Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

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Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » lun. 26 mai 2014, 19:22

Voici quelques extraits éclairants ...
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Chapitre 2

La pornographie, seul véritable marché libre

Dans l'ensemble, les gouvernements occidentaux n'ont pas vraiment cherché à mettre des bâtons dans les roues des banquiers qui, même après avoir dévasté l'économie mondiale en 2008, ont continué à se verser des émoluments démesurés. Seul le Royaume-Uni a fait exception. A l'automne 2009, après avoir dépensé 1 600 milliards de dollars pour renflouer les banques, le gouvernement travailliste a instauré un impôt de 50% sur les primes versés aux banquiers. Cette décision a suscité un concert de protestations de la part de l'élite bancaire, y compris de la part des dirigeants de banques étrangères implantées au Royaume-Uni.

Tandis que la colère des financiers prenait de l'ampleur, les hauts dirigeants de Goldman Sachs, firme légendaire de Wall Street, informaient discrètement un grand média britannique qu'ils envisageaient de délocaliser leurs importantes activités londoniennes à Genève, indiquant ainsi qu'ils n'avaient aucune intention de se soumettre à ce nouvel impôt. Son PDG Lloyd Blankfein, qui, en 2007, avait touché une rémunération de 73 millions de dollars et accumulé quelque 500 millions en actions de la banque d'investissement, a tenu des propos montrant que la crise de 2008 avait peu altéré la perception que les banquiers ont d'eux-mêmes. Dans une interview accordée au Sunday Times de Londres, il a défendu son entreprise et sa personne avec fermeté, affirmant «qu'il n'était rien qu'un banquier accomplissant l'oeuvre de Dieu».

L'imposition des primes bancaires était en fait la deuxième mesure prise par le gouvernement britannique pour alourdire le fardeau fiscal des riches dans la foulée de l'effondrement de 2008. Au printemps 2009, il avait fait passer de 40 à 50 % le taux marginal d'imposition des revenus élevés, provoquant là aussi un tollé, assorti de menaces de quitter le pays. Le compositeur Andrew Lloyd Webber avait alors invité la population à condamner ce qu'il considérait comme une augmentation d'impôt pour les créateurs de richesse : «La dernière chose dont nous ayons besoin, c'est d'un braquage digne des pirates somaliens contre quelques créateurs de richesse qui osent encore naviguer sur les eaux tumultueuses de Grande-Bretagne.» Sir Michael Caine, vedette du cinéma âgée de 76 ans, avait fait écho à ce cri d'indignation en menaçant de plier bagage si l'impôt sur le revenu grimpait ne fût-ce que d'un seul point de pourcentage (la vedette de Jaws : The Revenge et de Swarm avait aussi menacé de partir si on ne lui offrait pas de meilleurs rôles). Dans un article sympathique à sa cause, le journaliste Ian Martin soulignait que Caine, fils d'une femme de ménage et d'un gardien du marché de poisson de Londres, était l'incarnation même du citoyen qui a réussi en partant de rien, une trajectoire que le gouvernement devait encourager. «Nous n'avons pas besoin d'augmenter les impôts, affirmait Martin, mais bien d'en finir avec l'invertionnisme de l'État».

Cependant, Martin (à l'instar de presque tous ceux qui critiquent le prélèvement d'impôts élevés sur les revenus des mieux nantis) omet volontairement un paramètre clé de l'équation : sans l'interventionnisme de l'État, les riches ne posséderaient rien du tout.

Il s'agit là d'une évidence tout aussi irréfutable, mais presque toujours ignorée : il n'est possible de posséder quelque chose (argent, terre, bijoux, yachts, etc.) que s'il existe un État qui édicte des lois et les fait appliquer. Toute discussion rationnelle sur le revenu, la richesse et sa répartition doit reposer sur cette prémisse.

Sans l'État, ce serait le chaos ou, comme l'écrivait le philosophe anglais du XVIIe siècle Thomas Hobbes, «La guerre de chacun contre chacun». Non seulement la vie serait-elle dure et désordonnée - ou, pour reprendre les mots de Hobbes, «dangereuse, animale et brève» -, mais rien ne permettrait de garantir efficacement la propriété. «Ôtez les lois, toute propriété cesse», lançait un autre philosophe anglais, Jeremy Bentham. En de telles circonstances, le bien-être de chacun serait plutôt minimal - et à peu près équivalent. Les philosophes Liam Murphy et Thomas Nagel soutiennent par conséquent qu'il est erroné de prétendre que les disparités de compétences, de personnalité et d'héritage à l'origine des importantes inégalités propres à une économie de marché bien structurée auraient le même effet en l'absence d'un État chargé d'instituer et de garantir le droit de propriété.

En imaginant l'élimination totale de l'État, on en vient vite à jeter aux oubliettes l'idée voulant que l'interventionnisme de l'État ait mené la vie dure aux riches. Bien au contraire, l'État interventionnisme a été leur meilleur allié. Sans lui, ils seraient tous avec nous, dans la plaine, à grappiller en s'inquiétant de l'éventuel assaut d'une bande de pilleurs intéressés par le bison qu'ils viendraient tout juste d'abattre dans le but de nourrir leurs enfants.

Ce n'est que grâce à l'ensemble complexe des lois encadrant la propriété, les successions, les contrats, les activités bancaires, les marchés boursiers et les autres échanges commerciaux (sans parler des poursuites judiciaires intentés contre ceux qui auraient tenté de voler leur bison) que les riches peuvent être assurés de conserver leurs possessions et de profiter du confort que celles-ci leur procurent. D'ailleurs, bien qu'elle soit en théorie bénéfique pour tous, la protection du droit de propriété par l'État profite nettement plus aux nantis qu'au reste de la population. Ainsi, «le propriétaire d'un vieux veston élimé obtient l'assurance que ceux qui n'en sont pas propriétaires n'entraveront pas sa liberté de le porter», explique le juriste américain Robert Hale. «Un autre propriétaire acquiert la liberté de flâner dans un vaste domaine et de posséder de nombreuses voitures en ayant l'assurance que personne n'y porte atteinte [...] Concrètement, les avantages conférés par ces droits n'ont rien d'équivalent.» On pourrait ajouter que la police ne répondrait pas avec autant d'empressement au sans-abri signalant le vol de son veston qu'au grand propriétaire rapportant le cambriolage de son manoir.

En fait, les personnes qui ne disposent pas des ressources suffisantes se rendent vite compte que l'État et ses instruments sont ligués contre elles. [...] Si une personne n'a pas l'argent nécéssaire pour acheter la nourriture dont elle a besoin, elle doit s'en passer. Pour la même raison, elle ne peut s'emparer de la jolie balançoire se trouvant dans la cour d'un quidam, puis expliquer à la police qu'elle n'a fait qu'exercer son droit d'acquérir une propriété. La propriété privée est un privilège particulier, soutenu par la puissance de l'État et accordé en exclusivité à ceux qui disposent de ressources suffisantes.

Évidemment, les riches n'ont rien à reprocher aux interventions de l'État lorsqu'elles visent à protéger le droit de propriété. Ils ne sont contrariés que lorsque l'État impose leurs revenus, en particulier si l'impôt est progressif, c'est à dire si les taux d'imposition augmente avec le revenu. En criant à l'injustice, en comparant ce type de fiscalité à «un braquage digne des pirates somaliens», les nantis laissent entendre que leurs revenus avant impôt sont en quelque sorte légitimes : ils vaquent tranquillement à leurs affaires et touchent une rémunération correspondant à leurs talents et à leurs efforts, puis vient l'impôt qui altère cette juste répartition du revenu. Ils postulent ainsi que le «marché» répartit les revenus de manière équitable.

Ce postulat repose sur l'idée selon laquelle le marché obéit à des principes élémentaires considérés comme naturels, l'offre et la demande, qui seraient à l'abri des lubies qui façonnent le système fiscal. Autement dit, le marché correspond à ce qui se passerait en l'absence de tout ingérance de l'État, si on laissait simplement les choses suivrent leur cours à l'abri de toute intervention humaine. En découle le terme de «laissez-faire».

Dans les faits, cependant, cette notion relève plutôt de la fiction. Tout comme le système fiscal, le «marché» est une pure création de l'État. Les deux reposent sur un ensemble complexe de lois conçues par des êtres humains et appliquées par des États.

Le taux de profit d'une société de capitaux est influencé par un vaste ensemble de lois : des lois sur l'environnement déterminent jusqu'à quel point elle peut polluer et à quelles amendes elle s'expose si elle dépasse les niveaux permis, le droit du travail détermine si ses salariés sont autorités à se syndiquer ou à débrayer, et le droit contractuel détermine ce qu'elle peut exiger d'un client qui ne respecte pas ses engagements ou ce qu'elle doit verser au propriétaire de l'établissement qu'elle occupe si elle doit résilier son bail. A ces lois (et à bien d'autres) s'ajoutent celles qui déterminent les modalités du versement des profits aux actionnaires, c'est à dire les droits des actionnaires en ce qui a trait au partage des profits et à la rémunération en cas de faillite. D'ailleurs, l'existence même de l'entreprise est rendue possible par les lois relatives à l'incorporation, qui limitent la vulnérabilité financière de ses dirigeants et actionnaires en cas de poursuite judiciaire.

Une fois obtenue sa portion des profits, un actionnaire peut décider d'en investir une partie dans des obligations. Là encore, l'État intervient, dans la mesure où les bénéfices qu'il tirera de son placement seront déterminés par les taux d'intérêt, qui découlent de décisions prises par la banque centrale, dont les dirigeants sont nommés par le gouvernement.

Semblablement, les avocats, médecins, comptables agrées, ingénieurs, architectes et autres professionnels jouissent de revenus élevés grâce aux lois leur assurant le monopole de leur titre. En leur déléguant le pouvoir de réglementer l'accès à leur profession, l'État leur permet de limiter le nombre de personnes pouvant l'exercer, ce qui leur assure une forte demande et des prix élevés pour leur service. Bien que ces lois puissent être nécéssaires à la protection du public contre des charlatans, elles garantissent indubitablement des revenus élevés à la minorité que constituent les professionnels. Par ailleurs, ces derniers sont soumis à des règles strictes, elles-mêmes encadrées par un ensemble de lois; bref, on est très loin de ce que laisse entendre l'expression «libre-marché».

En fait, il n'existe pas d'entité élémentaire et naturelle répondant au nom de «marché». Le «marché» est le fruit de l'ensemble complexe de lois qui régissent le commerce et les transactions financières sur un territoire particulier. Selon les décisions des gouvernements et des parlementaires chargés d'élaborer, d'adopter et d'appliquer ces lois, celui-ci peut prendre une multitude de formes. Un gouvernement qui penche du côté des chefs d'entreprise veillera à renforcer le droit de propriété, en promulgant, par exemple, des lois rendant la syndicalisation difficile ou les grèves illégales. Ce faisant, il ne laisse pas simplement la nature suivre son cours, comme le suggère la notion de laissez-faire. Bien au contraire, il intervient activement dans l'économie de manière à limiter les droits des salariés en les empêchant de s'unir ou d'interrompre leur travail pour maximiser leur pouvoir de négociation.

En d'autre termes, le marché ne tombe pas du ciel. Il est crée. Et les modalités des lois en vertu desquelles il est mis en place jouent un rôle important dans la détermination du revenu des divers membres de la société. Bref, le revenu d'un particulier ne découle pas uniquement de notions abstraites comme l'offre et la demande, mais aussi du contenu des lois qui encadrent l'ensemble des échanges économiques [...] Toute modification (même minime) de celles-ci peut avoir une incidence considérable sur la répartition des revenus.

[...]

On ne saura sans doute jamais combien Sir Michael Caine aurait gagné s'il était devenu une vedette porno, mais ses revenus auraient été assurément inférieurs à ceux qu'il a effectivement touché.

Cette remarque est pertinente dans la mesure où elle aide à déconstruire le mythe permettant à Caine, à Andrew Lloyd Webber et à d'autres gros bonnets de l'univers du divertissement de croire que leurs revenus découlent uniquement de l'exercice de leurs talents dans un marché libre. Il ne faut pas se leurrer : ces vedettes n'ont pu faire fortune que grâce à l'intervention de l'État sur le marché. Et nous ne parlons pas ici des subventions aux arts et à la culture, mais bien d'une réalité beaucoup plus élémentaire ... et lucrative : l'ensemble complexe de lois sur le droit d'auteur permettant aux créateurs et aux artistes de la scène de percevoir des redevances pour leurs oeuvres. En l'absence de telles lois, les films dans lesquels jouent Michael Caine pourraient être reproduits et distribués partout dans le monde sans que celui-ci ne recueille le moindre sou. Dans un contexte à ce point laxiste, aucune maison de production cinématographique n'accepterait de lui payer des cachets faramineux, voire quelque cachet que ce soit. Les vedettes pornos, elles, évoluent dans un tel contexte. Peu importe leur talent, elles gagnent beaucoup moins que les vedettes de l'industrie du cinéma ordinnaire.

Cette situation découle du fait que l'industrie pornographique, contrainte par sa nature même à oeuvrer en marge des lois restreignants la diffusion du matériel sexuellement explicite, ne peut pas profiter de toute la protection qu'offre l'État, par l'entremise des droits sur le droit d'auteur, aux artisans du cinéma et aux autres créateurs. Si un producteur de matériel pornographique portait plainte parce qu'un de ses films a été reproduit sans sa permission, les forces de l'ordre pourraient lui rire au nez avant de l'arrêter pour infraction aux lois interdisant la représentation de pratiques sexuelles dégradantes et déshumanisantes. C'est pourquoi les producteurs de porno se donnent rarement la peine de rapporter les cas de violation de leurs droits d'auteur et ferment les yeux sur le piratage de leurs films. Ce système laxiste est très proche de ce qu'un véritable «libre marché» du cinéma pourrait être.

Selon l'économiste américain Dean Baker, ce n'est pas le marché qui permet aux artistes de s'enrichir. Des vedettes comme Michael Caine et Andrew Lloyd Weber ne pourraient toucher leurs revenus colossaux sans l'ensemble complexe de lois protégeant le droit d'auteur, lois dont la police et les tribunaux veillent à l'application. Baker note que les droits d'auteur et les brevets sont de véritables monopoles octroyés par l'État, qui trouvent leur origine dans les guildes du Moyen-Age.

[...]

Le noeud de la question, c'est que l'interventionnisme de l'État, qui prend ici la forme de lois sur le droit d'auteur, profite à des vedettes comme Michael Caine et Andrew Lloyd Webber. Ces artistes ne se sont pas enrichis en exerçant leurs talents au sein d'un chimérique «marché libre», mais plutôt dans le cadre d'un monopole étroitement réglementé, que l'État se charge de faire respecter à grand frais par l'entremise de la police et des tribunaux. Sans cette dimension de l'interventionnisme de l'État moderne, Caine et Webber ne seraient devenus ni plus riches ni plus célèbres que les géants de la pornographie, et ce, quel que fût leur talent.

Ainsi, il est curieux qu'on puisse isoler de leur contexte les éventuelles augmentation d'impôt auxquelles feraient face Blankfein, Caine et Webber, et les condamner en les qualifiant d'intervention de l'État. Le marché n'est rien d'autre qu'un enchevêtrement complexe d'interventions de l'État. Une hausse d'impôt n'indigne ces gens que parce qu'elle va à l'encontre de leurs intérêts, tandis qu'une bonne partie des lois et des politiques du gouvernement les servent. Comme le disent ironiquement Murphy et Nagel, «les gens sont plus enclins à se préoccuper des injutices qui leur nuisent que de celles qui leur profitent». Les interventions de l'État qui leur sont bénéfiquent tendent à devenir invisibles, comme si elles s'inscrivaient dans le cours naturel des choses.»
Source : Linda McQuaig et Neil Brooks, Les milliardaires. Comment les ultra-riches nuisent à l'économie, Lux Éditeur, 2013, pp. 31-42

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » lun. 26 mai 2014, 19:55

Chapitre 7
Le mythe de la motivation


«Pour les économistes et les commentateurs conservateurs, tout ce qui réduit la rémunération des membres les plus talentueux de la société, comme des impôts élevés, sape leur motivation à offrir le meilleur de leurs capacités, et ainsi nuit à la croissance économique. L'idée selon laquelle une lourde fiscalité compromet la croissance et la prospérité est à ce point répandue qu'on la présente maintenant comme une évidence, alors qu'elle tient plutôt de l'article de foi.»

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Cette quasi-certitude se révèle particulièrement étrange eu égard à la rareté des données qui la confirment et à l'abondance de celles qui la réfutent.

En se penchant sur l'histoire récente des États-Unis, on peut comparer les effets de deux scénarios fort différents. De la fin de la Seconde Guerre mondiale à 1980, les taux marginaux d'imposition les plus élevés limitaient efficacement le revenu net que les individus pouvaient toucher. A partir de 1980, les restrictions frappant les revenus élevés ont été assouplies. Si les nouveaux conservateurs voyaient juste quant au caractère motivateur des stimulants financiers, les impôts élevés de la période d'après-guerre devraient avoir nui à la performance des cadres, ce qui devrait avoir eu pour effet de freiner la croissance économique. Pourtant, en considérant les faits, on constate qu'il n'en était rien.

Les revenus élevés étaient lourdement imposés dans les années d'après-guerre. De 1944 à 1964, le plus haut taux marginal d'imposition dépassait toujours 80 %, voire 90 % pendant le gros de cette période. par la suite, on l'a réduit à 70 %, puis à 50 % en 1980. Il a poursuivi sa chute sous l'administration Reagan, atteignant un plancher de 28 % en 1988. Pendant l'ère Clinton, il a été ramené à 39 %, pour redescendre à 35 % sous Georges W. Bush.
Si les impôts élevés dissuadent les gens de travailler, on pourrait présumer que, dans l'après-guerre, la fiscalité qui pesait sur les riches inhibait la croissance économique. C'est pourtant l'exact contraire qui s'est produit. Dans les années 1950 et 1960 ainsi qu'au début des années 1970, la productivité (facteur donnant une plus juste mesure de la vigueur d'une économie) s'est accrue de 3,1 % par an en moyenne. Au cours des décennies suivantes, elle a augmenté beaucoup plus lentement. Les économistes Joel Slemrod et Jon Bakija se sont penchés sur cet apparent paradoxe : «les périodes de forte croissance ont été celles où l'on appliquait les plus hauts taux d'imposition sur les revenus élevés.» Une comparaison des données courantes sur l'économie de divers pays offre un portrait similaire.
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Nombre de gens considèrent que le succès des États-Unis sur les marchés mondiaux repose sur leur faible taux d'imposition, et que les pays dont les taux d'imposition sont élevés peinent à être compétitifs et affichent une croissance plus modeste. Il s'agit là, encore une fois, d'une thèse non-corroborée par les faits.

Au cours des dix dernières années, l'amélioration de la disponnibilité des données a fait en sorte qu'il est devenu beaucoup plus simple d'effectuer des comparaisons valables entre les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les statistiques montrent qu'il n'existe aucune correlation évidente entre taux d'imposition et croissance économique. Il est vrai que certains des pays les plus prospères du monde, comme les États-Unis et le Japon, appliquent des faibles taux d'imposition. Néanmoins, d'autres nations, en particulier les pays scandinaves, ont affiché des performances économiques impressionnantes, tout en maintenant des taux élevés. Le fait que, en 2000, la Suède ait pu afficher un PIB par habitant de 24 779 dollars (soit de 6 % supérieur à la moyenne de l'OCDE) avec un taux d'imposition de 54, 2 % contredit l'hypothèse voulant que les impôts élevés entraînent assurément le déclin d'une économie, indiquent Slemrod et Bakija. D'autres spécialistes des finances publiques ont aussi analysé les statistiques mondiales et sont parvenus à de semblables conclusions.
Les données ne valident donc pas l'argument voulant qu'il faille grassement rémunérer les cadres pour stimuler la croissance économique. Cela dit, même si elles le validaient, un volet de l'argument resterait à démontrer, à savoir que la croissance économique profite à la société dans son ensemble plutôt qu'aux seuls nantis. A cet égard, les statistiques sont encore moins concluantes. Aux États-Unis, au cours du dernier cycle économique, soit de 1989 à 2006, une fraction ahurissante de 91 % de l'ensemble de la croissance économique du pays n'a profité qu'aux 10 % des ménages les plus riches, et une part substantielle de celle-ci, soit 59 %, a été allouée au 1 % des ménages les plus riches.
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L'étude empirique récente la plus approfondie sur le sujet est loin de démontrer que la marée montante soulève tous les bateaux. Ses auteurs, Dan Andrews et Christopher Jencks, de l'université Harvard, ainsi qu'Andrew Leight, de l'université nationale d'Australie, ont analysé près d'un siècle de données émanant de 12 pays industrialisés.

Bien que la hausse des revenus des plus riches semble provoquer une légère accélération de la croissance économique, constatent-ils, «il est difficile d'évaluer si les 90 % les moins riches en profitent ou non». Ces derniers, concluent-ils, ont plus de chances de voir leur situation s'améliorer si la croissance est lente et équitablement répartie plutôt que rapide et concentrée entre quelques mains.
[...]

Avant de nous pencher sur ce qui compte réellement pour les personnes qui vivent dans le plus grand confort, intéressons-nous un moment à ce qui se passe chez celles qui ont tout juste de quoi vivre. [...] On peut se demander si l'argument voulant qu'une rémunération élevée incite à travailler plus ne s'appliquerait pas davantage aux employés à très faible revenu, qui sont généralement contraints à des tâches ennuyeuses, répétitives et peu créatives. Pour ces salariés, le niveau de rémunération a une importance considérable. Ils ont cruellement besoin d'argent, non seulement pour subvenir à leurs besoins les plus essentiels, mais aussi pour compenser le peu de satisfaction qu'offre leur travail. Pour un préposé aux chambres qui touche le salaire minimum, par exemple, une augmentation de 1,75 dollars de l'heure peut faire toute la différence; ainsi, l'idée de passer une heure supplémentaire particulièrement payante à nettoyer les chambres souillées par les clients de l'hôtel pourrait le persuader de renoncer à assister au concert de la chorale locale ou à rentrer chez lui pour regarder de la pornographie sur Internet.

Curieusement, l'argument voulant qu'une rémunération élevée soit essentielle au renforcement de la motivation est surtout invoqué pour légitimer la faible imposition des riches, et non des pauvres, et ce, même s'il semble mieux s'appliquer à ces derniers. D'ailleurs, en ce qui concerne les pauvres, on entend souvent l'argument opposé, qui veut qu'un revenu trop élevé les incite à se laisser aller. D'où la nécéssité de maintenir les prestations d'aide sociale et d'assurance-chômage au plus bas, de crainte que les indigents ne sombrent dans la paresse.

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Mais revenons aux riches. En suivant la logique dont nous venons de faire état, on pourrait conclure qu'une rémunération supplémentaire ne semble guère avoir d'effet stimulant sur les personnes dont leur revenu est déjà colossal; dans le cas des milliardaires et des multi-millionnaires, il est peu probable que son augmentation ou sa diminution ait quelque incidence sur leur niveau de consommation, dans la mesure où l'on peut présumer qu'ils consomment déjà autant qu'il leur est possible de le faire (ou de le vouloir). En second lieu - aspect plus important - contrairement au pauvre préposé aux chambres, les chefs de file d'une profession jouissent d'une immense satisfaction au travail. Tandis qu'une rémunération supplémentaire peut, à elle seule, amener le préposé à passer une heure de plus à enlever la saleté laissée par autrui, il ne manque pas d'avantages non pécuniaires pour motiver le cadre supérieur à étirer sa journée en vue de conclure une grosse affaire, la vedette rock à offrir un rappel à ses fans en délire entassés dans un stade ou le joueur de baseball à frapper un coup de circuit quand les buts sont pleins en fin de neuvième manche.

En fait, le travail (en particulier si celui qui l'accomplit jouit d'une large autonomie, peut relever des défis et est très compétent) offre à l'être humain maintes possibilités de satisfaire ses aspirations les plus profondes. Des recherches en psychologie démontrent en effet que la satisfaction des besoins psychologiques les plus fondamentaux (conscience de soi et de sa propre valeur, estime de soi) est très souvent liée au travail. «L'attitude positive d'une personne envers elle-même constitue son trésor le plus cher; à bien des égards, elle est la maximandre sur lequel repose toutes les autres valeurs et motivations», observe Lane.

En lui offrant la possibilité d'être consciente de sa compétence et de son aptitude à fonctionner en société, le travail est un facteur déterminant de la bonne opinion qu'une personne peut avoir d'elle-même. La rémunération en est une dimension importante, mais elle l'est surtout en tant que vecteur de ces gratifications plus élémentaires. «En définitive, poursuit Lane, tout comportement économique est stimulé et orienté par la quête d'un sentiment personne d'efficacité, d'estime de soi et de fidélité à soi-même», c'est à dire d'avoir une identité intégrée.

Il ressort de ces considérations que le modèle de l'Homo oeconomicus offre une représentation particulièrement tendancieuse, voire carrément déformée, de la psyché humaine. Cette thèse assimile le travail à une activité indésirable - à une «désutilitée», dans le jargon des économistes - que l'être humain préférerait éviter, mais à laquelle il se livre afin de gagner de l'argent nécéssaire à la satisfaction de son désir de consommation de biens matériels. Cette assertion est peut-être vraie pour un salarié dont la tâche consiste à laver les toilettes. Cependant, notamment dans les hautes sphères de l'économie, le travail est souvent une activitéextraordinairement désirable qui donne à la personne qui l'exerce des gratifications hautement satisfaisantes, de loin plus importantes que la consommation.
Il semble donc hautement improbable qu'une réduction de la rémunération des ultra-riches puisse réfréner leur désir de travailler. Dans tous les domaines, les individus les plus talentueux sont manifestement motivés par bien d'autre choses que l'argent. Même des milliardaires admettent volontier que celui-ci ne constitue pas leur seul objectif ou leur but premier.
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L'entrepreneur Leo J. Hindrey Jr, qui a fait fortune avec sa chaîne payante vouée aux sports, a confié au New York Times qu'il n'aurait pas travaillé moins si sa rémunération aurait été inférieure. Le banquier de Wall Street Sanford I. Weill a tenu des propos similaires : «J'ai travaillé parce que j'adorais ce que je faisais». Il a dit n'avoir jamais su précisément combien d'argent il avait gagné avant de prendre sa retraite et «d'avoir l'occasion de m'asseoir pour compter ce qui se trouvait sur la table». Dans le même esprit, Kenneth C. Griffin, qui, en 2006, à titre de président du fond spéculatif Citadel Investment Group, a touché plus de 1 milliard de dollars, a déclaré que la richesse n,est pas un fruit particulièrement satisfaisant [...] Elle n'est que le sous-produit d'un engagement passionné.»
De tout évidence, une rémunération modeste n'a pas empêché des êtres parmi les plus talentueux de tous les temps de s'illustrer par une contribution exceptionnelle à la société. Norman Borlaug, qui a sauvé des millions de vie en mettant au point des méthodes pour améliorer la productivité agricole, a passé l'essentiel de son existence, modeste, dans des villages du tiers monde.

D'une manière ou d'une autre, Vincent Van Gogh a trouvé la motivation a réaliser des centaines d'oeuvres d'art majeures malgré qu'il ne soit parvenu à en vendre qu'une seule de son vivant, et ce, contre une somme dérisoire, juste avant de mourir. Et William Shakespeare a été assez inspiré pour écrire le plus grand théâtre de l'histoire sans entretenir l'espoir de voir ses pièces devenir des superproductions hollywoodiennes.

[...]

Par nos propos nous ne cherchons nullement à nier le caractère stimulateur de la rémunération. Celui-ci existe bel et bien, en particulier dans les petits boulots, où les salariés ont besoin de puissants encouragements pour accomplir des tâches souvent ennuyeuses, répétitives, désagréables et peu valorisantes. Il se constate aussi aux échelons supérieurs : bien que la dimension épanouissante du travail peut y prédominer. [...] Alors, oui la stimulation foncière compte. Dans tous les domaines elle favorise puissamment l'effort, la diligence, la créativité et l'ardeur au travail.

Une question se pose néanmoins : quel montant d'argent est suffisamment motivant ? Si même des milliardaires n'hésitent pas à admettre qu'ils auraient travaillé aussi fort s'ils avaient été moins payés, peut-être pourrait-on envisager la possibilité de diminuer leur rémunération (ou de l'imposer davantage), et ce, sans nuire à leur motivation au travail.

Source : Idem, pp. 141-151

Jeremy43
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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Jeremy43 » mar. 27 mai 2014, 9:25

Bonjour,

Mais le problème c'est que chacun est responsable de cette situation, en voulant vivre à crédit on en cherchant à faire fructifier son capital, on fait le jeu des personnes qui possèdent du patrimoine.

Si les riches sont toujours plus riches c'est parceque le reste de la population ne cherche qu'à s'enrichir, elle n'est pas mieux que les riches donc puisqu'elle agit comme eux.

Cinci
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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » jeu. 29 mai 2014, 2:25

Bonjour,

Ce serait plutôt discutable, selon moi, à savoir si «tout le monde» ne cherche véritablement qu'à s'enrichir (lire : accumuler au maximum, thésauriser, contrôler des rues entières de villes, etc.) et donc ici à la manière des plus riches surtout, comme voulant réellement se conformer, soi-même, à un système de pensée identique (avec une obsession pour les taux d'intérêts), avec des vues semblables sur ce qui serait juste, normal, souhaitable, etc.

Non mais je nourrirais quelques doutes.

Moi-même, je ne m'enrichirai pas beaucoup. Je n'ai pas le tempérament pour ça. Je n'ai pas la complexion mentale qui me brancherait sur cette ambition. Suis-je le seul ? J'en doute.

[...]

Il me semble qu'il y a beaucoup de personnes plus ou moins entravées : malades chroniques, vieillards, prisonniers, élèves au pensionnat, religieuse du Carmel, soldats enrôlés pour des missions plus ou moins longues, etc. Il y a bien des pauvres qui n'espèrent même plus pouvoir gagner deux dollars par jour. Il y a des clochards, des errants privé de domicile, des Roms, des indiens dans les Amériques, des noirs aux États-Unis dont l'espérance de vie est limitée (drogue, violence, phénomène de gang, maladie, emprisonnement, etc.)

Mettons que ce n'est pas tout le monde qui pratiquerait une discipline monastique de sacrifice, ce n'est pas tout le monde non plus dont les thèmes de l'argent, de «mon premier million avant trente ans», d'un «au meilleur la part du lion !», sinon «retirez de ma vue les gagne-petits et les sans-envergures» ou «les parasites sans grande valeur sont encore trop payés à 10 $ de l'heure» paraitront les faire vibrer par-dessus tout.

Puis ...

Je ne sais pas si tous les employés de la General Motors à Détroit ambitionnaient hier d'obtenir le train de vie des PDG d'aujourd'hui. Mais, si c'est le cas, un grand nombre aura certainement dû déchanter depuis. Et si personne en particulier, personne que nous pourrions alors cibler comme appartenant à la classe des «plus riches», ne travaillent pour améliorer spécialement le sort des «riches et des plus riches», il reste un peu étrange qu'un pur hasard fait, alors, que le roulement du système semblerait nous les avantager autant.

Tous travaillent pour eux-mêmes et pour les autres (les salariés pour le patron comme le patron pour les salariés, etc.) Le hasard fait que la masse des profits tend à s'accumuler dans la même poche.

:wow:

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » jeu. 29 mai 2014, 2:34

Plus haut :
  • «Aux États-Unis, au cours du dernier cycle économique, soit de 1989 à 2006, une fraction ahurissante de 91 % de l'ensemble de la croissance économique du pays n'a profité qu'aux 10 % des ménages les plus riches, et une part substantielle de celle-ci, soit 59 %, a été allouée au 1 % des ménages les plus riches.»

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par solomon » jeu. 29 mai 2014, 9:45

https://fr.wikipedia.org/wiki/Courbe_de_Laffer

Les exemples doivent être plus récent que ceux que vous employez car le monde a changé:


L'économiste Florin Aftalion cite l'exemple américain de 2004-2005 : l'année où les mesures de réduction d'impôt sont entrées en vigueur, les recettes fiscales du gouvernement ont augmenté de 8 % et 9 %. La hausse s'est poursuivie en 2006, avec +10 % au premier semestre alors que la croissance de l'économie a été de 3,9 % par an. Cependant, ce même impact est dorénavant remis en question grâce à l'arrivée d'une nouvelle étude réalisée par un économiste indépendant. On y découvre, entre autres, que si la croissance fut si forte après 2006, c'est bien parce qu'elle venait tout juste de connaître un ralentissement.

Au Royaume-Uni, la tranche marginale de l'impôt sur le revenu passa sous Margaret Thatcher de 83 % à 60 % puis 40 %, ce qui entraîna immédiatement une hausse des recettes fiscales d'1,2 milliard £ en 1985-1986.

Le ministre néo-zélandais Maurice McTigue rapporte également une application de la courbe de Laffer dans les années 1980 : « Ainsi, nous avons réduit de moitié le taux de l'impôt sur le revenu et supprimé un certain nombre de taxes annexes. Paradoxalement, les recettes de l'État ont augmenté de 20 %. Oui ! Ronald Reagan avait raison : réduire les taux de l'impôt a effectivement pour conséquence l'augmentation des recettes fiscales. »

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » sam. 31 mai 2014, 16:28

Je vous présente un livre qui est édité en 2013, non pas en 1890.

Les nombreuses données, études ou références qui se trouvent dedans s'échelonnent sur plusieurs décades, jusqu'en 2010 au moins. Le livre traite justement des ''croyances religieuses'' dans le domaine de l'économie et s'agissant de ceux qui croient toujours que le mieux-être de l'ensemble de la société devrait découler tout naturellement du fait de chouchouter les plus riches (= la pensée économique des Reagan, Thatcher et cie)

Je sais très bien que vous trouverez des tas de commentateurs, des économistes à la pelle qui vont agiter des formules, toutes sortes de chiffres merveilleux pour prétendre que les gens n'auront jamais été si heureux aux États-Unis, en Angleterre et en Nouvelle-Zélande que depuis l'ère des mesures néo-libérales. Vous entendrez dire que ce sont les pauvres ménages qui profitent de ces mesures au détriment des PDG et des banques comme de raison, que les gouvernements de ces pays anglo-saxons n'auront jamais eu moins de déficits que depuis qu'ils auront décidés de détaxer les riches. Et c'est sans doute pourquoi, aussi, l'on entend toujours depuis lors la chanson à l'effet que ces gouvernements auraient désormais trop d'argent dans leurs coffres et ne sauraient plus à quels pauvres distribuer le surplus ^^

- ... pardon ?
Dernière modification par Cinci le sam. 31 mai 2014, 23:53, modifié 1 fois.

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Message non lu par Cinci » sam. 31 mai 2014, 16:34

En quoi Bill Gates ne mérite pas sa fortune

La dernière évaluation de la fortune de Bill Gates établit celle-ci à 66 milliards de dollars. L'une des thèses centrales du présent essai postule que Gates, à l'instar des autres milliardaires, ne «mérite» qu'une fraction de sa fortune. Il va sans dire que, même si celle-ci était considérablement plus petite - quelques milliards seulement, par exemple - l'homme d'affaire serait encore fabuleusement riche, et que la différence pourrait être dépensée de manière à améliorer considérablement la vie de millions de personnes.

Précisons tout d'abord que le verbe mériter et la locution avoir droit à n'ont pas la même signification. Tout indique que Bill Gates a de bons avocats-fiscalistes et n'a donc contrevenu à aucune loi fiscale. S'il était soupçonné d'entorse à quelque loi relative à la fiscalité ou à la propriété, il réglerait la question par la voie juridique adéquate. On peut donc présumer que ses 66 milliards lui reviennent de plein droit. Cependant, une question demeure : mérite-t-il ces 66 milliards ? Celle-ci relève de la morale; elle porte sur ce qu'une société considère comme juste ou non. Gates (ou tout autre individu immensément riche) mérite-t-il vraiment d'être à ce point mieux nanti que quiconque ? Une autre question entre en ligne de compte : une société a-t-elle besoin d'autoriser de telles disparités de revenus et de richesse pour encourager les gens à travailler dur et ainsi assurer une croissance économique dont tout le monde profite ? Commençons par nous demander si la fortune colossale de Bill Gates répond aux critères de base de l'équité.

A maints égards, Gates offre un bon cas type pour juger si les milliardaires méritent leur fortune, car il place la barre très haut. De prime abord, il semble être de ces crésus qui ont plutôt mérité leur sort. Sa richesse n'est pas le fruit d'un simple héritage : il a constitué sa fortune à la sueur de son front, en s'imposant sur le marché. Gates s'est illustré non seulement par ses nombreux talents naturels, mais aussi, de tout évidence, par son travail infatigable, ayant su tirer parti de ses compétences et saisir chaque occasion qui s'est présentée à lui. De plus, son oeuvre phare n'est rien de moins que le système d'exploitation pour ordinnateur personnel, qui compte parmi les innovations du XXe siècle les plus largement utilisées et dont pratiquement plus personne ne pourrait se passer. L'apport de Gates à la société est donc substantiel. Pour couronner le tout, il est devenu un important philanthrope, donnant de fortes sommes non seulement aux salles de concert où les riches se rassemblent, mais aussi à des organismes venant en aide à des personnes dans le besoin, comme les victimes du sida en Afrique. Aussi, nul n'a été surpris lorsque le magazine Times l'a inclus dans sa liste des 100 personnes les plus influentes du XXe siècle et dans le groupe des «bons samaritains» nommés personnalités de l'année en 2005 (avec son épouse Melinda et la vedette rock Bono) Si une personne mérite sa fortune, c'est bien Bill Gates. [...] Sans surprise, il est pratiquement devenu un être de légende, qui sait rendre acceptable l'accumulation de la richesse. Il est en quelque sorte devenu le milliardaire modèle.

Comme dans la plupart des légendes, bien sûr, l'histoire ne s'arrête pas là. Certains observateurs , dont Malcolm Gladwell dans son best-seller Les prodiges, n'ont pas manqué de souligner que la réussite de Bill Gates est tributaire de la chance, ce qui ébranle un peu sa stature héroïque.

(à suivre)

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Message non lu par Cinci » sam. 31 mai 2014, 16:40

(suite)

En effet, il a eu la chance immense de naître dans une famille aisée, ce qui lui a ouvert des possibilités dont n'aurait assurément pas pu disposer un enfant issu d'une famille à faible revenu. Son père était un brillant avocat de Seattle et son grand-père maternel était un riche banquier. Le jeune Gates a donc pu fréquenter une école privée, Lakeside, où se trouvait un club d'informatique. Lors d'une collecte de fonds effectuée en 1968, les mères des élèves, bien informées, ne se sont pas bornées à recueillir de la menu monnaie pour acheter des chandails de hockey ou des uniformes scolaires. Misant sur l'aisance de la clientèle de l'école, elles ont suffisamment amassé d'argent (et ont étét assez visionnaires) pour doter celle-ci d'un terminal d'ordinnateur d'une valeur de 3 000 dollars. C'est ainsi que Lakeside est devenue l'une des rares écoles secondaires des États-Unis (et sans doute du monde entier) à posséder un terminal d'ordinnateur dans les années 1960. Gates, que l'école n'intéressait guère, a vite pris goût à la technologie et s'est mis à passer son temps libre dans le sous-sol de l'établissement pour s'amuser avec le fascinant appareil.

A la fin des années 1960, la technologie évoluait rapidement. Un projet réalisé au début de la décennie pour le compte de l'armée de l'air américaine, a en particulier permis la création d'ordinnateurs miniatures qu'on pouvait programmer pour traiter des données à l'aide de commandes. Aux machines géantes de l'État et de l'armée allaient ainsi s'ajouter des ordinnateurs personnels utilisables dans la vie quotidienne. Les perspectives étaient fascinantes. Bill Gates, alors agé de 13 ans, avait la chance inouïe de passer de longues - et coûteuses - heures devant un ordinnateur, une technologie qui était à la veille de changer le monde.

Au cours des années suivantes, Gates a bénéficié d'un certain nombre de coups de chance qui l'ont grandement aidé à acquérir les bases de cette technologie émergente. La mère d'un des garçons de Lakeside se trouvait à faire partie d'une équipe de programmeur de l'université de l'État de Washington. Avec des collègues, elle avait fondé une petite entreprise de conception de logiciels dont la clientèle était constituée de firmes louant des plages de temps sur l'ordinnateur de l'université. L'équipe à décidé d'inviter les membres du club d'informatique de Lakeside à venir tester les logiciels de l'entreprise après les heures de cours et le week-end, dans ses bureaux.

Gates et ses camarades ont saisi cette occasion d'avoir un meilleur accès, sans frais, à un ordinnateur. Ils ont vite conclu une entente plus avantageuse avec une autre firme de Seattle, Information Services Incorporated (ISI), qui possédait son propre ordinnateur central, auquel elle souhaitait leur donner accès en échange de tests à mener sur des systèmes de paye automatisés. En outre, les garçons de Lakeside ont réalisé qu'ils pouvaient gratuitement utiliser l'ordinnateur de l'université de l'État de Washington pendant la nuit. [...] Le contact de Gates avec ISI s'avérerait déterminant. [...] Au bout de quelques années, il abandonna ses études, puis, en 1975, fonda Microsoft, avec son ancien camarade du Club informatique de Lakeside, Paul Allen.

Au cours des ses premières années d'existence, Microsoft était une entreprise relativement petite (avec quelques dizaines d'employés), mais dynamique, à l'instar de nombreuses firmes du même genre qui oeuvraient dans le secteur alors en émergence des ordinnateurs personnels. A l'époque, le micro-ordinnateur n'était ni très évolué ni très facile à utiliser, et son marché, bien qu'en pleine croissance, était encore limité. Gates connaissait un certain succès dans le domaine, mais n'en était pas un joueur de premier plan. Il figurait loin derrière Gary Kildall, informaticien brillant et novateur, de 13 ans son aîné, qui avait élaboré son propre système d'exploitation. Connu sous le nom de Control Program for Microcomputers (CP/M), il s'agissait alors du système d'exploitation pour micro-ordinnateur le plus répandu.

L'entreprise de Kilgall, Digital Research, en avait vendu des centaines de milliers et engrangeait des recettes mensuelles de plus de 100 000 $ . Le gros des affaires de Microsoft consistait à vendre un langage de programmation compatible avec le CP/M de Kilgall.

(à suivre)

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » sam. 31 mai 2014, 16:47

  • «En 1980, cependant, Microsoft a profité d'un énorme coup de chance qui l'a mené à un succès retentissant, en faisant une force dominante de l'industrie informatique.

    Cette année-là, IBM avait mis sur pied un groupe de travail secret, dont le nom de code était Projet Chess, dans le but d'élaborer un ordinnateur personnel destiné au grand public. Élément crucial : la multinationale avait besoin d'un système d'exploitation pour son nouveau micro-ordinnateur. En toute logique, elle aurait dû se tourner vers Kilgall, reconnu comme le chef de file du domaine. «Tout le milieu de l'informatique savait que Kilgall avait crée le CP/M, écrit Harold Evans. Tout le monde, semblait-il, sauf la plus grosse bête de la jungle des ordinnateurs centraux, à qui les ordinnateurs personnels étaient jusque là demeurés invisibles. Curieusement, le groupe de travail d'IBM s'est rendu à Seattle pour rencontrer un acteur secondaire de l'industrie, Bill Gates.

    Gates a accueilli les membres de l'équipe d'IBM avec enthousiasme, mais lorsqu'ils lui ont demandé s'il pouvait leur vendre une licence d'utilisation du système CP/M, il a dû leur expliquer que celui-ci ne lui appartenait pas et les inviter à contacter Kildall, qu'il connaissait personnellement, ayant déjà dîné avec lui et sa femme à leur résidence de Monterrey, en Californie.

    Les gens d'IBM se sont donc envolés vers le sud pour rencontrer Kildall et négocier un contrat de licence avec lui. Bien que celui-ci n'eût pas accepté d'emblée les termes de l'entente qu'on lui proposait, l'entrevue s'est conclue sur une poignée de mains. L'informaticien tenant pour acquis qu'ils étaient parvenu à un accord de principe, est parti en vacances en famille.

    Les membres du Project Chess sont en fait retournés à Seattle, où Gates les a assurés que, cette fois, Microsoft serait en mesure de leur fournir un système d'exploitation répondant à leurs critères. Gates s'est alors empressé d'acquérir les droits sur un autre système d'exploitation, une adaptation du CP/M de Kildall développé par Tim Paterson et produite par une firme de Seattle. A son retour de vacance, une semaine plus tard, Kildall apprenait d'un collègue que Gates était en train de négocier avec IBM. «Bill était un ami; il ne va pas me trahir», a-t-il répondu. Ami ou pas, Gates souhaitait vraiment parvenir à une entente; il s'est donc rendu aux bureaux de IBM à Boca Raton, en Floride, pour déjeûné avec les membres du groupe de travail. La rencontre s'est très bien déroulé. Le chef de projet, Don Estridge, a confié à Gates que le directeur général de la multinationale, John Opel, était enchanté à l'idée que son entreprise fasse affaire avec lui, dont il connaissait personnellement la mère, Mary (tout deux étant membre du conseil d'administration d'United Way of America). Il semblait évident que Bill et sa mère cadraient beaucoup mieux avec la culture d'entreprise d'IBM que le libre-penseur à l'allure de hippie qu'était Gary Kildall.

    Finalement, IBM et Gates ont signé un contrat, et ce, même si le système de Kildall était nettement supérieur à celui de Microsoft. Kildall avait d'ailleurs des années d'avance sur tout le monde dans ce domaine, ayant déjà développé le mode multitâche, fonction qu'IBM et Microsoft n'intégreraient à leurs produits que dix ans plus tard. Selon Evans, Kildall est le véritable initiateur de la révolution du micro-ordinnateur et père du système d'exploitation de l'ordinnateur personnel. C'est bien sûr Gates qui en obtiendrait tout le crédit et qui deviendrait l'homme le plus célèbre, le plus admiré et le plus riche de la planète.»
(à suivre)

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » sam. 31 mai 2014, 23:10

(suite)

Mais Bill Gates mérite-t-il une telle fortune ?

Bien qu'il soit un fonceur sachant tirer parti de la moindre occasion qui se présente à lui (allant jusqu'à écarter un ami qui, selon toute vraisemblance, aurait dû obtenir le gros contrat), il n'est l'inventeur ni du système d'exploitation ni de l'ordinnateur personnel. On n'en chante pas moins ses louanges pour ces innovations.

[...]

Cependant, la question n'est pas de savoir si c'est Kildall qui aurait dû accumuler 66 milliards [...] comme il s'agit de se demander si quiconque devrait pouvoir amasser une telle fortune en guise de rémunération pour l'invention d'un système d'exploitation développé grâce aux contributions d'une multitude de gens.


La culture véhicule l'idée voulant que les grandes innovations soient le fruit du génie individuel. On tend à considérer l'évolution de la civilisation comme une série de réalisations spectaculaires accomplies par de grands hommes, éludant pour ainsi dire le rôle joué par la société. Cette croyance rend l'accumulation de fortunes colossales acceptables et légitimes. Si Bill Gates était bel et bien le seul responsable d'une invention qui a changé le monde, peut-être la rémunération winner-take-all aurait-il un sens.

Dans les faits, toutefois, Gates (ou Kilgall) n'est qu'un contributeur parmi d'autres. Le micro-ordinnateur n'a pas surgi, achevé, de leur imagination. Bien au contraire, il est le fruit d'une longue série d'innovations technologiques introduites au fil des décennies (et même des siècles !), chacune d'elles ayant permis à la science d'atteindre un point où une nouvelle percée devenait possible, voire inévitable. Penchons-nous un moment sur certains de ses principaux contributeurs.

(à suivre)

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » sam. 31 mai 2014, 23:20

(suite)

A bien des égards, l'histoire de l'ordinnateur personnel commence en France, au début du XIXe siècle, avec l'invention d'un métier à tisser la soie novateur. Les brocarts aux motifs élaborés alors en vogue étaient fabriqués à l'aide d'un appareil appelé métier à la tire, mais nécéssitait aussi un tissage à bras extrêmement difficile et complexe. Joseph Marie Jacquard, cinquième de neuf enfants d'un maître tisserand de Lyon, a conçu un métier permettant de tisser sans effort manuel. Son invention reposait sur un ensemble de cartes perforées. Celles-ci étaient insérées dans le métier, où elles étaient percutées par des tiges métalliques attachées à chaque fil de la chaîne. Si la tige rencontrait une perforation, un fil de la chaîne était activé; dans le cas contraire, rien ne se passait.Ainsi, les mouvements du métier étaient déterminés par la disposition des trous. En insérant une carte, on se trouvait à programmer le métier afin qu'il exécute lui-même les tâches complexes. Le métier Jacquard, note l'historien de la technologie James Essinger, était une machine d'un calibre et d'une sophistication sans précédent; en fait, au moment où il a été breveté, soit en 1804. Il s'agissait du mécanisme le plus complexe du monde. Sa technologie à base de cartes perforées renfermait le germe de la notion même d'ordinnateur (d'ailleurs, les premiers ordinnateurs sur lesquels Bill Gates a travaillé lorsqu'il était étudiant utilisaient encore des cartes perforées).

Le métier Jacquard n'a pas seulement révolutionné le tissage de la soie [...] il a aussi inspiré la création d'une ambitieuse machine à calculer, aujourd'hui qualifiée d'«ordinnateur de l'ère victorienne». Élaborée par le scientifique et mathématicien britannique Charles Babbage, la machine était une tentative d'application de la technologie des cartes perforées au calcul. [...] Bien connu des cercles littéraires et scientifiques de Londres dans les années 1840, Babbage reconnaissait ouvertement s'inspirer de Jacquard, dont le somptueux portrait, fait d'une tapisserie en soie réalisée sur son métier, ornait sa propre demeure.

L'une des plus grandes frustrations des mathématiciens et des scientifiques du début du XIXe siècle était l'immense difficulté et l'ennui abyssal propres au calcul des tables mathématiques exactes. Les tables astronomiques employées pour étudier le mouvement des étoiles et des planètes étaient préparées lentement et péniblement par des assistants, les compteurs. Babbage souhaitait ainsi créer une machine qui permettrait d'éviter cet interminable processus manuel [...] Sa machine analytique serait même pourvue d'une mémoire, le ''magasin'', et d'un proceseur, le ''moulin''. Babbage a pu construire certaines composantes très sophistiqueés de sa machine, dont il avait dessiné les plans très détaillés, mais il ne réussit jamais à la faire fonctionner. En 2004, soit plus de 150 ans plus tard, des scientifiques ont réalisé, en suivant ses plans à la lettre, un modèle pleinement opérationnel de ce fantastique appareil, qui compte 8 000 pièces et pèse 5 tonnes. Babbage est aujourd'hui considéré comme le père de l'ordinateur.

L'étape suivante a été franchie par l'ingénieur américain Herman Hollerith. Voulant simplifier la tâche colossale que représentait le traitement des données du recensement américain, celui-ci s'était inspiré de la technologie des cartes perforées du métier de Jacquard pour créer un appareil capable de traiter l'information. [...] Mise au service du recensement de 1890, la machine a rendu possible l'automatisation de tout le processus de dénombrement, constitué d'un ensemble de tâches dont l'exécution demandait jusqu'alors deux ans à des centaines de commis. [...] Hollerith a connu un certain succès en adaptant sa machine à statistiques à des usages commerciaux. En 1911, son entreprise a fusionné avec trois autres firmes pour devenir la Computing Tabulating Recording Company qui, en 1924, prendrait le nom d'International Business machine (IBM).

C'est sous la gouverne d'IBM, et en particulier de son énergique président Thomas John Watson, tourné vers les ventes, que la tabulatrice à cartes perforées de Hollerith s'est largement répandue dans le monde des entreprises. En 1930, la firme en offrait un modèle automatique très sophistiqué dont elle en fabriquera environ 1500 exemplaires par an. La Grande Dépression aura plombé ses ventes, mais en 1935, l'adoption de la loi sur la sécurité sociale dans le cadre du New Deal a constitué pour elle un véritable pactole : du jour au lendemain, le gouvernement des États-Unis devait automatiser le traitement des dossiers d'emploi de tout un peuple.

IBM a bénéficié d'un autre coup de pouce de l'État pendant la Seconde Guerre mondiale, obtenant des fonds de l'armée américaine pour des projets spéciaux. Ainsi, en janvier 1943, l'entreprise a produit son premier vrai ordinnateur (la première machine à calculer automatique et numérique) pour la marine. L'appareil était constitué d'un cadre d'acier massif de 15 mètres de long et de 2,5 mètres de haut contenant 800 kilomètres de câbles et 3 millions de fils de raccordement, mais reposait toujours sur la technologie des cartes perforées.

A la fin des années 1940, deux ingénieurs de l'université de Pennsylvanie financée par le gouvernement américain, Eckert et Mauchly, sont parvenus à créer un ordinnateur entièrement électronique pouvant effectuer 5 000 opérations par seconde (en comparaison, celui de la marine n'en effectuait que trois). L'invention du transistor en 1947 a permis aux ordinnateurs de gagner encore plus de puissance, ceux-ci devenant capables d'effectuer 100 000 opérations par seconde. Parallèlement, la taille des appareils diminuait.

(à suivre)

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » sam. 31 mai 2014, 23:27

  • (suite)

    En 1955, année de naissance de Bill Gates, la révolution informatique allait bon train, occupant l'esprit de quelque 15 000 enthousiastes voués au développement de ces puissantes machines et à l'extension de leurs fonctions. C'est à ce groupe informel d'informaticiens amateurs et professionnels que le jeune Gates allait se joindre au début des années 1970. Néanmoins, avant même qu'il ait quitté la garderie, une myriade d'innovations avaient préparé le terrain à l'avénement de l'ordinnateur personnel et au rôle qu'il y jouerait. Presque toutes ces avancées ont résulté de recherches financées par le gouvernement et l'armée des États-Unis, et la plupart d'entre elles ayant été le fruit d'un travail d'équipe, la contribution de chaque individu étant souvent difficile à discerner. «Depuis la fin des années 1950, note Essinger, cette façon de faire semblait être la norme en ce qui a trait aux percées dans le domaine de l'informatique : celles-ci découlant de la collaboration et de l'effort conjugué des membres de vastes équipes constituées de chercheurs anonymes plutôt que du génie d'illustres précurseurs.»

    Néanmoins, certains précurseurs se sont démarqués, le plus important d'entre eux étant Douglas Englebart, ingénieur visonnaire animé par le désir de créer des ordinnateurs capables de résoudre les problèmes urgents auxquels faisait face l'humanité plutôt que d'inventer de simples outils permettant aux employés d'entreprises commerciales de travailler plus vite. Au début des années 1960, grâce au financement de l'armée de l'air des États-Unis, Englebart et son collègue ingénieur Bill English ont inventé certains des dispositifs clés qu'on associe aujourd'hui au micro-ordinnateur, comme la souris. A l'époque, les ordinnateurs étaient certes immensément puissants, mais essentiellement inaccessibles aux êtres humains, à l'exception d'une poignée d'initiés disposant des compétances très pointues en programmation. Englebart et d'autres chercheurs se sont attaqués à ce problème en créant des interfaces permettant d'interagir avec ces puissantes machines : grâce au clavier, à la souris, au moniteur, au menu et aux autres éléments de l'interface graphique, l'utilisateur moyen pourrait donner aisément des consignes à un ordinnateur.

    Ces dispositifs, sans lesquels l'ordinnateur ne serait pas la machine omniprésente et essentielle qu,elle est devenue, ont été développés par Englebart et des dizaines d'autres chercheurs bien avant qu'Apple (et, plus tard, Microsoft) ne les adapte au marché de masse. Dans une interview accordée au magazine Playboy en 1994, Bill Gates a reconnu que l'un des facteurs clés du succès de son entreprise a été son adoption de l'interface graphique, un ensemble d'outils développés non par Microsoft, mais par de nombreuses autres personnes, demeurées dans l'ombre et considérablement moins riches. Englebart, terriblement déçu du virage commercial de la révolution informatique, détenait le brevet sur la souris, mais celui-ci ne lui a jamais permis de toucher de redevances substantielles, le chercheur n'ayant rien fait pour empêcher son expiration en 1987, au moment même où l'ordinnateur personnel amorçait sa conquête du monde.

    (à suivre)

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » sam. 31 mai 2014, 23:32

(suite et fin)

Pour raconter l'histoire de l'ordinnateur personnel sous forme de pièce de théâtre, il faudrait créer un drame épique et complexe faisant intervenir une longue liste de personnages. [...] Vers la fin de cette pièce plutôt longue aurait lieu une intrigue secondaire où, en 1980, Gary Kildall partirait en vacances en famille s'imaginant avoir décroché un contrat avec IBM, pour découvrir à son retour, la multinationale en pleine négociation avec Bill Gates pour l'usage, dans le premier ordinnateur personnel destiné au marché de masse, d'une adaptation de son propre système d'exploitation. Ce ne serait d'ailleurs qu'à ce moment, vers la fin du dernier acte, que Gates ferait son apparition. Son personnage plutôt antipathique, écarterait un innovateur nettement plus talentueux que lui (et de surcroit un ami) en cherchant à convaincre IBM d'adopter son système d'exploitation de moindre qualité (ou plutôt celui d'une autre entreprise). On imagine mal, une fois la pièce terminée, Bill Gates avoir droit à un rappel, être salué par une ovation ou, pire encore, partir avec l'ensemble des recettes.

[...]

Tout indique aussi que l'ordinnateur personnel aurait été crée avec ou sans Bill Gates. D'ailleurs, nous l'avons vu, celui-ci n'a jamais vraiment inventé quoi que ce soit; il a plutôt décroché le contrat du siècle avec IBM en écartant Kilgall, qui, dans les faits, en avait élaboré l'ingrédient clé : un système d'exploitation efficace. Par la suite, Gates a continuer d'adapter les innovations d'autres personnes, comme l'interface graphique. Non seulement la révolution de l'ordinnateur personnel aurait-elle tout eu lieu sans lui, mais elle se serait sans doute produite plus tôt, avec des appareils plus perfectionnés.

Par exemple, des innovations comme le mode multitâche, intégré au système d'exploitation de Kilgall, se seraient répandues beaucoup plus rapidement en l'absence de Gates. En Amérique, «l'hégémonie IBM-Microsoft a retardé l'arrivée du mode multitâche de plus de dix ans», constate Harold Evans. Par ailleurs, sans Gates, la révolution de l'ordinnateur personnel aurait peut-être emprunté une voie moins commerciale. Bon nombre de ses pionniers souhaitaient voir les logiciels qu'ils dévelopaient relever du domaine public, à l'abri de la domination des milieux d'affaires. Englebart, par exemple, était mû par l'idée d'utiliser l'ordinnateur avant tout comme outil pour améliorer la capacité de l'humanité à faire face aux problèmes colossaux qui affligent le monde. Malgré le génie de ses innovations, sa vision de l'avenir ne s'est jamais concrétisée, ni d'ailleurs celles de dizaines d'autres précurseurs talentueux, qui aspiraient à créer collectivement des systèmes d'exploitation libre d'accès. Si leurs rêves se sont évanouis, c'est entre autres en raison de la suprématie de Bill Gates.

Source : Linda McQuaig et Neil Brooks, Comment les ultra-riches [...], pp.95-108

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Re: Comment les ultra-riches nuisent à l'économie

Message non lu par Cinci » mer. 04 juin 2014, 15:31

En guise de complément :

Ada Lovelace,
l'exaltation des
sciences

La fille de Lord Byron aurait inventé le premier programme informatique.


«Londres, juin 1833. Charles Babbage, étoile montante de la recherche scientifique, a organisé l'exposition d'une collection d'étranges mécanismes. A l'écart de la foule, une jeune fille et une machine se font face. Elle, c'est Ada Lovelace, héritière du plus scandaleux des écrivains britanniques, le poète romantique lord Byron (1788-1824), mort depuis dix ans. L'accumulation de rouages et de cylindres en face d'elle, c'est la «machine à différences» inventée par Babbage pour réaliser des séries de calculs mathématiques complexes.

Ada n'a que dix-neuf ans, mais, déjà, la jeune fille au regard sombre discute mathématiques avec l'éminent Babbage, de vingt ans son aîné. Curieux tableau, en cette époque victorienne où il est rare de voir une femme s'intéresser aux sciences ! Ada Lovelace est une exception. Sa mère, lady Anne Isabella Byron, dite Annabella, née Milbanke en 1792, l'a poussée à étudier les mathématiques. Lady Byron est persuadée que sur le destin de sa fille plane l'ombre malfaisante de son démon de père. Elle considère que la science est le seul remède à cet héritage.

Le bel aristocrate qu'Annabella avait épousé par amour, malgré ses dettes, sa supposée liaison incestueuse avec sa demi-soeur et son goût pour les hommes, s'est révélé à la hauteur de sa réputation sulfureuse. Leur mariage est un enfer, scandé de coups, d'insultes et de viols conjuguaux.

En 1816, un an à peine après les noces, la toute jeune mère - Ada est née le 10 décembre 1815 - demande le divorce. Déterminée à obtenir la garde de sa fille, qui échoit alors au père en cas de séparation, Annabella engage une longue bataille juridique contre son mari, qu'elle remporte en menaçant de révéler ses «turpitudes». Byron part pour Venise et meurt en 1824 à Missolonghi, alors qu'il se bat aux côté des partisans de l'indépendance de la Grèce. Ada ne le connaîtra pas. Jusqu'à ses 20 ans, elle n'aura même pas le droit de poser les yeux sur un poème ou un portrait de son père. Sa mère ne jure que par la discipline. Elle confie à Dieu dans son journal intime son absence d'amour maternel.

La pauvre Ada, qu'elle surnomme l'oiseau subit régimes aberrants et saignées à répétition. L'enfant multiplie les crises de nerf. A 15 ans, frappée d'une paralysie des jambes attribuée à sa nervosité, elle n'a le droit de s'asseoir qu'une demi-heure par jour. Prisonnière de son propre corps, elle redouble d'énergie dans l'étude. A 17 ans, guérie, elle est prête à faire son entrée dans le monde. Coup de tonnerre : elle commet la «faute tant redoutée» en s'enfuyant avec l'un de ses professeurs. Rattrapée, sermonnée, elle demande pardon. Mais c'est désormais une certitude : «la fille, ayant héritée de son père plusieurs traits de son caractère, a également recueilli ses tendances» rapporte dans ses mémoires Sophia de Morgan, une amie de la famille. Que fait-on d'un oiseau rebelle ? On le marie. Terrorisée par les révélations qu'on lui a faites sur «sa nature perverse» - sa mère ira jusqu'à lui présenter l'enfant présumée des amours incestueux de Byron et sa demi-soeur -, Ada, épouse docilement en 1835, William King, futur Lord Lovelace, qui lui donne rapidement trois enfants.

Mais la vie conjugale n'intéresse pas Ada. Comme sa mère, elle développe peu de sentiments pour la chair de sa chair, allant jusqu'à exprimer dans son journal intime, le désir d'annihiler sa fille Annabella et «sa grosse figure de pudding». Elle enverra son fils Byron servir dans la flotte britannique à l'adolescence, et confiera son cadet, Ralph, aux bon soins de sa grand-mère dès l'âge de 9 ans.

Hyperactive, elle préfère travailler la harpe et le chant, ambitionne une carrière de musicienne, projet alors inouï pour une aristocrate, puisque cela implique de se montrer en public. Mais les mathématiques l'obsèdent plus que tout. Babbage l'a prise pour élève et elle ne jure que par celui «qui l'a enchantée». Ada se rêve en grande prêtresse de la machine analytique. Elle échange avec Babbage une correspondance fiévreuse, se livrant avec lui à des joutes mathématiques qui le laissent ébloui. En 1842, un mathématicien italien, Luigi F. Menabrea, rédige en français le premier article sur la machine analytique. Ada le traduit en anglais et y ajoute des notes qui, à la publication de l'article en 1843, l'ont presque fait triple de volume. Elle y développe l'idée d'un algorythme permettant de calculer les nombres de Bernoulli, une suite mathématique complexe. Coup de génie : «Grâce à ces travaux, Ada est aujourd'hui considérée comme la première programmeuse informatique de l'histoire», assure Isabelle Cotret, informaticienne et chercheuse en science de l'éducation (1).

[...]

Ada et ses fantômes vont tomber dans l'oubli pendant presque un siècle. Ce n'est qu'en 1953, à l'occasion d'une nouvelle publication de ses oeuvres aux États-Unis, que les scientifiques commencent à s'intéresser à son fameux programme. En 1979, le langage informatique du département de la Défense des États-Unis est nommé Ada en son honneur. La jeune fille en crinoline de l'époque victorienne est désormais considérée comme un modèle par les Geeks et les Hackers du monde entier.»

Source : Élise Lépine, Le point. Référence. La psychanalyse après Freud, numéro 47, septembre-octobre 2013, p.102

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(1) Auteure de L'informatique a-t-elle un sexe ? hackers, mythe et réalités, L'Harmattan, 2006

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