Tocqueville en Amérique

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Cinci
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Tocqueville en Amérique

Message non lu par Cinci » jeu. 20 juil. 2017, 0:30

Bonjour

J'ai pensé ouvrir ce fil comme prétexte à y déposer des réflexions de Tocqueville, en lien avec son voyage de 1831-1832 en Amérique du nord. Sait-on jamais, ses remarques de l'époque pourraient toujours enrichir bien d'autres thèmes abordés dans d'autres fils ici et là. Je pense à celui sur la fondation de Montréal, celui sur le cadeau explosif du général Wolfe, etc.

Bonne lecture!




Témoignages entendus

Au cours de leur voyage en Amérique du Nord, de la côte atlantique et de villes telles New-York, Boston et Philadelphie, aux Grands Lacs; de la vallée du Saint-Laurent à la Nouvelle-Orléans en naviguant notamment sur le Mississipi, Tocqueville et Beaumont ont rencontré de nombreuses personnes qui leur ont servi de témoins et d'informateurs sur les réalités du Nouveau Monde. Parmi ces personnes se trouvent évidemment des Américains de différentes professions et de différents milieux sociaux, Mais il y a aussi des ressortissants du Bas-Canada et des Français ou des Canadiens français des États-Unis, les derniers survivants - les débris, pourrait-on dire - de la grande aventure colonisatrice avortée de la France dans le vaste hinterland nord-américain.

A ces personnes, Tocqueville et Beaumont adressent une foule de questions sur toutes espèces de sujets, incluant celui des nations autochtones. Tocqueville consigne les réponses dans des cahiers portatifs, qui sont comme un journal quasi-quotidien [...] Certains thèmes reviennent régulièrement [...] les caractéristiques des autochtones, leurs institutions, leur religion, leur rapport à la civilisation des Blancs, leur destin ultime.

Ainsi, le 24 juillet, un homme d'origine européenne, vivant isolé en pleine forêt , décrit très positivement les Autochtones :

Craindre les indiens! J'aime mieux vivre au milieu d'eux que dans la société des Blancs! Non, non! Je ne crains pas les Indiens. Ils valent mieux que nous, à moins que nous les ayons abrutis par nos liqueurs, les pauvres créatures!

Un Américain nommé Williams, le 24 juillet, dit semblablement :

"Rien à craindre d'eux. On peut plus s'y fier qu'à des Blancs!"

Quelques jours plus tard, des interlocuteurs identifiés seulement comme des Canadiens assurent Tocqueville que les Autochtones ne sont pas des voleurs et aussi, propos révélateur, qu'ils sont meilleurs et plus heureux "quand ils n'ont pas de contacts avec nous". L'un d'eux met en lumière les terribles ravages que l'alcool cause chez les peuples autochtones, qui ont toutes les difficultés à consommer modérément et s'enivrent facilement.

Pendant les derniers jours de 1831, Tocqueville converse avec un personnage remarquable du nom de Sam Houston (1793-1863) , militaire et homme politique, Houston a été gouverneur du Tennessee, il a épousé une femme autochtone, a été président de la république du Texas [...] C'est un informateur qui aborde plusieurs thèmes avec Tocqueville. Sur la question de l'alcool, il renchérit :

"L'eau de vie est la grande cause de la destruction pour les aborigènes de l'Amérique. Mais à jeun, ce sont des gens excellents qui sont aussi très hospitaliers et très généreux."

Le Texan Houston met en lumière d'autres traits des Autochtones. Ainsi, ce sont des personnes d'une grande intelligence et d'une très grande autonomie personnelle. En matière d'intelligence, en faisant preuve d'une claire et perspicace vision de l'importance des conditons de vie pour le développement de cette faculté, Houston s'exprime comme suit, selon la trancription des propos par Tocqueville :

"Les Indiens ne le cèdent à aucune des races humaines sur ce point. Du reste, je suis également d'opinion qu'il en serait de même pour les Nègres : la différence qu'on remarque entre l'Indien et le Nègre me paraît résulter uniquement des différentes éducations qu'ils ont reçues. [...]"

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Re: Tocqueville en Amérique

Message non lu par Cinci » jeu. 20 juil. 2017, 13:38

(suite)

Les préoccupations de Tocqueville à l'égard des institutions des peuples autochtones le conduisent aussi à des interrogations sur la religion de ces nations. Un Canadien lui dit que la notion de religion comme on la comprend aux États-Unis ou en Europe ne s'applique guère :

"Ces peuples semblent croire à un dieu auteur du bien. à un génie auteur du mal, à un autre monde où on joue toujours."

Des propos qui rejoignent des observations déjà formulées par d'autres visiteurs. Deux autres témoins, l'abbé Mullon et le député bas-canadien John Neilson, font la remarque que les Jésuites - les célèbres "Robes noires" - semblent avoir laissé un très bon souvenir dans les nations qui les ont connus. La plupart des interlocuteurs pensent que les Autochtones christianisés sont attachés à leur foi.

Cela dit, Tocqueville entend des commentaires plus critiques sur les rapports entre peuples autochtones et christianisme. Ainsi, ;a la mi-juillet 1831, John Canfield Spencer (1788-1855) qui fera carrière politique dans l'État de New-York avant de devenir secrétaire à la guerre [...] celui-ci ironise sur les variétés de compréhension de la religion chrétienne dans les différentes confessions religieuses protestantes et indique qu'il ne faut pas demander aux Indiens de mieux comprendre les Évangiles que les Blancs. Surtout que les Indiens seraient plus réceptifs au christianisme si la prédication des pasteurs auprès de leurs propres fidèles américains avait pour effet d'empêcher les hommes blancs de voler leurs terres et leurs troupeaux comme ils le font tous les jours.

[...]

Six mois plus tard, dans les derniers jours de 1831, Tocqueville entend et note un discours très critique de Sam Houston sur la capacité du christianisme de civiliser les nations autochtones, ce qui met en cause une ancienne idée ayant inspirée une partie de l'entreprise colonisatrice des nations européennes dans les Amériques. Houston ne mâche pas ses mots :

Mon opinion est que c'est très mal s'y prendre pour civiliser les Indiens que d'envoyer des missionnaires parmi eux. Le christianisme est la religon d'un peuple éclairé et intellectuel, elle est au-dessus de l'intelligence d'un peuple aussi peu avancé dans la civilisation que les Indiens et aussi esclaves des seuls intérêts matériels. A mon avis, on devrait s'attacher d'abord à arracher les Indiens à la vie errante et les encourager à cultiver la terre.

L'introduction du christianisme serait la suite naturelle du changement qui se serait opéré dans leur état social. J'ai remarqué qu'il n'y avait que le catholicisme qui pût parvenir à faire une impression durable sur les Indiens. Il frappe leur sens et parle à leur imagination.


[...]

Le député bas-canadien John Neilson, qui a amené les deux voyageur français visiter le village huron de L'Ancienne-Lorette, leur explique que les Hurons sont ce qu'il appelle des "gentishommes", ce terme signifiant que ces derniers croiraient se déshonorer en travaillant et qu'ils préfèrent résolument la chasse à l'agriculture. Le propos de Neilson fait écho à celui entendu le 12 août 1831 de la bouche du militaire américain, le major Lamard, qui rappelle des propos déjà entendus sur le désintérèt des Autochtones pour des biens matériels et qui est aussi très explicite sur les limites que les Américains sont susceptibles de rencontrer s'ils essaient d'assimiler à leur civilisation les peuples autochtones :

Ils redoutent le travail, et surtout ils ont des préjugés qui les retiendront toujours dans la barbarie. Les Nègres cherchent à imiter les Européens et ne peuvent y parvenir. Les Indiens le pourraient mais ne le veulent point. Ils n'estiment que la guerre et la chasse, regardent le travail comme une honte. Loin de désirer le bien-être de la civilisation, ils le méprisent et le dédaignent [...] Loin de nous envier nos fourrures et nos manteaux, ils les regardent avec pitié. Ils ne peuvent concevoir pourquoi on désir autre chose qu'un wigwam lorsqu'on peut y dormir à couvert, ni pourquoi on cultive un champ lorsqu'avec son fusil on peut tuer le gibier qui est nécessaire à la vie.


Une fois aditionnée les observations personnelles et les témoignages reçus des Américains ou des Canadiens rencontrés au cours de son périple, la grande question qui préoccupe Tocqueville est certainement celle du destin ultime des Autochtones. Sur ce point, les témoignages sont franchement pessimistes.

Un bref passage de ces conversations concerne les Autochtones :

- Que pensez-vous des Indiens des États-Unis?

- Je pense que c'est une race qui périra sans vouloir se civiliser. On ne pourra réussir qu'à l'aide de métis. Au reste, je pense que l'homme civilisé a le droit de prendre la terre du sauvage, dont celui-ci ne sait tirer parti, et où l'homme blanc prospère et se reproduit. (Joel Robert Poinsett 1779-1851)


Le propos est brutal. Mais ajouté à d'autres propos également pessimistes, il marquera Tocqueville quant au destin des nations autochtones de l'Amérique septentrionale.

Un dernier élément de témoignage entendu mérite d'être rappelé. Il s'agit des relations entre les nations autochtones et les Français installés en Amérique du Nord, soit au Bas-Canada, soit ailleurs. Un témoignage entendu d'un groupe de Canadiens à Mackinac, le 7 août 1831 est noté attentivement par Tocqueville :

- Est-il vrai que les Indiens aiment les Français?

- Oui, monsieur, extrêmement. Ils ne consentent à parler que le Français. Dans les déserts les plus éloignés la qualité de Français est la meilleur recommandation près d'eux. Ils se rappellent toujours nos bons traitements lorsque nous étions maîtres du Canada. D'ailleurs beaucoup d'entre nous leur sont alliés et vivent presque comme eux.


A la fin du même mois d'août, le 27, la même question posée à John Neilson amène une réponse comparable :

-Est-il vrai que les Indiens aient une prédilection pour les Français?

-Oui, c'est incontestable. Le Français, qui est peut-être le peuple qui garde le plus en définitive sa trace originelle, est cependant celui qui se plie le plus facilement pour un temps aux moeurs , aux idées, aux préjugés de celui chez lequel il vit. C'est en devenant sauvage que vous avez obtenu des sauvages un attachement qui durent encore.
Dernière modification par Cinci le ven. 21 juil. 2017, 18:36, modifié 1 fois.

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Re: Tocqueville en Amérique

Message non lu par Cinci » ven. 21 juil. 2017, 18:34

L'intérêt central de Tocqueville, ce sont les États-Unis, et il s'est bien préparé à les observer. Ce n'est pas nécessairement le cas du Bas-Canada. Toutefois, le passage au Bas-Canada n'est pas un simple divertissement distrayant propre à un voyageur un peu blasé. Dans une lettre à sa mère, en date du 19 juin 1831, Tocqueville annonce son intention de faire, vers la région du Niagara [...] Surtout, il précise son réel intérêt :"Le Canada pique vivement notre curiosité. La nation française s'y est conservée intacte : on y a les moeurs et on y parle la langue du siècle de Louis XIV." [...] après son passage au Bas-Canada, dans une lettre datée du 7 septembre 1831 à son précepteur, l'abbé Lesueur, Tocqueville se félicite de sa visite.

"En effet, explique-t-il. il n'y a pas six mois, je croyais, comme tout le monde, que le Canada était devenu complètement anglais."

La visite lui a été une agréable découverte qui le rend un peu perplexe :

"Nous nous sentions comme chez nous, et partout on nous recevait comme des compatriotes, enfants de la vieille France, comme ils l'appellent. A mon avis, l'épithète est mal choisie : la vieille France est au Canada; la nouvelle est chez nous."

Des conversations

[...]
Les relations entre les deux nationalités réunies dans le cadre politique du Bas-Canada sont, selon l'ecclésiastique [Joseph-Vincent Quiblier né en France en 1796], harmonieuse :

- Y a t-il de l'animosité entre les deux races?

- Oui, mais pas vive. Elle ne s'étend pas jusqu'aux rapports habituels de la vie. Les Canadiens prétendent que le gouvernement anglais ne donne les places qu'à des Anglais, les Anglais se plaignent au contraire qu'il favorise les Canadiens. Je crois qu'il y a de part et d'autres exagération dans les plaintes. En général il y a peu d'animosité religieuse entre les deux peuples, la tolérance légale étant complète.


L'appartenance à l'Empire britannique protège les Canadiens français contre l'absorption et l'assimilation par les États-Unis. C'est le discours de l'Église catholique qui a fait sa paix avec le pouvoir britannique en échangeant son loyalisme contre l'assurance de l'autonomie et de la liberté d'action de l'Église dans l'empire protestant. Pour Quiblier, le loyalisme de l'Église est partagé par la population canadienne-française, qui ne semble pas pressée de distendre ses liens avec la Grande-Bretagne [...]

- Pensez-vous que cette colonie échappe bientôt à l'Angleterre?

- Je ne le pense pas point. Les Canadiens sont heureux sous le régime actuel. Ils ont une liberté politique presque aussi grande que celle dont on jouit aux États-Unis.


La vision optimiste de Quiblier des rapports entre Canadiens et Anglais, comme on les désigne à l'époque, est contestée par un commerçant anglais de la ville de Québec rencontré deux jours plus tard. Ses propos annoncent des troubles futurs entre les communautés nationales, mais expriment, non sans arrogance, l'assurance des Anglais de devenir dominants :

Les avocats et les riches qui appartiennent à la race française détestent les Anglais. Ils font une opposition violente contre nous dans leurs journaux et dans leur chambre des communes. Mais c'est du bavardage et voilà tout. Le fond de la population canadienne n'a point de passion politique et d'ailleurs presque toute la richesse est entre nos mains. Notre nombre augmente tous les jours, nous n'aurons bientôt rien à craindre de ce côté. Les Canadiens ont encore plus de haine contre les Américains que contre nous.


Autres interlocuteurs, les frères Mondelet, Dominique (1799-1863) et Charles (1801-1876). Ce sont des réformistes modérés. Dominique est élu député en octobre 1831 et il appuiera tantôt le Parti patriote, tantôt le gouvernement. Charles défendra en 1838 et 1839 certains des rebelles patriotes, mais acceptera l'Union des deux Canadas de 1840. Ils font valoir que l'Église catholique est près de la population compte tenu que le conquérant britannique a cherché à affaiblir le catholicisme de cette dernière :

Dans les premiers temps de la conquête et jusqu'à nos jours, le gouvernement anglais a sourdement travaillé à changer les opinions religieuses des Canadiens afin d'en faire un corps plus homogène avec les Anglais. Les intérêts de la religion se sont donc trouvés opposés à ceux du gouvernement et d'accord avec ceux du peuple. Toutes les fois qu'il s'est agi de lutter contre les Anglais, le clergé a donc été à notre tête ou dans nos rangs. Il est resté aimé et respecté de tous. Loin de s'opposer aux idées de liberté, il les a prêchées lui-même [...] Au Canada ce sont les protestants qui soutiennent les idées aristocratiques.

Ils précisent aussi à Tocqueville que le pouvoir économique dans la province appartient aux Britanniques très minoritaires qui disposent de liens économiques privilégiés avec la Grande-Bretagne, de sorte que le commerce et la richesse logent principalement entre leurs mains.

Parmi ces notables, Toqueville rencontre à plusieurs reprises un homme politique important du Bas-Canada, John Neilson (1776-1848), qui est certainement l'un de ses meilleurs informateurs. Écossais arrivé en 1790, éditeur de la bilingue Gazette de Québec, très près des Canadiens-français, député à la chambre d'assemblée de 1818 à 1833 [...] Il a été dans la mouvance de Louis-Joseph Papineau. [...] La maîtrise du français de Neilson facilite les échanges. Le rapport entre lui et les voyageurs français est sans doute cordial et même chaleureux, car il les accompagne et les guide lors d'excursions dans les environs de Québec.

Neilson explique à ses interlocuteurs l'importance pour la Grande-Bretagne de ses colonies canadiennes, importance stratégique par rapport aux États-Unis et importance économique comme source de matières premières, dont le bois. Cela compense bien des dépenses que la Grande-Bretagne engage pour ses colonies.

Neilson tient en haute estime les habitants du Bas-Canada, dont il brosse un portait très chaleureux, que Tocqueville note consciencieusement.

C'est à mon avis une race admirable. Le paysan canadien est simple dans ses goûts, très tendre dans ses affections de famille, très pur dans ses moeurs, remarquablement sociable, poli dans ses manières [...] Le Canadien est tendrement attaché au sol qui l'a vu naître, à son clocher, à sa famille. De plus, comme je disais, il est éminemment sociable; les réunions amicales, l'office divin en commun, l'assemblée à la porte de l'église,voilà ses seuls plaisirs. Cet esprit les porte à s'entraider les uns les autres dans toutes les circonstances critiques. Un malheur arrive-t-il au champ de l'un d'eux, la commune tout entière se met ordinairement en mouvement pour le réparer.

Ces gens sont sages, stables et modérés en politique et résistants à la corruption que, dit Neilson, les Anglais ont voulu nous imposer. Le clergé catholique est très près de la population et le Canadien, précise-t-il encore, est profondément religieux. Mais cet attachement religieux ne rend pas les Canadiens intolérants envers les protestants.


Neilson en donne pour preuve que, tout protestant soit-il lui-même, il a été élu dix fois à la Chambre d'assemblée par un électorat majoritairement canadien-français et catholique.

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Re: Tocqueville en Amérique

Message non lu par Cinci » ven. 21 juil. 2017, 18:48

En substance, on peut dire que pour Tocqueville, le Bas-Canada a constitué une découverte et une révélation à la fois émouvantes et douloureuses.

Le pays et les paysages eux-mêmes sont à la fois pittoresques et majestueux. Comme d'autres voyageurs européens, Tocqueville apprécie les splendeurs de la géographie, par exemple, l'impressionnant fleuve Saint-Laurent et les terres et l'habitats humains qui le bordent sur ses deux rives. Cela, comme les villes, comme les villages, lui rappelle la France :

La Canada est sans comparaison la portion de l'Amérique jusqu'ici visité par nous qui a le plus d'analogie avec l'Europe et surtout la France. Les bords du fleuve Saint-Laurent sont parfaitement cultivés et couverts de maisons et de villages en tout semblables aux nôtres. Les villes, et en particulier Montréal (nous n'avons pas encore vu Québec), ont une ressemblance frappante avec nos villes de province.

Par-delà la nature et l'harmonieux mariage entre elle et les établissements humains, la découverte de la nation francophone l'enchante, l'éblouit et l'émeut à la fois. Il note la puissante progression démographique des Canadiens français, dont le nombre a presque décuplé depuis la cession de la colonie à la Grande-Bretagne. Surtout, il constate avec bonheur que, malgré trois-quarts de siècle sous la férule britannique, il y a encore en Amérique du Nord un rameau de la France, un rameau vigoureux, conscient de son identité et attaché à celle-ci :

Le fond de la population ouvrière de Québec est française. On n'entend guère que du français dans les rues. Les villages que nous avons vus ressemblent extraordinairement à nos beaux villages. On n'y parle que le français.

Dans sa lettre à son précepteur, en date du 7 septembre 1831, il écrit de ses hôtes :

Ce sont encore des Français trait pour trait; non pas seulement les vieux, mais tous, jusqu'au bambin qui fait tourner sa toupie. Les Français du Canada sont restés absolument semblables à leurs anciens compatriotes de France. Les gens sont de bonne humeur, ont l'esprit alerte et le goût de la répartie. Dans les campagnes, la population y paraît heureuse et aisée. Le sang y est remarquablement plus beau qu'aux États-Unis. La race y est forte, les femmes n'ont pas cet air délicat et maladif qui caractérise la plupart des Américaines.

Très certainement Tocqueville est profondément ému et heureux de retrouver au Bas-Canada une population française de langue, de tradition, de culture, qui apparaît profondément attachée à son identité, portée par une démographie généreuse, et qui semble résolue, malgré une conscience politique qui ne s'affirme pas toujours très explicitement, à demeurer elle-même.

Mais le bonheur de cette découverte et de ces retrouvailles avec un peuple français se révèle bientôt terni et même déchiré d'inquiétudes. Ce peuple, visiblement, est un peuple conquis et dominé. Si les paysans sont prospères, la grande richesse, elle, appartient aux Anglais du pays.

Les classes riches appartiennent pour la plupart à la race anglaise. Bien que le français soit la langue presque universellement parlée, la plupart des journaux, les affiches, et jusqu'aux enseignes des marchands français sont en anglais! Les entreprises commerciales sont presque toutes en leurs mains.

Cette nation française d'Amérique est condamnée à vivre dans un environnement qui, au mieux, ne lui sera pas vraiment accueillant et qui le menace toujours d'un risque d'assimilation. C'est ce que Tocqueville confie à son frère Édouard dans une lettre datée du 26 novembre 1831 :

Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n'a pas l'immense supériorité numérique, perd peur à peu ses moeurs, sa langue, son caractère national. Aujourd'hui le sort en est jeté, toute l'Amérique du Nord parlera anglais.

A travers ce destin, Tocqueville revient volontier, dès son passage au Bas-Canada, mais aussi dans les années ultérieures (notamment en 1833 et en 1837), à la faiblesse de l'effort colonisateur de la France. Dans sa lettre précitée du 26 novembre 1831, il juge très sévèrement l'effort colonisateur de la France et la politique du pays pendant le XVIIIe siècle, marqué par "l'ignominieux règne de Louis XV", et montre ce qui aurait pu résulter d'une politique plus intelligente et plus continue :

Les Français ont donné en Amérique, la preuve d'un génie extraordinaire dans la manière dont ils avaient disposé leurs postes militaires. Alors que l'intérieur du continent de l'Amérique septentrionale était encore inconnu aux Européens, les Français ont établi au milieu des déserts, depuis le Canada jusqu'à la Louisiane, une suite de petits forts qui, depuis que le pays est parfaitement exploré, ont été reconnus pour les meilleurs emplacements qu'on pût destiner à la fondation des villes les plus florissantes. Si nous avions réussi, les colonies anglaises étaient enveloppées par un arc immense, dont Québec et la Nouvelle-Orléans formaient les deux extrémités. Pressés sur leurs derrières par les Français et leurs alliés les Indiens, les Américains des États-Unis ne se seraient pas révoltés contre la mère patrie. Ils le reconnaissent tous. Il n'y aurait pas eu de révolution d'Amérique, peut-être pas de révolution française, du moins dans les conditions où elle s'est accomplie.

Les Français d'Amérique avaient en eux tout ce qu'il fallait pour faire un grand peuple. Ils forment encore le plus beau rejeton de la famille européenne dans le Nouveau Monde. Mais accablés par le nombre, ils devaient finir par succomber. Leur abandon est une des plus grandes ignominies de l'ignominieux règne de Louis XV.

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Re: Tocqueville en Amérique

Message non lu par Cinci » dim. 10 sept. 2017, 23:13

Une brève parut dans l'édition du 8 septembre 2017
Une maison construite par John Neilson, un des hommes les plus puissants du XIXe siècle québécois, est laissée à l’abandon à Saint-Gabriel-de-Valcartier, à une trentaine de kilomètres seulement de Québec. La maison a beau appartenir au maire de l’endroit, rien n’est fait pour la préserver de la ruine qui la ronge doucement.

Avec son toit de tôle abîmé et son parement décrépi, la maison montre qu’elle a souffert des éléments au cours des dernières années. Bien que son importance historique et culturelle soit notable, elle ne bénéficie d’aucune protection particulière de la part de la municipalité, de la MRC ou de l’État.

Éditeur, imprimeur, libraire, homme politique, passionné par le développement de l’éducation, le riche John Neilson fut un des principaux consommateurs de papier au Canada : ses imprimeries fournissent les documents du gouvernement, produisent La Gazette de Québec et fournissent plus de 50 % des livres produits au pays. Actif en politique, Neilson sera fort apprécié par Louis-Joseph Papineau, avec qui il entretient d’ailleurs une correspondance, explique l’historien Georges Aubin, spécialiste de l’histoire des patriotes. [...]

http://www.ledevoir.com/culture/actuali ... h-papineau
La maison de John Neilson (1776-1848) qui réapparaît dans l'actualité! C'est ce Neilson qui avait accueilli Alexis Tocqueville lors de son passage à Québec (cf extrait ci-haut)

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Re: Tocqueville en Amérique

Message non lu par Philon » mer. 20 sept. 2017, 8:44

Je me suis passionnée pour la deuxième partie de "De la démocratie en Amérique" car Tocqueville y fait des remarques visionnaires sur les conséquences logiques du régime démocratique :
il observe que les liens hiérarchiques du monde "ancien" obligeaient les humains selon des règles précises , et que cela maintenait des liens très forts dans les domaines du travail et de la famille.
En régime démocratique au contraire on a la liberté de choisir sa vie, son style de vie, ses relations , et de ce fait les liens se distendent, les humains vont s'éloigner les uns les autres et devenir indifférents les uns aux autres. On ne sera plus "obligé" par rapport à un seigneur, un ancêtre, un maitre. Cela va créer de nouvelles solitudes...mais aussi un besoin exacerbé de reconnaissance.
La reconnaissance vous était donnée "à la naissance" comme "sujet" d'un roi, comme appartenant à un corps de métier, à une lignée, à un village...et voilà que dans la démocratie moderne, vous devez faire tout cela vous-même, vous serez reconnu non pas d'emblée mais au mérite. D'où le risque de rivalités exacerbées, de lutte de tous contre tous ( mêmes observations faites plus tard par le philosophe québequois Charles Taylor dans "La liberté des modernes".)
Les observations de Tocqueville sur l'Amérique de l'époque où il écrit peuvent souvent s'appliquer à notre époque.

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Re: Tocqueville en Amérique

Message non lu par Cinci » jeu. 21 sept. 2017, 4:21

Bonjour Philon,

Merci pour le commentaire.

Je suis tout à fait d'accord avec vous lorsque vous soulignez la pertinence, encore actuelle, d'un bon nombre des observations ou des réflexions de Tocqueville. C'est toujours passionnant de comparer ses jugements ou ses prévisions avec le développement ultérieur du pays ou le cours des événements mondiaux, sans compter l'évolution des mentalités.


Un exemple :

"Des peuples démocratiques qui s'avoisinent ne deviennent pas seulement semblables sur quelques points, ainsi que je viens de le dire; ils finissent par se ressembler sur presque tous. cela vient pas uniquement de ce que les peuples ont le même état social, mais de ce que ce même état social est tel qu'il porte naturellement les hommes à s'imiter et à se confondre.

Lors que les citoyens sont divisés en castes et en classes, non seulement ils diffèrent les uns des autres, mais ils n'ont ni le goût ni le désir de se ressembler; chacun cherche au contraire de plus en plus à garder intactes ses opinions et ses habitudes propres et à rester soi. L'esprit individualiste est très vivace.

Dans les temps d'aristocratie, ceux mêmes qui sont naturellement pareils aspirent à créer entre eux des différences imaginaires. Dans les temps de démocratie, ceux même qui naturellement ne se ressemblent guère ne demandent qu'à devenir semblables et se copient, tant l'esprit de chaque homme est toujours entraîné dans le mouvement général de l'humanité." (A. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1968, p.302



La réflexion est piquante. On songe à toute cette dynamique mondialiste actuelle et qui est impulsée par les États-Unis d'Amérique principalement. Faut avouer que les gens partout dans le monde essaient de réaliser une sorte de modèle unique. On en arrive à une standardisation générale. Une sorte de répétition du même.

Oui. Tout juste si ne sont pas les Japonais intégrés dans l'empire américain qui voudront ressembler eux aussi à des Européens de l'Ouest si c'était possible ou à des Américains! Le fameux métissage - thème porteur s'il en est un chez les amateurs de cosmopolitisme - mais qu'est-ce que c'est sinon une envie de briser des frontières et comme pour fondre les gens dans une sorte de pool assez indistinct. Comme pour normaliser les "races". Ultimement? En arriver à ce qu'il n'y en ait plus qu'une seule. C'est un peu paradoxal. La tolérance démocratique et son acceptation des différences peut aboutir aussi à la raréfaction de ce qui est différent. Standard, conformité, désir d'imiter, goût de se fondre dans la masse ...

Le Canada de l'époque de Tocqueville était assez peu démocratique et encore animé par une forte mentalité aristocratique du côté des dirigeants du pays, avec leur système royaliste. Le Canada était alors très différent des États-Unis. Le discours des dirigeants étaient de ne pas ressembler aux États-Unis, surtout pas! On s'en faisait une fierté. Le Canada d'aujourd'hui est démocratique dans les formes. Il n'y a plus de différence (de moins en moins) avec le voisin américain.

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