ça, si j'affirme des bêtises, c'est pour sa pomme). Et je suis tombé sur des informations assez intéressantes pour le sujet dont nous traitons : il s'agit de l'analyse de données anthropométriques recueillies, pour cette époque, dans différentes nécropoles, en France, en Belgique, en Allemagne. Naturellement, l'interprétation de ce genre de données est toujours sujette à caution ; elle varie en fonction de nombreux facteurs, la conservation des corps (p. ex., sols acides = os attaqués = moins de dépouilles d'enfants, plus fragiles) ; de manière générale, un artéfact archéologique ne doit jamais donner lieu à une analyse trop systématiste. De surcroît, on risque toujours de dériver, si l'on n'y prend garde, à des dérives racialistes. Ces réserves faites, il y a quand même quelque chose à dire.

1° A l'Est du Rhin, on trouve exclusivement des individus grands et dolichocéphales, avec des parures de types caractéristiques des pays germaniques. Les peuplades germaniques impressionnaient les Anciens par la haute taille de leurs représentants : il s'agit donc sans aucun doute de ce type de population.

2° Au Sud de la Loire, inversement, la quasi-totalité des individus sont trapus et brachycéphales (tête large) : le type dit "néolithique gracile", qu'on retrouve souvent dans le monde méditerranéen.

Première conclusion : il n'y a pas eu de migration majeure (du moins dans l'actuelle France) au Sud de la Loire. La chose n'a rien d'étonnant : les tribus d'envahisseurs n'étaient constituées que de quelques dizaines de milliers de personnes. Au demeurant, l'origine du mot "France", qui désigne en gros le Nord du Bassin parisien, est assez révélatrice à cet égard. Mais continuons :

3° Entre la Seine et une zone au Sud du Rhin, on constate au début de l'époque des variations dans les caractéristiques physiques des populations étudiées. Par exemple, à Tournai, 55% de grands à tête longue, de "Germains" disons, et par conséquent, 45 % de "graciles". Ces proportions varient bien sûr en fonction des endroits, mais on note, au début de la période toujours, une cohabitation entre peuples très différents (je dis "Germains" entre guillemets puisqu'on ne peut prouver à 100 % qu'il s'agit bien d'eux, ce que semblent néanmoins suggérer les artéfacts qui les accompagnent, fibules, modes d'inhumation etc.).

4° Aux siècles suivants, aux mêmes lieux, dans cette zone intermédiaire, cette différence s'estompe. On ne trouve plus d'aussi gros contrastes physiques ; en revanche, on constate la généralisation de types mésocéphales, caractérisant des individus de taille moyenne.

Il y a donc eu fusion des populations. Cette fusion, s'agissant d'autres domaines de la vie mieux relayés par les sources (droit, gouvernement, culture locale) semble assurée, au fil des siècles, par capillarité, par confrontation, concurrence, compétition ou collaboration - mais pas vraiment, semble-t-il, par écrasement brut dans le style "Nazis en Ukraine".

Conclusion finale : il faudrait cesser de parler de catégories générales et fermées lorsque l'on évoque les mouvements de population, à plus forte raison si l'on mêle tout cela à des questions de religion. Les gens agissent d'eux-mêmes, et aucune vision idéologique du monde ne les touche dans leur vie quotidienne, aussi longtemps qu'on ne les y amène pas d'en haut. Comme le dit Christian : chacun tire la conclusion qu'il voudra !
;-)

MB

PS : au fait, quand j'y pense, il faut absolument visiter le Musée des Antiquités nationales de St-Germain en Laye, c'est passionnant !

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