Concentration de la presse au Québec

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Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » ven. 02 déc. 2016, 7:09

Il s'agit d'une étude que Pierre Godin avait réalisé jadis au sujet de la prise de contrôle du grand quotidien La Presse par le financier Paul Desmarais (futur parrain de l'ex-président français Nicolas Sarkozy, récipiendaire de la grande croix de la Légion d'honneur) .

L'étude est ancienne car elle fut produite en 1973. Sauf, personne n'aura retravaillé ce thème depuis tout ce temps-là... et puis cette étude reste très éclairante. C'est un peu comme consulter un vieil ouvrage de Raul Hilberg sur la destruction des Juifs d'Europe. C'est comme lire les mémoires du chevalier Brantôme. L'ouvrage a beau être ancien, son contenu est toujours valable.

Alors :

L'opinion et la concentration

Un jour, la cadence des transactions autour de la propriété des moyens de diffusion québécois a fini par déssiller les yeux d'une partie importante de l'opinion, et le canon a tonné contre les nouveaux maîtres de l'information. Curieusement, ce ne sont pas les journalistes organisés, si l'on peut dire, qui ont les premiers tiré les premiers mais les milieux intellectuels, les syndicats et les milieux politiques.

C'est à l'ancien député Yves Michaud que revient le mérite d'avoir le plus contribué à provoquer la discussion publique, à faire la lumière, sur ce qui était en train de s'accomplir derrière le huis clos des conseils de direction des grandes corporations privées, soudain captives d'une boulimie que seule l'acquisition du plus grand nombre possible d'entreprises de presse semblait devoir assouvir. Ses rapports difficiles avec son parti et ses antécédents journalistiques prédisposaient Michaud à jouer le rôle d'éveilleur de l'opinion. Il prépare un dossier révélateur au sujet du monopole en voie de matérialisation et le 5 décembre 1968, il intervient avec fracas à l'Assemblée nationale.

Au milieu d'un silence quasi religieux, MIchaud dresse la liste des acquisitions du groupe Desmarais-Power depuis les deux années précédentes. Il s'attache surtout à faire voir les liens entre Desmarais, le maître incontesté de la presse québécoise, et les milieux financiers étrangers au Québec. Réclamant un débat d'urgence, Michaud fait valoir que le consortium Desmarais-Power, dont les actifs s'élèvent alors à 4 milliards, jouit du pouvoir de faire et défaire les gouvernements, de conditionner l'opinion et de faire servir à ses intérêts économiques et politiques la redoutable puissance de la presse. N'est-il pas impensable, lance le député, qu'un peuple tout entier abandonne ses moyens d'information dans les mains d'une oligarchie despotique, d'une puissance plus grande que celle de l'État, d'une force éventuellement capable de contrecarrer les volontés des élus du peuple et de l'exécutif.

Les avertissements de MIchaud ne tombent pas dans l'oreille d'un sourd. Le gouvernement de l'Union nationale, qui a observé avec méfiance l'édification de ce nouveau pouvoir, ne demande pas mieux que d'en scruter d'un peu plus près, et devant l'opinion publique, les implications politiques. Le gouvernement Bertrand redoute ce pouvoir parallèle dont il n'est pas sans connaître les liens avec les libéraux.

Le 18 décembre 1968, une douzaine de jours après l'intervention du député Michaud à l'Assemblée nationale, le gouvernement confie à une commission parlementaire le soin d'établir le bulletin de santé de la liberté de la presse au Québec. Une telle enquête, si elle de nature à plaire à plusieurs groupes intermédiaires inquiets du monstre dont ils croient deviner les intentions politiques manipulatrices, provoque par ailleurs des crispations nerveuses en d'autres quartiers : chez Power Corporation. De même, lorsque le gouvernement Bertrand annonce qu'il crée une enquête sur la liberté de la presse [...] Quoi qu'il en soit, les dés sont jetés. On fera la lumière sur le mouvement de concentration en cours, que cela plaise ou non à ses architectes connus et inconnus.

Ne voulant pas être en reste sur Québec, Ottawa se découvre lui aussi une passion vis à vis des moyens de diffusion. En mars 1969, il confie à une commission sénatoriale, présidée par le sénateur Keith Davey, la tâche d'examiner la situation de la presse mais sur le plan nationale.

[...]

En 1966, les rédacteurs du livre blanc sur la radiodiffusion demandent au gouvernement fédéral d'Instituer une enquête sur la propriété multiple et l'extension géographique de la propriété des médias.

[...]

En 1954, signalait Fernand Terrou, le Conseil économique et social des Nations Unies demandait une enquête sur les monopoles publics et privés de l'information et sur leurs effets à l'égard de la liberté de l'information.

[...]

La création de commission d'enquête, royales ou non, permet à l'opinion de se faire une idée plus précise des avantages ou des désavantages de la concentration. En ce sens, ces enquêtes font avancer le débat. Elles constituent aussi une excellente source documentaire. Elles font naître une cristallisation de l'opinion sur ce danger.

[...]

D'abord quelques statistiques sur les sentiments des journalistes du Québec vis à vis du phénomène.

Selon un sondage auprès des journalistes du Syndicat des journalistes de Montréal (La Presse, Le Devoir, Montréal-Matin, La Patrie, Le Petit Journal, etc.) effectué en mars 1969, 80% des journalistes interrogés estiment que la concentration est de nature à brimer la liberté de la presse et à gêner le droit du public lecteur d'être bien renseigné. 12% n'ont pas répondu et 8% ont donné à entendre que cette question ne les préoccupaient guère.

Au seul quotidien La Presse, selon un sondage datant du printemps 1970, 66% des journalistes de ce journal considèrent que la concentration réduit leur liberté d'expression et leur sécurité d'emploi. En premier lieu, on blâme le phénomène de l'autocensure. Leur liberté et leur sécurité d'emploi relevant de la volonté de quelques hommes, ils en arriveront, consciemment ou non, à prendre moins de risques car en cas de conflit il devient difficile pour le journaliste non asservi de se trouver un autre emploi. Les boîtes se raréfient ou sont sous la dépendance d'un seul conglomérat. L'univers concentrationnaire n'autorise qu'une seule liberté : celle d'une presse - qui s'autocensure!

Parallèlement, la diminution du nombre d'employeurs entraîne la possibilité d'une liste noire. Comme il n'y en a plus qu'un seul patron en dernière analyse, qu'un seul Dieu-le-Père, il devient facile d'établir la liste de ceux qui, pour une raison ou une autre, seront stigmatisés à jamais. Les journalistes marqués n'ont plus d'autre choix que de changer de métier ou de partir pour l'exil. Enfin, la concentration réduit la sécurité d'emploi car bientôt une agence de presse contrôlée par le groupe suffira pour alimenter tous les moyens d'information faisant partie de la chaîne.

Les milieux journalistiques interprètent la crise de confiance du public à l'endroit des artisans de l'information comme une conséquence de la concentration.

80% des personnes interrogées par la commission Davey ont exprimé leur opposition au monopole de presse. Intervenant devant la commission Davey, le ministre canadien Eric Kierans s'est également fait le porte-parole de l'insatisfaction des gens envers la presse. Les réactions enthousiastes contre les grands moyens d'information suscitées par les dénonciations du vice-président américain Spiro Agnew peuvent être interprétées, selon lui, comme l'indice d'une insatisfaction réelle chez des millions d'Américains parce que les mass media dont ils dépendent si étroitement ne leur appartiennent pas, ne les représentent pas, ne satisfont plus leurs besoins.

Le profit d'un petit nombre d'individus remplace le service de l'intérêt général comme finalité des média de masse. C'est l'irréductible conflit entre l'intérêt privé et public.

Le monde de l'information devient une bureaucratie axée sur la maximisation des bénéfices. Autrefois, à l'origine de la fondation des journaux, on ne trouvait pas une motivation commerciale mais une mission d'information. Le fondateur d'un journal avait d'abord en vue la publication de ce qu'il croyait être la vérité. Il voulait faire la lumière, dénoncer des situations qu'il considérait injustes ou anormales, informer les gens. Son but ne consistait pas à faire des affaires. Là est toute la différence. L'entreprise privée, isolée d'abord puis regroupée ou concentrée, a modifié les finalités des artisans de l'information.

Cette évolution des esprits, a noté Jean Schwoebel, se fait d'autant plus vite que le mouvement de concentration s'accélère :
  • Rien ne pourrait mieux prouver que la presse commerciale d'aujourd'hui n'obeit guère aux impératifs rigoureux d'une mission d'information très exigeante : elle est uniquement commandée par les exigences du développement industriel et des considérations financières, qui la condamnent à une quête forcenée de recettes publicitaires. (Jean Schwoebel, La presse, le pouvoir et l'argent, Éditions du Seuil, p.17)

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » ven. 02 déc. 2016, 7:48

On invoque aussi l'absence d'enracinement du journal concentrationnaire dans le milieu communautaire. Les responsables de l'administration et de la rédaction risquent d'être parachutés dans un milieu dont ils n'ont pas de racine. Le sort d'un journal local risque de dépendre de décisions prises au lointain, par une maison mère située ailleurs. Au niveau de l'expression des forces du milieu, les journaux appartenant à des chaînes permettent rarement l'expression de points de vue divers et opposés aux leurs et ne constituent pas un apport original à l'expression libre des ressources et des personnalités du milieu.

Les journalistes redoutent également le phénomène de la standardisation de l'information, principe moteur de la production en série, qui découle inévitablement de la concentration des entreprises de presse. La chaîne cherche à soumettre l'information aux principes et aux règles dont elle use au plan industriel. Il s'agit de produire plus à des coûts moindres avec le minimum de personnel. Le principe est simple : à un bout de la chaîne, on place un journaliste dont la copie alimente tous les maillons. On arrive à une information robotisée, uniformisée, stéréotypée. Les citoyens, qu'ils demeurent à Montréal, à Sherbrooke, Trois-Rivières, Québec ou Rimouski, verront tous l'actualité à travers une lunette unique, celle du petit génie impartial et objectif placé à la tête de la chaîne.

Du point de vue du contrôle des valeurs idéologiques, le système est idéal. On réduit au minimum le nombre de filtres, de gardiens de l'idéologie dominante, de bouchons. Si on prend l'exemple de la chaîne du groupe Desmarais-Power, les gestionnaires peuvent placer à Québec et à Ottawa quelques journalistes triés sur le volet dont les articles nourriront tous les membres de la concentration. Tout au long de la chaîne, les consommateurs boiront la même liqueur. C'est la mort du pluralisme si nécessaire en matière d'Information pour maintenir entre les différents médias et les diverses sources d'information l'équilibre des subjectivités, des parti pris, des préjugés et des options politiques.

Monolithisme, totalitarisme, antidémocratisme, voilà en effet la philosophie structurelle des firmes privées. Le corporate man doit apprendre à obéir plutôt qu'à critiquer ou à discuter les directives de ses supérieurs. C'est un homme conformiste, discipliné, familier du huis clos et du secret. C'est l'antithèse vivante du journaliste.

Comment concilier avec les exigences démocratiques l'univers totalitaire de l'entreprise privée qui imprègne profondément celui qui le subit? Que vaudrait une information qui serait faite par des journalistes façonnés dans le même moule que le corporate man?

p.321

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » ven. 02 déc. 2016, 17:33

Commentaire :

Il est assez édifiant de constater combien le phénomène de la "concentration des médias" était suffisamment engagé, déjà, vers la fin des années 1960, pour que des gouvernements aient cru bon, au Canada, lancer plusieurs commissions d'enquête là-dessus.

Globalement, il semblerait que le phénomène (ou la tendance) aurait pris naissance aux États-Unis d'abord, puis ensuite en Angleterre et après au Canada ... et etc. Le regroupement irréversible daterait de l'immédiat après-guerre.

Au Québec, c'est véritablement le franco-ontarien Paul Desmarais, grâce à son empire financier, en pleine croissance, qui aura initié la forte emprise concentrationnaire d'une grande corporation d'intérêts privés, sur les médias publics, sur les organes d'information de la société civile. Il est intéressant de savoir, aussi, qu'il aura déclenché son offensive d'envergure pour se saisir de la presse, entre les années 1967 et 1968. La date ici aurait son importance. Pourquoi? On va le voir.
Dernière modification par Cinci le ven. 02 déc. 2016, 23:48, modifié 1 fois.

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » ven. 02 déc. 2016, 18:00

En 1966, les temps changent non seulement pour ceux qui détiennent le pouvoir politique mais également pour ceux qui ont été jusqu'alors les propriétaires des médias d'information. [...] Le pouvoir économique a grossi. Il s'est regroupé. Il est devenu un acteur prépondérant qui ne veut plus se contenter dans ses rapports avec les journaux du rôle de soutien publicitaire. Les média vivent et prospèrent grâce à lui mais sans lui; l'annonceur deviendra le propriétaire.

Après 1967, la question n'est plus de savoir si le quotidien est indépendant des partis politiques; il l'est effectivement. A l'âge de l'information concentrationnaire, La Presse n'a plus à faire la preuve de son indépendance vis à vis du parti Libéral. On la croit sur parole. C'est plutôt au parti Libéral de faire la preuve de son autonomie vis à vis d'elle! Le rapport de dépendance est en quelque sorte renversé. Les nouveaux propriétaires de la La Presse sont indépendants du parti au pouvoir. Ils le sont car leur puissance sociale est telle qu'ils dominent les hommes politiques, les formations, l'État même. A vrai dire, c'est aux partis politiques, à l'État, de nous convaincre de leur souveraineté à l'endroit des gestionnaires des consortiums d'Information.

Contrairement aux époques antérieurs, la domination exercée sur le pouvoir politique et la société entière passe par un canal nouveau, effrayant, efficace : les mass media. Face à l'État, le conglomérat industriel dispose, grâce à ses organes de diffusion, d'un pouvoir d'intimidation dont la puissance de destruction sur les esprits équivaut à celui de la bombe H sur les corps.

Il se crée entre les media de masse, les sociétés qui les possèdent et les milieux politiques un réseau de liens et un tissu de solidarités se manifestant aussi bien au niveau des hommes que des intérêts et des idées. Les dirigeants des média, des corporations et de l'État appartiennent à la même classe sociale. Dans une société où ce sont les mêmes hommes qui ont la mainmise sur l'État, les firmes géantes et les mass media, on peut spéculer longuement sur leur marge de liberté et d'indépendance réciproque.

p. 342

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » ven. 02 déc. 2016, 18:29

Concernant les ramifications entre La Presse (contrôlé par Paul Desmarais depuis 1968) , le parti Libéral (actuellement aux commandes de l'État canadien et de l'État québécois) et le conglomérat de Power Corporation, mentionnons les faits suivants :

- Le président de Power Corporation, Paul Desmarais, est propiétaire de La Presse.
- Le vice-président exécutif de Power Corporation, Jean Parisien, est également propriétaire de La Presse.
- Le président adjojnt du conseil d'administration de Power Corporation, Peter Nesbitt Thomson (il siège au conseil d'administration de 50 autres sociétés) est depuis toujours l'un des principaux bailleurs de fonds du parti Libéral du Québec. C'est cet homme qui a décidé du sort de René Lévesque, lors du congrès libéral de 1967, en ordonnant à Jean Lesage de le liquider au beau milieu du meeting.
-Claude Frenette, administrateur de La Presse et l'un des vice-présidents de Power Corporation, était en 1969 et 1970 président de la Fédération libérale du Canada (section Québec) et l'un des principaux conseillers de premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau.

- Deux membres de la dynastie des Simard de Sorel, à qui le premier ministre Robert Bourrassa est lié par des liens familiaux, font partie du conseil d'administration de Power Corporation. Il s'agit d'Arthur Simard et de Jean Simard.

- Paul Martin junior, fis du leader du gouvernement Trudeau au sénat, est vice-président de Power Corporation
- Claude Bureau, beau-frère de Marc Lalonde, chef de cabinet du premier ministre Trudeau entre 1968 et 1972, fait aussi partie de la direction de Power Corporation.
- Earle McLaughlin, d'allégeance libérale, président de la Banque royale du Canada (banquier de Desmarais) fait partie de la direction de Power Corporation.

p. 344

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » ven. 02 déc. 2016, 19:14

L'entrée du Québec dans l'ère de l'information à la chaîne à une étape de son histoire où plusieurs facteurs le poussent vers son indépendance politique pose un problème d'une autre nature.

Vu la position constitutionnelle de M. Desmarais et des intérêts anglo-canadiens auxquels il est lié, on ne se trompe guère en soutenant que toute la puissance de domestication des moyens de diffusion reliés à Power Corporation seront utilisés dans les prochaines années à persuader les Québécois de ne pas poser le seul geste qui, selon l'expression de Pierre Vadeboncoeur, les fera enfin entrer dans l'histoire.

En effet, comme l'a écrit le journaliste Jacques Guay, la situation est brutalement la suivante :
  • La presse du Québec appartient aux maîtres du Québec. Les noms français des contremaîtres ne sont qu'un leurre qui ne peut prendre que les nationalistes aveugles ou les naïfs ou les hypocrites. Regarder où nichent ces messieurs. Ils sont en conflit d'intérêt avec toute l'information intelligente ou vraie sur les problèmes actuels du Québec, colonie à l'intérieur du Canada, et colonie tout court des États-Unis. Nos maîtres possèdent nos forêts, nos mines, nos banques, nos compagnies de finance, nos distilleries, nos brasseries [...] Nos maîtres possèdent aussi nos supermarchés, nos centres commerciaux, nos autobus. Et ils possèdent nos journaux et nos postes de radio et de télévision. Sans oublier nos cinémas et bientôt nos satellites. Ce sont eux qui ont acheté cette mission de nous informer, de nous renseigner, de faire de nous des citoyens libres, ce qui est le seul but de la presse, du moins d'une véritable presse. (Jacques Guay, "La Presse québécoise : propriété de la haute finance" dans la revue Maintenant, no. 86, mai 1969, p. 150)
L'aspect le plus inquiétant de la situation qui est en train de se créer au Québec, nota le journaliste Marcel Adam, est celui-ci :
  • Les entreprises de presse sont achetées par des financiers dont les mobiles restent inconnus. La seule intention sociale que l'on pourrait peut-être leur prêter, c'est celle de vouloir endiguer la montée nationaliste (c'est à dire indépendantiste) ou encore d'empêcher que l'idée socialiste ne prenne de l'ampleur. (Marcel Adam, Quand l'information devient monopole, le journalisme est-il condamné? dans Maintenant, op. cit. )
A la veille du scrutin de 1970, le premier ministre Bertrand porta une attaque d'une rare vigueur - pour un homme dont la mollesse était proverbiale - contre le consortium financier de Power Corporation. Dénonçant avec l'amertume d'un homme qui se sent battu, "une conspiration néfaste des intérêts financiers anglophones pour faire élire le parti Libéral de Bourrassa, le chef de l'Union nationale accusa les responsables de ce complot sournois d'être antiquébécois au point extrême afin de protéger leurs intérêts financiers égoïstes." (Le Devoir, 27 mars 1970)

p. 348

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Kerniou » ven. 02 déc. 2016, 22:32

La concentration des organes de presse sont une atteinte à la démocratie. Mais, hélas, ce sont les capitaux qui décident de tout !
" Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu , car Dieu est Amour " I Jean 4,7.

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » sam. 03 déc. 2016, 1:20

Bonjour,

Oui, pour fausser le jeu de la démocratie, il semble bien que ces immenses concentrations de capitaux s'y emploient suffisamment.

Pour l'année 1968, disons que ce fut l'année de fondation du Parti Québécois et dont l'article un de son programme comportait l'objectif d'y travailler à réaliser la souveraineté du Québec.


Il n'est pas inintéressant de savoir :
  • "Pierre Elliott Trudeau a commencé sa campagne à la direction du Parti Libéral du Canada en 1968 dans les bureaux mêmes de Paul Desmarais. Et dès que Pierre Trudeau a quitté la politique en 1984, il s'est joint au prestigieux conseil consultatif international de Power Corporation. Le plus haut fonctionnaire du gouvernement canadien, qui a nommé les commissaires en 1975*, Michael Pitfield, s'est joint au conseil d'administration de Power Corporation aussitôt qu'il a quitté ses fonctions gouvernementales.

    [...]

    Nous sommes le 10 décembre 1975. Son ami Pierre Trudeau est premier ministre du Canada, son ami Robert Bourrassa est premier ministre du Québec. Et parmi les aspirants politiciens, le futur premier ministre du Québec, Daniel Johnson, le futur premier ministre du Canada, Paul Martin, sont dans le sérail de Power et le future premier ministre du Canada, son bon ami Brian Mulroney, est son avocat préféré en relation de travail. De plus, le fidèle organisateur du ministre fédéral Jean Chrétien, John Rae, est aussi l'adjoint administratif du président de Power Corporation.

    Avec un tel entourage, Paul Desmarais a déclaré devant la commission royale que certains politiciens sont ses amis, que ces amitiés sont strictement personnelles et n'ont rien à voir avec ses affaires, que sa capacité d'influencer les politiciens est quasi nulle et que les dirigeants politiques l'évitent. Il a oublié d'ajouter que le Père Noêl existe.

    Source : Robin Philpot, Derrière l'État Desmarais : Power, 2008, p. 58

    ____
    * La commission royale d'enquête sur les groupement de sociétés (autrement dit sur ... la concentration de la presse entre autres!)

Sur le comportement de cette presse :
"Plusieurs observateurs ont signalé l'espèce de folie collective qui s'est emparée des journalistes canadiens et québécois lors de la campagne électorale de 1968 qui a porté Trudeau au pouvoir. Les média ont alors vraiment perdu toute contenance. Les journalistes ne voyaient plus que Trudeau, lui passant toutes ses fantaisies, même les plus discutables et faisant preuve d'une totale absence d'esprit critique vis à vis le flou de son programme politique, cette société juste jamais définie et sans visage, et de ses positions ambigües en face de grands problèmes internationaux.

Aux conférences de presse, notèrent Charles Lynch et Claude Ryan, les journalistes buvaient les paroles de leur darling. Il ne se passait pas de jour sans que les journaux inondent leurs lecteurs de photographies de Trudeau dont on mettait toujours en valeur le meilleur profil. La télévision n'hésita pas à truquer ses montages pour le présenter sous son meilleur jour et pour déprécier ses adversaires.

Le journaliste Richard Dahrin écrit dans la revue Canadian Dimension que l'hystérie collective des journalistes a au moins le mérite de démontrer une fois de plus à quel point l'information est subjective et de rappeler aussi la nocivité du régime actuel de propriété et de gestion des mass média qui ont tendance à réduire la diffusion des opinions minoritaires.

Est-ce qu'un homme politique socialiste, ajoute Dahrin, aurait pu obtenir une pareille couverture de la part des journaux et des stations de télévision? Il eût été intéressant de voir le comportement des média si Trudeau, avec ses grimaces, ses fleurs, ses sautillements et ses petits becs prodigués libéralement aux couventines - se fût présenté à l'électorat sous une étiquette de socialiste ou de néo-démocrate.

(R. Dahrin, "The Media and the Rise of P.E. Trudeau", Canadian Dimension, vol. 3, 5 juillet 1968, p.5)

Source : Pierre Godin, L'information-opium. Une histoire politique de la presse, 1973, p. 354

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » sam. 03 déc. 2016, 2:06

Pierre Godin compare alors la définition de la mission du journal La Presse avant l'ére de Paul Desmarais et après.

Avant 1965, la définition connue de La Presse s'Inscrit dans la devise du journal publiée en page éditoriale :

  • La Presse. telle qu'établie par l'honorable Treflé Berthiaume, est une institution irrévocablement dévouée aux intérèts canadiens-français et catholiques. Indépendante des partis politiques, elle traite tout le monde avec justice, protège les petits et les faibles contre les grands et les forts, lutte pour le bien contre le mal, tient plus à éclairer qu'à gouverner, fait rayonner la vérité par son puissant service d'information, est le champion des réformes pouvant améliorer le sort des classes sociales.


En matière sociale, La Presse se définit alors comme une institution au service des petits et se veut la championne des réformes pouvant améliorer les conditions des classes populaires. En matière culturelle et politique, La Presse se déclare dévouée au Canada français, au service de la communauté politique qui coïncide avec le groupe culturel d'expression française : le Québec.

Mais ...

Le couple Desmarais-Power Corporation a modifié de façon radicale cette vocation. Au point de vue social, La Presse "se défend maintenant d'être le porte-parole d'une classe particulière, une classe au détriment d'une autre". Au plan culturel et constitutionnel, les nouveaux gestionnaires ont réorienté la vocation du journal en affirmant que "celui-ci était d'abord une entreprise canadienne avant d'être d'expression française" et que "le Parti québécois serait l'objet d'une discrimination en ce qui regarde l'orientation des éditoriaux".

(Mémoire présenté par La Presse au comité parlementaire de l'Assemblée nationale sur la liberté de la presse, le 4 juin 1969; Le Devoir, 25 février 1970)

Il s'agit là d'une décision politique lourde de conséquences pour les Québécois d'expression française. La Presse (en fait tous les organes de diffusion du conglomérat Power Corporation) se met d'abord au service du Canada, de la réalité culturelle canadienne anglaise avant de se faire le porte-parole de la collectivité québécoise francophone. Depuis 1968, La Presse est devenue le double (français) du Toronto Star ou du Vancouver Sun. Son optique n'est plus d'abord québécoise - comme l'ont voulu Treflé Berthiaume et Pamphile Du Tremblay - elle est canadian. Elle se fait le véhicule francophone des valeurs politiques et culturelles anglo-américaines.

p.332

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Re: Concentration de la presse au Québec

Message non lu par Cinci » sam. 03 déc. 2016, 3:16

Un portrait de Paul Desmarais 1927-2013

Sur le plan économique, Paul Desmarais est ultra-libéral, c'est à dire tout au privé, le marché qui dicte tout, le libre-échange. [...] nombreuses sont ses déclarations qui trahissent les convictions de l'homme résolument à droite. Dans les années 1960-1970, une réputation d'antisyndicaliste notoire le talonnait, depuis sa ville natale en Ontario jusqu'aux quatre coins du Québec. Rares étaient les entreprises qui relevaient de lui - il y en avait beaucoup à ce moment-là - qui n'ont pas connu de longs conflits où les enjeux souvent politiques ou idéologiques allaient bien au-delà des demandes salariales.

Lorsque Paul Desmarais a décrété un lock-out à La Presse en 1971-1972, René Lévesque, alors chef du Parti québécois, a dénoncé "son parfait mélange d'inhumanité et de duplicité". Par ailleurs, dans une longue entrevue accordée à The Gazette pendant ce lock-out, Paul Desmarais insiste sur le fait qu'il vient d'une famille très conservatrice et qu'il demeure conservateur. Étudiant, il était même un fervent partisan de John Diefenbaker. On constate dans l'entrevue accordée à The Gazette qu'il se voit comme un combattant contre deux périls qui menaçaient le Québec, soit le socialisme et le séparatisme. Dès le début des années 1960, il percevait René Lévesque comme un maudit socialiste ("A Goddamn socialist"). Pour lui, les nationalistes et les syndicalistes voulaient contrôler les médias, ce qu'il ne permettrait jamais.

En 2008, même si son entreprise Gesca contrôle 70% de la presse écrite et collabore étroitement selon des ententes écrites avec Radio-Canada, il persiste à penser que ce sont les nationalistes et les syndicalistes qui contrôlent les médias.

Paul Desmarais est également animé par une rancoeur contre la fiscalité canadienne et québécoise qui ferait frissonner même ses plus fidèles alliés du Parti Libéral du Canada ou de son pendant québécois, sauf peut-être Jean Charest. Dans un accès de candeur - peut-être parce qu'il parlait à une âme soeur - il a déclaré à Diane Francis en 1999 que les Canadiens intelligents devraient émigrer aux États-Unis pour éviter les taxes et impôts excessifs au Canada.

Les hommes politiques qu'il admire le plus sont Brian Mulroney, Ronald Reagan, George Bush père. Pour lui, Ronald Reagan était le meilleur.

Nicolas Sarkozy a décrit comment il est devenu un proche de Paul Desmarais :
  • "Si je suis devenu président de la République, je le dois en partie aux conseils, à l'amitié et à la fidélité de Paul Desmarais. 1995 n'était pas une année faste pour moi [Sarkozy avait soutenu Edouard Balladur, défait par Jacques Chirac]. Un homme m'a invité au Québec dans sa famille. Nous marchions de longues heures en forêt et il me disait : Il fallait que tu t'accroches, tu vas y arriver, il faut que nous bâtissions une stratégie pour toi". La preuve, cher Paul, que tu n'es pas français, car il n'y avait plus un Français qui pensait ça. Nous avons passé dix jours ensemble au cours desquels tu m'as redonné confiance à tel point que, maintenant, je me considère comme l'un des vôtres."
Selon un homme d'affaire québécois qui désir conserver l'anonymat, cela décrit parfaitement comment Paul Desmarais a toujours travaillé. Ayant un sens de la durée, il approche les gens quand ceux-ci traversent un creux dans leur carrière, sachant que tôt ou tard ils pourraient revenir en politique et lui être utiles.

Il l'a fait avec l'ancien premier ministre Bertrand, l'appelant le lendemain de sa défaite aux mains de Robert Bourrassa en 1970. Même René Lévesque a eu droit à une offre d'emploi de Power Corporation lorsqu'il était dans un profond creux politique après sa défaite électorale de 1973. L'éditeur de La Presse, Roger Lemelin, un proche de Desmarais, a offert un salaire aguichant de $ 100 000 dollars à René Lévesque pour qu'il devienne grand reporter international. L'objectif était clair : compromettre le chef du Parti québécois, le sortir de la scène politique. Heureusement, René Lévesque a refusé. Par ailleurs, Robert Bourrassa, qui a dirigé le Québec de 1970 à 1976 et de 1985 à 1994, s'entretenait avec Paul Desmarais souvent deux fois par semaine.

Son conseil consultatif international de la fin des années 1980 était un Who's Who de la politique internationale réunissant notamment l'ancien chancellier allemand Helmut Schmidt, Pierre Trudeau, Paul Volker, président de la Federal Reserve Bank, le cheik Yamani d'Arabie saoudite. Ce conseil consultatif l'aidera à rétablir ses liens politiques avec la gauche en France.

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