L'étude est ancienne car elle fut produite en 1973. Sauf, personne n'aura retravaillé ce thème depuis tout ce temps-là... et puis cette étude reste très éclairante. C'est un peu comme consulter un vieil ouvrage de Raul Hilberg sur la destruction des Juifs d'Europe. C'est comme lire les mémoires du chevalier Brantôme. L'ouvrage a beau être ancien, son contenu est toujours valable.
Alors :
L'opinion et la concentration
Un jour, la cadence des transactions autour de la propriété des moyens de diffusion québécois a fini par déssiller les yeux d'une partie importante de l'opinion, et le canon a tonné contre les nouveaux maîtres de l'information. Curieusement, ce ne sont pas les journalistes organisés, si l'on peut dire, qui ont les premiers tiré les premiers mais les milieux intellectuels, les syndicats et les milieux politiques.
C'est à l'ancien député Yves Michaud que revient le mérite d'avoir le plus contribué à provoquer la discussion publique, à faire la lumière, sur ce qui était en train de s'accomplir derrière le huis clos des conseils de direction des grandes corporations privées, soudain captives d'une boulimie que seule l'acquisition du plus grand nombre possible d'entreprises de presse semblait devoir assouvir. Ses rapports difficiles avec son parti et ses antécédents journalistiques prédisposaient Michaud à jouer le rôle d'éveilleur de l'opinion. Il prépare un dossier révélateur au sujet du monopole en voie de matérialisation et le 5 décembre 1968, il intervient avec fracas à l'Assemblée nationale.
Au milieu d'un silence quasi religieux, MIchaud dresse la liste des acquisitions du groupe Desmarais-Power depuis les deux années précédentes. Il s'attache surtout à faire voir les liens entre Desmarais, le maître incontesté de la presse québécoise, et les milieux financiers étrangers au Québec. Réclamant un débat d'urgence, Michaud fait valoir que le consortium Desmarais-Power, dont les actifs s'élèvent alors à 4 milliards, jouit du pouvoir de faire et défaire les gouvernements, de conditionner l'opinion et de faire servir à ses intérêts économiques et politiques la redoutable puissance de la presse. N'est-il pas impensable, lance le député, qu'un peuple tout entier abandonne ses moyens d'information dans les mains d'une oligarchie despotique, d'une puissance plus grande que celle de l'État, d'une force éventuellement capable de contrecarrer les volontés des élus du peuple et de l'exécutif.
Les avertissements de MIchaud ne tombent pas dans l'oreille d'un sourd. Le gouvernement de l'Union nationale, qui a observé avec méfiance l'édification de ce nouveau pouvoir, ne demande pas mieux que d'en scruter d'un peu plus près, et devant l'opinion publique, les implications politiques. Le gouvernement Bertrand redoute ce pouvoir parallèle dont il n'est pas sans connaître les liens avec les libéraux.
Le 18 décembre 1968, une douzaine de jours après l'intervention du député Michaud à l'Assemblée nationale, le gouvernement confie à une commission parlementaire le soin d'établir le bulletin de santé de la liberté de la presse au Québec. Une telle enquête, si elle de nature à plaire à plusieurs groupes intermédiaires inquiets du monstre dont ils croient deviner les intentions politiques manipulatrices, provoque par ailleurs des crispations nerveuses en d'autres quartiers : chez Power Corporation. De même, lorsque le gouvernement Bertrand annonce qu'il crée une enquête sur la liberté de la presse [...] Quoi qu'il en soit, les dés sont jetés. On fera la lumière sur le mouvement de concentration en cours, que cela plaise ou non à ses architectes connus et inconnus.
Ne voulant pas être en reste sur Québec, Ottawa se découvre lui aussi une passion vis à vis des moyens de diffusion. En mars 1969, il confie à une commission sénatoriale, présidée par le sénateur Keith Davey, la tâche d'examiner la situation de la presse mais sur le plan nationale.
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En 1966, les rédacteurs du livre blanc sur la radiodiffusion demandent au gouvernement fédéral d'Instituer une enquête sur la propriété multiple et l'extension géographique de la propriété des médias.
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En 1954, signalait Fernand Terrou, le Conseil économique et social des Nations Unies demandait une enquête sur les monopoles publics et privés de l'information et sur leurs effets à l'égard de la liberté de l'information.
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La création de commission d'enquête, royales ou non, permet à l'opinion de se faire une idée plus précise des avantages ou des désavantages de la concentration. En ce sens, ces enquêtes font avancer le débat. Elles constituent aussi une excellente source documentaire. Elles font naître une cristallisation de l'opinion sur ce danger.
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D'abord quelques statistiques sur les sentiments des journalistes du Québec vis à vis du phénomène.
Selon un sondage auprès des journalistes du Syndicat des journalistes de Montréal (La Presse, Le Devoir, Montréal-Matin, La Patrie, Le Petit Journal, etc.) effectué en mars 1969, 80% des journalistes interrogés estiment que la concentration est de nature à brimer la liberté de la presse et à gêner le droit du public lecteur d'être bien renseigné. 12% n'ont pas répondu et 8% ont donné à entendre que cette question ne les préoccupaient guère.
Au seul quotidien La Presse, selon un sondage datant du printemps 1970, 66% des journalistes de ce journal considèrent que la concentration réduit leur liberté d'expression et leur sécurité d'emploi. En premier lieu, on blâme le phénomène de l'autocensure. Leur liberté et leur sécurité d'emploi relevant de la volonté de quelques hommes, ils en arriveront, consciemment ou non, à prendre moins de risques car en cas de conflit il devient difficile pour le journaliste non asservi de se trouver un autre emploi. Les boîtes se raréfient ou sont sous la dépendance d'un seul conglomérat. L'univers concentrationnaire n'autorise qu'une seule liberté : celle d'une presse - qui s'autocensure!
Parallèlement, la diminution du nombre d'employeurs entraîne la possibilité d'une liste noire. Comme il n'y en a plus qu'un seul patron en dernière analyse, qu'un seul Dieu-le-Père, il devient facile d'établir la liste de ceux qui, pour une raison ou une autre, seront stigmatisés à jamais. Les journalistes marqués n'ont plus d'autre choix que de changer de métier ou de partir pour l'exil. Enfin, la concentration réduit la sécurité d'emploi car bientôt une agence de presse contrôlée par le groupe suffira pour alimenter tous les moyens d'information faisant partie de la chaîne.
Les milieux journalistiques interprètent la crise de confiance du public à l'endroit des artisans de l'information comme une conséquence de la concentration.
80% des personnes interrogées par la commission Davey ont exprimé leur opposition au monopole de presse. Intervenant devant la commission Davey, le ministre canadien Eric Kierans s'est également fait le porte-parole de l'insatisfaction des gens envers la presse. Les réactions enthousiastes contre les grands moyens d'information suscitées par les dénonciations du vice-président américain Spiro Agnew peuvent être interprétées, selon lui, comme l'indice d'une insatisfaction réelle chez des millions d'Américains parce que les mass media dont ils dépendent si étroitement ne leur appartiennent pas, ne les représentent pas, ne satisfont plus leurs besoins.
Le profit d'un petit nombre d'individus remplace le service de l'intérêt général comme finalité des média de masse. C'est l'irréductible conflit entre l'intérêt privé et public.
Le monde de l'information devient une bureaucratie axée sur la maximisation des bénéfices. Autrefois, à l'origine de la fondation des journaux, on ne trouvait pas une motivation commerciale mais une mission d'information. Le fondateur d'un journal avait d'abord en vue la publication de ce qu'il croyait être la vérité. Il voulait faire la lumière, dénoncer des situations qu'il considérait injustes ou anormales, informer les gens. Son but ne consistait pas à faire des affaires. Là est toute la différence. L'entreprise privée, isolée d'abord puis regroupée ou concentrée, a modifié les finalités des artisans de l'information.
Cette évolution des esprits, a noté Jean Schwoebel, se fait d'autant plus vite que le mouvement de concentration s'accélère :
- Rien ne pourrait mieux prouver que la presse commerciale d'aujourd'hui n'obeit guère aux impératifs rigoureux d'une mission d'information très exigeante : elle est uniquement commandée par les exigences du développement industriel et des considérations financières, qui la condamnent à une quête forcenée de recettes publicitaires. (Jean Schwoebel, La presse, le pouvoir et l'argent, Éditions du Seuil, p.17)