Capitalisme et Libéralisme

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Miles Christi
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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Miles Christi » ven. 18 avr. 2008, 16:02

Ave comites,
Christian a écrit :
Lorsque la demande d’un bien dépasse l’offre disponible, le prix de ce bien augmente. C’est une vieille loi de l’économie. Par exemple, la demande actuelle d’euros est forte, le prix de l’euro augmente. Il faut plus de dollars aujourd’hui qu’il y a un an pour acheter un appartement à New York ou une paire de Nike fabriquée en Thaïlande, mais il faut moins d’euros.

De même, si la demande de monnaie-or est forte, la valeur de cette monnaie va augmenter. Il faudra donc moins de cette monnaie pour acheter des appartements et des biens de consommation et financer des entreprises. Plutôt que de prêter plus de monnaie-papier pour acheter les mêmes choses, les banques prêteront toujours la même quantité d’or pour acheter plus de choses.

Il faut effectivement s’affranchir de l’illusion monétaire, par exemple lorsqu’un salarié reçoit une augmentation inférieure en pourcentage au taux de croissance du niveau général des prix, son salaire nominal a augmenté mais son salaire réel a baissé, inversement en cas de déflation avec maintien du salaire nominal constant, le salaire réel augmente. Et ce qui compte bien sûr c’est le salaire réel, c'est-à-dire le pouvoir d’appropriation, je préfère employer le terme de pouvoir d’appropriation que celui de pouvoir d’achat car il permet de mieux appréhender les principes généraux du capitalisme libéral, alors que le terme « pouvoir d’achat » a une connotation plus spécifique, il renvoie essentiellement à la consommation et aux consommateurs, mais un capitaliste qui achète des biens-capitaux, comme par exemple des machines-outils exerce lui aussi son pouvoir d’appropriation. Consommer, investir c’est fondamentalement le même acte c’est exercer son pouvoir d’appropriation, c'est pouvoir user et abuser de la chose appropriée, ainsi en va-t-il du spectateur mécontent qui balance des tomates sur la scène (en principe c’est fait pour manger…) que du rapace de la finance qui démantèle l’usine qu’il vient de reprendre (en principe un repreneur sauve….)

Par contre vous glissez petit à petit de la notion de prix jusqu’à celle de valeur jusqu’à les confondre, et du même coup vous faites de la loi déterminant les prix du marché, la loi déterminant les valeurs. Par ce glissement sémantique vous éludez le problème de fond qui est celui de la négation de la valeur par les économistes libéraux modernes : les théories néo-classiques sont en effet subjectivistes et individualistes, donc destructrices de l’objectivité des valeurs, et une valeur qui ne vaut que pour les uns et qui ne vaut plus pour les autres, est une valeur qui ne vaut plus rien. Entre parenthèses lorsqu’un homme dit « ce sont mes valeurs » il est tout bêtement en train de les saper, car implicitement il reconnaît qu’elles lui sont relatives, qu’elles n’ont de valeur que celle qu’il veut bien la leur reconnaître et qu’elles périront avec lui.

En sens contraire les classiques et les marxistes déterminent la valeur de l’objet par la quantité de travail socialement utile qui y a été incorporée. Contrairement aux premiers, ceux-ci ont cherché une théorie objective de la valeur. Du point de vue objectif l’offre et la demande ne déterminent en rien la valeur d’un bien, elles déterminent les fluctuations du prix de ce bien (liées à une surproduction ou à une sous-production) autour d’une certaine valeur, elle-même déterminée par le travail. Alors vous allez-me rétorquer qu’un peintre d’art moderne qui donne trois coups de pinceau en quelques secondes peut retirer de « son œuvre » des dizaines de milliers d’euros. Et de dire : «Regardez il a « travaillé » 3 secondes et il se ramasse le pactole !donc la théorie valeur-travail est fausse ! » Non elle n’est pas fausse pourvu que vous soyez capable d’établir le distinguo entre prix et valeur, il faudra donc dire : « ce qu’il a fait coûte très cher, mais sa valeur est nulle ». Dans ce cas nous sortons du cadre de l’économie capitaliste rationnelle, nous sommes dans une aberration économique où la nullité s’échange contre de la valeur, plus exactement contre le pouvoir de s’approprier de véritables valeurs, dès lors que des snobs fortunés sont prêts à dépenser des millions pour une mocheté. Il est peut-être bon de préciser aussi que le travail dont il s’agit ici est du travail socialement utile, et ce afin d’éviter l’objection inutile comme quoi l’homme qui a travaillé des milliers d’heures sur un château d’allumettes a produit un travail de valeur nulle.

Depuis que le monde est monde, que fait le monde ? Il se transforme matériellement. C’est là que la métaphysique aristotélicienne de la matière et de la forme me paraît judicieuse pour comprendre le processus de transformation. Quantitativement, du fait de la conservation de la matière et de l’énergie le monde est grosso modo toujours le même, l’homme n’ayant pas le pouvoir de création ex nihilo. Mais du point de vue des formes (formellement) le monde s’enrichit, car l’homme imprime constamment de nouvelles formes à la matière et des formes de plus en plus parfaites. Une forme c’est une perfection, c’est ce qui parfait, ce qui détermine une matière. L’homme étant lui-même une certaine perfection dans l’ordre des perfections, les nouvelles formes qu’il imprime à la matière, si elles sont à son service (point important à souligner) seront-elles-aussi des perfections. Le premier homme qui a arraché à la matière la forme de la roue a fait faire un grand bon à l’humanité, il a produit de la valeur, de même le premier sédentaire qui a travaillé la terre pour en faire jaillir des fruits. A toute forme ou perfection correspond objectivement une valeur, même une dignité pourrions-nous dire, bien sûr il ne faut pas tomber dans le fétichisme qui consiste à surévaluer une perfection qui nous est inférieure, comme par exemple l’automobiliste qui passe le plus clair de son temps à bichonner son automobile.

Une fois reconnue qu’il y a bien de la valeur qui est produite, valeur objective, reste à savoir comment le système capitaliste la produit et comment il la répartit. Il y a déjà un premier point à noter c’est que le capitaliste, le détenteur de capitaux ne fait pas partie du système productif, mais s’est approprié le système productif dans son ensemble. En effet le système productif est formé de la conjonction du facteur humain et du facteur machine : la hiérarchie des salariés et le parc de machines. C’est là qu’il ne faut pas se méprendre, car bien souvent les salariés assimilent le capitaliste à la hiérarchie qui les surplombe, mais dans une armée aussi il y a une hiérarchie pour autant les généraux ne sont pas propriétaires de l’armée. Cette erreur de perception est liée au fait que le salarié ne rencontre jamais son (ou ses) capitalistes, c'est-à-dire les personnes qui sont propriétaires du système productif dans lequel il se trouve, les seules personnes qu’il rencontre sont eux-aussi des salariés, car il ne faut pas oublier qu’a priori un PDG est lui aussi un salarié, dans certains cas le capitaliste peut aussi occuper un poste de salarié (voir par exemple Bill Gates se faisant directeur technique de son propre groupe).

A ce sujet les économistes libéraux, en réponse aux marxistes, ont déclaré : « cette distinction entre la classe capitaliste et la classe salariée ne tient pas car tout le monde est ou est en puissance d’être à la fois capitaliste et salarié » faisant allusion à la possibilité pour le salarié lambda de détenir des actifs financiers. Réponse ô combien hypocrite car combien de salariés peuvent se permettre aujourd’hui de vivre des seuls dividendes de leur plan épargne salariale ou carnet d’actions ?


Cette distinction est d’autant plus flagrante lorsque l’on analyse le processus de production capitaliste : en début de période le capitaliste consent à céder une partie de son pouvoir d’appropriation (sous forme de salaire) aux salariés, ceux-ci en contrepartie et avec l’aide éventuelle de machines produisent de la valeur, c’est la fin de la première période. La deuxième période s’ouvre lorsque la valeur est détachée du système productif, cette valeur c’est aussi un pouvoir d’appropriation puisque le capitaliste peut la vendre. Si le capitaliste après déduction des salaires, frais fixes et variables ainsi qu’amortissement des machines a encore quelque chose pour lui, on dit qu’il réalise un profit, sinon c’est une perte. Donc si l’on regarde les choses d’une façon globale, nous avons des capitalistes qui concèdent une partie de leur pouvoir d’appropriation à des salariés, des salariés qui avec l’aide de machines produisent de la valeur, et des capitalistes qui vendent cette valeur pour réaliser un profit, et bien sûr à terme voir leur pouvoir d’appropriation s’accroître. Mais à qui les capitalistes vendent-ils les valeurs produites par le salariat et les machines ? A eux-mêmes et au salariat auquel ils ont déjà transféré une partie de leur pouvoir d’appropriation en début de période, la boucle est bouclée. Sauf que rien ne garantit que le pouvoir d’appropriation des salariés, concédé par les capitalistes, soit suffisant en regard des nouvelles valeurs produites, rien ne garantit qu’à terme le pouvoir d’appropriation des capitalistes ne devienne hégémonique et que le monde ne devienne leur propriété.

Une objection fréquente est la suivante : « oui mais le capitaliste fait un saut dans l’inconnu, il peut faire un profit ou une perte, il est donc récompensé pour son courage, tout au moins pour la prise de risque ». Nonobstant le fait que le capitaliste peut ventiler les risques et souscrire à des assurances, cette objection ne serait valable qu’à l’échelon local, c'est-à-dire dans le cas bien précis de l’individu isolé qui cherche à vendre sa production sur un marché décentralisé avec une information imparfaite, or ce qui est intéressant dans un monde qui prétend à la globalisation ce n’est pas de nous pencher sur les pseudo-justifications morales d’une tête brûlée qui joue à la roulette russe, mais c’est d’essayer de comprendre quels seront les rapports de forces globaux, à qui appartiendra le monde et quel sera la nouvelle « governance ».

Pour bien mettre en évidence ce que le mode de production capitaliste a de spécifique, je vais prendre le contre-exemple de l’association, notion pourtant chère aux libéraux.

Dans une association type coopérative, il peut y avoir une hiérarchie, une répartition inégale des parts, des revenus inégaux, mais en revanche tous les associés tirent leurs revenus de la vente, personne n’est extérieur au système productif, tous les associés produisent, tous vont à la vente et partagent les risques.

Alors la question que l’on est en droit de se poser est celle-ci : si le mode de production associatif est bien plus valorisant et responsabilisant pour l’ensemble des acteurs pourquoi s’enferrer encore et toujours dans un mode de production capitaliste pour lequel le profit est moteur et le salariat simple variable d’ajustement ?

Finalement qui a intérêt à ce que les salariés restent des salariés, et donc le mode de production capitaliste en état, si ce n’est les capitalistes eux-mêmes ?

In cruce salus. In cruce vita. In cruce protectio ab hostibus. In cruce robur mentis. In cruce gaudium spiritus. In cruce virtus summa. In cruce perfectio sanctitatis. Non est salus animae, nec spes æternæ vitæ, nisi in cruce. Tolle ergo crucem et sequere Jesum, et ibis in vitam æternam.


Christian
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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Christian » ven. 25 avr. 2008, 12:28

Bonjour MC,

Très peu actif sur le forum, je découvre ce matin seulement votre dernière contribution. Chouette. Une longue absence n’a pas entamé votre perspicacité. Vos analyses sont bien ficelées, même si les conclusions sont fausses.

Sauf celles-ci :
Il faut effectivement s’affranchir de l’illusion monétaire, par exemple lorsqu’un salarié reçoit une augmentation inférieure en pourcentage au taux de croissance du niveau général des prix, son salaire nominal a augmenté mais son salaire réel a baissé, inversement en cas de déflation avec maintien du salaire nominal constant, le salaire réel augmente.

lorsqu’un homme dit « ce sont mes valeurs » il est tout bêtement en train de les saper, car implicitement il reconnaît qu’elles lui sont relatives, qu’elles n’ont de valeur que celle qu’il veut bien la leur reconnaître et qu’elles périront avec lui.
Nous ne pouvons que tomber d’accord avec ces deux évidences.

Les problèmes commencent avec les réflexions suivantes.
vous glissez petit à petit de la notion de prix jusqu’à celle de valeur jusqu’à les confondre, et du même coup vous faites de la loi déterminant les prix du marché, la loi déterminant les valeurs.
C’est précisément ce que je ne fais pas, et aucun libéral ne le ferait. Le prix et la valeur ne se confondent jamais, ou alors aucune vie économique ne serait possible. Je vais m’étendre un peu sur la question, car vous avez la rigueur intellectuelle d’exposer longuement les idées qui méritent de l’être, ce qui est rare sur un forum, et la question que vous soulevez est d’importance.

Il ne s’agit pas de contester l’existence des valeurs, ni même leur objectivité. Tout le monde reconnaît que la vérité, la justice, la propriété privée, l’argent, la vie humaine, la sanction des coupables, etc., sont des valeurs. On ne pourrait le nier sans s’exposer à être soi-même trompé, volé, tué, et cela impunément. L’éternelle question est celle de la hiérarchie de ces valeurs. La vie (des otages) passe-t-elle avant la sanction des coupables (faut-il relâcher les terroristes ?). Ce drôle de truc, la « justice sociale » prévaut-il sur la propriété privée ? Peut-on mentir pour une bonne cause (la querelle entre Constant et Kant) ? Toute vie morale ne consiste en rien d’autre qu’une hiérarchisation de nos valeurs. Famille avant vie professionnelle ? amitié avant vérité ?

Quand le résultat ne concerne que moi et ceux qui ont accepté de partager mon sort, la hiérarchie des valeurs est une affaire entre ma conscience et Dieu. Des amis et des sages offrent leurs conseils, mais ce ne serait pas ma vie, ni mon salut, si je ne décidais pas librement de son orientation. L’Eglise le reconnaît en insistant sur le discernement et la responsabilité dont doivent faire preuve ceux qui s’engagent — librement — par exemple, dans le mariage ou le sacerdoce.

Ce choix entre des valeurs, comme d’ailleurs toute action humaine, entraîne un coût. En vous écrivant, je dépense mon temps et de l’énergie et je ne fais pas autre chose, qui me tenterait aussi, mais un peu moins (puisque je ne le fais pas). Mon choix peut se formuler ainsi :

plaisir de répondre à MC > plaisir de lire le journal (ou toute autre activité du moment)

Je n’ai pas besoin de mesurer de combien le plaisir de vous répondre dépasse celui de lire le journal. Cette quantification est impossible, et ça tombe bien, elle est inutile. A quoi me servirait de calculer que « répondre à MC » est 37%, ou 118%, plus satisfaisant que « lire le journal » ? Cependant, si je devais enrôler les services d’autrui, il faudrait que nous trouvions un élément commun qui lui fasse abandonner certaines satisfactions pour servir les miennes, et inversement. C’est la fonction du prix.

Le prix est forcément différent de la valeur. Sinon il n’y aurait jamais de profit, c-à-d de satisfaction, et sans la perspective d’une satisfaction — matérielle ou morale — on ne voit pas pourquoi les gens agiraient.

Affirmer comme vous le faites que je confonds le prix et la valeur est donc un contresens absolu et évident. Pour qu’une transaction ait lieu, il faut que
Satisfaction de l’acheteur > prix > satisfaction du vendeur à conserver l’objet

Par exemple, j’achète un journal à deux conditions

--si je préfère la perspective de sa lecture à conserver £1 dans ma poche en vue d’autres usages,
-- et si le vendeur aime mieux ajouter £1 à ses revenus que conserver le journal sur l’étal de son kiosque

Si la transaction a lieu, c’est que nous avons, le vendeur et moi, reçu une valeur supérieure à celle que nous donnions en échange. Notre hiérarchie des valeurs, à ce moment précis, sur ces valeurs précises, est inversée (il veut l’argent plus que le journal, et moi le journal plus que l’argent). Et la valeur reçue peut être très différente du prix. Je veux désespérément vouloir vendre la montre de mon grand-père, seul bien qui me reste, pour ne pas mourir de faim, et j’accepterai donc un prix très bas, qui, dans les circonstances, sera encore d’une immense valeur pour moi (ne pas mourir de faim), et je peux aussi vouloir acheter une montre, que je viens de reconnaître pour avoir été celle de mon grand-père, et être prêt à payer 3 fois le prix qu’en demande le marchand, parce que telle est pour moi sa valeur sentimentale.

Qui dira encore que la valeur se réduit au prix ?
les classiques et les marxistes déterminent la valeur de l’objet par la quantité de travail socialement utile qui y a été incorporée. Contrairement aux premiers, ceux-ci ont cherché une théorie objective de la valeur. […]. Il est peut-être bon de préciser aussi que le travail dont il s’agit ici est du travail socialement utile, et ce afin d’éviter l’objection inutile comme quoi l’homme qui a travaillé des milliers d’heures sur un château d’allumettes a produit un travail de valeur nulle.
J’ai déjà torpillé ce sophisme de la valeur-travail sur ce forum, et je viens de le faire plus haut. Il n’est pas inutile de rappeler que les Jésuites de l’Ecole de Salamanque au XVIème furent les premiers à comprendre que toute valeur dans l’économie de l’échange est subjective. Malheureusement, leurs travaux ne reçurent pas la publicité qu’ils méritaient. Smith, Ricardo, Saint-Simon, et Marx bien sûr, eussent évité une erreur lourde de conséquences tragiques s’ils avaient médité l’apport de la théorie de Molina, Covarrubias, Azpilcueta et ces autres remarquables économistes de la Société de Jésus.

Mais la plus implacable réfutation de la « valeur-travail » ne nous fut-elle pas apportée par ses plus fervents adeptes, les Soviétiques ? Pendant 70 ans, des hommes et des femmes ont extrait du bon pétrole et des bons métaux des entrailles de la Nature et les ont transformés en plastiques et en produits invendables. On a calculé en 1990 que les Russes eussent mieux vécu pendant la période socialiste s’ils s’étaient contentés de vendre leurs matières premières sans les transformer, à l’instar des pays africains. Le plastique, les tôles en acier, les câbles électriques en cuivre n’apparaissent-ils pas plus utiles qu’un château d’allumettes ? Et pourtant, ceux qui étaient réellement produits étaient-ils « socialement utiles » ? Qui peut mieux décider de l’utilité et de la qualité que l’acheteur ? A qui d’autre serait destinée la production ?

Si l’expression « travail socialement utile » est une autre façon de dire « ce que le marché souhaite », nous sommes d’accord. Mais le marché souhaite aussi les œuvres de peintres barbouilleurs et bien d’autres produits que vous et moi considérons futiles, vulgaires, surpayés, inutiles.

Alors deux solutions :

-- soit un comité décide à la place des gens ce que les gens doivent acquérir et fixe les prix. On a déjà donné. Le coût humain et matériel fut effarant. Ça s’appelait le Gosplan.

-- soit on laisse gens choisir. Le coût n’est pas nul. L’imperfection humaine fait que nous ne réussissons pas du premier coup. Il y a des essais et des erreurs. Certes.

Mais vous savez quoi ? Je vous le donne en mille. Le scoop est énorme :
Il se trouve que parfois les autres ont raison ! Parfois le barbouilleur s’avère être un génie ; le savant fou un bienfaiteur de l’humanité, le gadget, une invention qui change vraiment notre qualité de vie. Et personne, personne ne sait à l’avance ce qui est « socialement utile ».
Une objection fréquente est la suivante : « oui mais le capitaliste fait un saut dans l’inconnu, il peut faire un profit ou une perte, il est donc récompensé pour son courage, tout au moins pour la prise de risque ».
J’ignore d’où vient cette objection. Pas des libéraux, en tous cas. Les capitalistes détestent le risque, vous avez raison de le souligner ; les têtes brûlées finissent banqueroutières. La seule légitimation du profit est tout simplement le service rendu aux consommateurs. C’est d’ailleurs pourquoi tant de gens refusent le capitalisme. Il réclame de nous cette humilité de se mettre au service des autres. Quelle horreur ! Ce sont les autres qui déterminent le prix de notre activité, et ce prix n’est nullement lié à la valeur que nous nous attribuons (fort élevée, en général). Celui qui a fait 10 ans d’études d’anthropologie n’est pas payé plus cher que l’assistant de direction. Pourquoi serait-ce injuste ? Le monde a peu besoin d’anthropologues.

Peut-être bien que les chansons de Madonna sont vulgaires et les pneus Michelin de la daube. Mais il existe deux catégories de personnes dans le monde : ceux qui achètent les disques de Madonna et les pneus Michelin, et les autres. Ceux qui achètent ces produits ne peuvent pas reprocher à Madonna et la famille Michelin une fortune qu’ils édifient eux-mêmes. Faut être logique. Et ceux qui comme moi n’ont pas de voiture et ne donnent pas un sou à Madonna pour ses disques et ses concerts ne peuvent rien reprocher à cette chanteuse et aux Michelin, qui ne leur ont rien pris.

(la situation est différente avec les gens qui ne sont pas payés parce qu’ils offrent un service que les gens veulent acheter. Le douanier, la secrétaire de mairie, le flic de la brigade des stups … ne m’apportent rien. Ils ont besoin de moi, puisqu’ils me piquent l’argent dans la poche, je n’ai pas besoin d’eux. Pas plus que du pickpocket. Qui doit avoir mon respect ? Celui qui gagne des millions en offrant un service que des gens achètent volontiers — même si ce service ne me convient pas, à moi — ou celui qui oblige les autres à le payer, pour un service que ces autres considèrent nuisible.

Hiérarchie des valeurs, mon cher MC. J’ai établi la mienne).
Dans une association type coopérative, il peut y avoir une hiérarchie, une répartition inégale des parts, des revenus inégaux, mais en revanche tous les associés tirent leurs revenus de la vente, personne n’est extérieur au système productif, tous les associés produisent, tous vont à la vente et partagent les risques.

Alors la question que l’on est en droit de se poser est celle-ci : si le mode de production associatif est bien plus valorisant et responsabilisant pour l’ensemble des acteurs pourquoi s’enferrer encore et toujours dans un mode de production capitaliste pour lequel le profit est moteur et le salariat simple variable d’ajustement ?
Une foultitude de firmes fonctionne sur le mode associatif : avocats, notaires, consultants de tous poils, architectes, informaticiens, coiffeurs, restaurateurs … Pourquoi pas un fabricant d’automobiles ? Peut-être parce que la manufacture d’automobiles, et de bien d’autres produits, requiert un capital de départ. Si j’ai les compétences, je peux monter un cabinet vétérinaire, médical ou dentaire en mettant en commun mes maigres économies et celles de collègues. Mais bien des industries, de la production d’électricité à celle d’aluminium, en passant par l’aéronautique et le pétrole, exigent des mises de fonds que les travailleurs ne pourraient mobiliser. Et ceux qui fournissent le capital nécessaire s’appellent, assez logiquement ma foi, capitalistes.

Loin d’être, comme vous le pensez, extérieur à l’acte de production, le capital, dans bien des cas, mais pas tous, est l’énergie qui seule permet la matérialisation du projet.
Depuis que le monde est monde, que fait le monde ? Il se transforme matériellement. C’est là que la métaphysique aristotélicienne de la matière et de la forme me paraît judicieuse pour comprendre le processus de transformation. Quantitativement, du fait de la conservation de la matière et de l’énergie le monde est grosso modo toujours le même, l’homme n’ayant pas le pouvoir de création ex nihilo. Mais du point de vue des formes (formellement) le monde s’enrichit, car l’homme imprime constamment de nouvelles formes à la matière et des formes de plus en plus parfaites. Une forme c’est une perfection, c’est ce qui parfait, ce qui détermine une matière. L’homme étant lui-même une certaine perfection dans l’ordre des perfections, les nouvelles formes qu’il imprime à la matière, si elles sont à son service (point important à souligner) seront-elles-aussi des perfections. Le premier homme qui a arraché à la matière la forme de la roue a fait faire un grand bon à l’humanité, il a produit de la valeur, de même le premier sédentaire qui a travaillé la terre pour en faire jaillir des fruits. A toute forme ou perfection correspond objectivement une valeur, même une dignité pourrions-nous dire,
Excellent ! Jubilatoire ! Je souscris entièrement à ce développement. Il est non seulement aristotélicien, mais dans la meilleure tradition des Lumières, et vous balayez allègrement les sottises écolos. J’aime bien terminer sur une note joyeuse et un accord avec mes interlocuteurs, alors j’en reste là pour l’instant.

Bien à vous

Christian

PS. J’ai commis deux textes qui se rapportent au sujet cet échange :
Qu’est-ce que le « juste prix » ? et
Comment penser l’économie aujourd’hui ?




Our technological civilization is immensely resilient. Note that famines
generally occur in countries where peasant farmers are still the majority!
It's precisely the complexity that makes our technological civilization so hard to damage;
economies are like ecosystems, they're more stable as they grow more complex.
They work around damage.

S.M. Stirling

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Christian » ven. 25 avr. 2008, 15:29

J’écris vite et les arguments viennent souvent après la publication, ce que Rousseau aurait appelé « l’esprit d’escalier ».

Deux compléments à mon article ci-dessus.

Sur la valeur-travail :

Un fiscaliste passe un petit quart d’heure à expliquer un montage juridique à un milliardaire ou une multinationale. Son conseil leur économisera une montagne d’impôts. Ce simple quart d’heure ne mérite-t-il pas une rémunération grassouillette ? Ah, me direz-vous, pour concevoir cet ingénieux dispositif, notre fiscaliste a dû étudier pendant des années et éplucher des milliers de textes et de précédents. C’est ce travail accumulé qui est rémunéré, pas le quart d’heure. Sans doute. Mais les autres fiscalistes, qui ont suivi les mêmes études et la même pratique, n’ont pas proposé un aussi juteux dispositif aux clients. Leur travail accumulé, par conséquent, ne vaut pas bésef. Même remarque pour le diagnostic d'un médecin, la recette d'un cuisinier, la coupe d'un coiffeur, le dessin d'un styliste, les exemples se present si nombreux que l'on se demande comment on peut encore croire à la commensurabilité du travail.

Encore une fois, le client ne paie pas le travail, mais le résultat, le service rendu, et peu importe la quantité de travail qui entre dans l’obtention du résultat.

Sur le capital :

Quand un quidam apporte un terrain, un accès à des matières premières ou de l'argent frais à une entreprise quelconque, n’est-il pas honnête que cette prestation soit rémunérée ? Elle est vitale au succès du projet. Les conditions sont à négocier, comme le sont les contributions des autres partenaires, fournisseurs, employés, banquiers, etc.

Cordialement

Christian

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Miles Christi » mar. 29 avr. 2008, 16:34

Bonjour Mister Christian,
Christian a écrit :
Le prix est forcément différent de la valeur. Sinon il n’y aurait jamais de profit, c-à-d de satisfaction, et sans la perspective d’une satisfaction — matérielle ou morale — on ne voit pas pourquoi les gens agiraient.

Affirmer comme vous le faites que je confonds le prix et la valeur est donc un contresens absolu et évident. Pour qu’une transaction ait lieu, il faut que

Satisfaction de l’acheteur > prix > satisfaction du vendeur à conserver l’objet

Par exemple, j’achète un journal à deux conditions

--si je préfère la perspective de sa lecture à conserver £1 dans ma poche en vue d’autres usages,
-- et si le vendeur aime mieux ajouter £1 à ses revenus que conserver le journal sur l’étal de son kiosque

Si la transaction a lieu, c’est que nous avons, le vendeur et moi, reçu une valeur supérieure à celle que nous donnions en échange. Notre hiérarchie des valeurs, à ce moment précis, sur ces valeurs précises, est inversée (il veut l’argent plus que le journal, et moi le journal plus que l’argent). Et la valeur reçue peut être très différente du prix. Je veux désespérément vouloir vendre la montre de mon grand-père, seul bien qui me reste, pour ne pas mourir de faim, et j’accepterai donc un prix très bas, qui, dans les circonstances, sera encore d’une immense valeur pour moi (ne pas mourir de faim), et je peux aussi vouloir acheter une montre, que je viens de reconnaître pour avoir été celle de mon grand-père, et être prêt à payer 3 fois le prix qu’en demande le marchand, parce que telle est pour moi sa valeur sentimentale.
Dans ce que vous écrivez je note un amalgame entre le profit et l’accroissement de satisfaction : le profit est un surplus objectif, calculé à l’issue de l’exercice de l’entreprise capitaliste, la satisfaction est un état subjectif. Si tout profit procure de la satisfaction, et même pourrait-on dire de la jouissance, aux profiteurs (c'est-à-dire étymologiquement à ceux qui réalisent des profits, à savoir les capitalistes), en revanche toute satisfaction n’a pas sa source dans un profit. Satisfaire un besoin, comme le besoin alimentaire, ce n’est pas réaliser un profit.

Je concède que le motif d’échange entre agents est fondé sur l’asymétrie, et même l’antisymétrie des besoins : Pierre produit de la laitue et a besoin de viande, Paul élève des poulets et a besoin de salade, Pierre aura donc plus de satisfaction à recevoir de la viande qu’il n’en aura à recevoir des salades, et inversement Paul aura plus de satisfaction à recevoir de la salade qu’il n’en aura à recevoir de la viande.

Mais je nie que de la subjectivité des satisfactions vous puissiez en inférer la subjectivité des valeurs, ou alors c’est que vous ne parlez pas de la valeur en elle-même, de la valeur intrinsèque, mais de la valeur à vos yeux et aux yeux des autres.

Si l’on vous suit dans votre subjectivisme outrancier, l’échange économique, et même toute l’économie n’est qu’une vaste auto-duperie, car qu’est-ce qu’échanger un objet de moindre valeur contre un objet de plus grande valeur, si ce n’est du vol ? « Je te vole, mais toi aussi tu me voles, alors tout va bien… ». Ici, l’équilibre, si équilibre il y a, n’est pas assuré par un ordre juste, mais par la compensation des arnaques entre-elles.

La justice commutative, c'est-à-dire celle qui règle l’échange, veut que pour qu’un échange soit juste il faut que les objets échangés dans le cadre de cet échange aient la même valeur. Après peu importe que l’un des échangeurs retire plus ou moins de satisfaction que l’autre, les arguments subjectifs n’ont pas à entrer en ligne de compte pour statuer sur le caractère juste ou injuste de l’échange.

Pour récapituler : asymétrie des besoins motivant l’échange, subjectivité des satisfactions, mais objectivité des valeurs et justice dans l’échange.

Ainsi dans votre exemple du pauvre hère qui vend la montre en or de son grand-père pour une bouchée de pain, l’échange n’est pas juste, la montre en or n’a pas été échangée à sa juste valeur : le marchand a profité de la détresse dans laquelle se trouvait l’affamé pour lui extorquer sa montre, c’est bien d’une extorsion dont il s’agit. Le fort profite de la faiblesse du faible.

De plus je vais vous montrer que votre théorie valeur-satisfaction détruit l’échange, même dans des cas relativement simples, ne faisant pas intervenir plus de trois échangeurs.

Lorsqu’il n’y a que deux échangeurs, votre théorie subjectiviste valeur-satisfaction fonctionne:

- Programme de Pierre et Paul : maximisation de leur satisfaction respective
- Pierre : Valeur (poulet) > Valeur (laitue)
- Paul : Valeur (laitue) > Valeur (poulet)

Donc Pierre et Paul échangent.

Maintenant si l’on ajoute un 3ème producteur, Jacques, producteur de lait, il va falloir tenir compte des préférences respectives de ces 3 producteurs relativement aux 3 produits. Prenons par exemple la configuration suivante :

-Pierre : Valeur (poulet) > Valeur (lait) > Valeur (laitue)
-Paul : Valeur (lait) > Valeur (laitue) > Valeur (poulet)
-Jacques : Valeur (laitue) (disons que Jacques est végétarien…) > Valeur (poulet) > Valeur (lait)

Quel est le problème ? Le problème c’est que l’intérêt de Pierre n’est plus d’échanger directement avec Paul. En effet la laitue de Pierre ne figure plus qu’en deuxième position dans l’échelle des valeurs de Paul, cela veut dire que Paul est disposé à échanger plus de poulets contre le lait de Jacques que contre la laitue de Pierre. Pour tout dire lorsqu’il s’agit de commercer avec Paul le lait est une bien meilleure monnaie d’échange que la laitue.

Donc Pierre, qui est un homo economicus, cherchant à maximiser sa satisfaction prend la décision suivante : Je vais d’abord échanger mes laitues contre le lait de Jacques (les termes de l’échange étant en sa faveur puisque Jacques adore la laitue), je vais ainsi me constituer une monnaie d’échange forte qui me permettra ensuite d’acheter un maximum de poulets à Paul. Pour résumer Pierre décide d’échanger de la monnaie de singe contre de la bonne monnaie pour pouvoir ensuite acheter un max de poulets.

Mais Paul et Jacques sont aussi des homines economici, ils vont donc tenir un raisonnement en tout point analogue à celui de Pierre mais selon leur échelle de valeurs respective. Et cela donne ça : Paul décide d’échanger ses poulets avec Pierre contre de la laitue pour ensuite l’échanger avec Jacques contre du lait. Jacques décide d’échanger son lait avec Paul contre des poulets pour ensuite les échanger avec Pierre contre de la laitue.

Au final il n’y a pas d’échange du tout, puisque :

Pierre veut d’abord échanger sa laitue avec Jacques contre du lait, mais l’échange ne peut se faire puisque Jacques veut d’abord échanger son lait avec Paul contre des poulets, échange qui lui non plus ne peut se faire puisque Paul veut d’abord échanger ses poulets avec Pierre contre de la laitue…

Les décisions des différents agents fondées sur leur estimation subjective des valeurs sont incompatibles et conduisent à la paralysie des échanges. Voilà qui invalide la théorie de la valeur-satisfaction et qui montre que la société libérale avec sa pleine reconnaissance de tous les choix subjectifs n’est qu’une fiction, elle ne peut tout simplement pas exister. Entre parenthèses, dans la même veine vous avez aussi le paradoxe du mathématicien Condorcet qui invalide les procédures de choix démocratique, donc la société démocratique elle-même. Je n’ai d’ailleurs pas souvenir que les Badinters, qui ont pourtant écrit un pavé sur Condorcet, homme « des lumières » classé à gauche, se soient tellement étendus sur le sujet, bizarre… Une fois démontrée l’impossibilité libérale et démocratique, et constatant que malgré tout les échanges se font, il ne vous reste plus qu’à admettre que la société n’est ni libérale, ni démocratique et qu’elle ne le sera jamais parce que c’est tout simplement impossible, ce qui ne veut pas dire que les libéraux et les stratégies libérales n’existent pas, simplement cela ne mènera jamais à une société libérale.

Ce qui est intéressant c’est de se demander comment des individus enfermés dans leur subjectivité, sorte de monades leibniziennes disharmoniques, peuvent en sortir et éviter ainsi la paralysie de toute la société, cela rejoint les questions ayant trait au bien commun, à la formation des esprits et au pouvoir. Pour l’Eglise la solution réside dans la conformité des sujets à un ordre extérieur à tous, l’ordre naturel voulu par Dieu et que la saine raison peut découvrir, pour d’autres elle réside dans l’instauration d’un nouvel ordre par des individus ou groupes suffisamment puissants pour pouvoir imposer plus ou moins insidieusement leur propre échelle de valeurs et maintenir ainsi les termes de l’échange en leur faveur, dans ce cas une ou quelques subjectivités prennent le pas sur toutes les autres et font loi.

J’insiste encore sur la distinction entre satisfaction et valeur : lorsque Saint Pierre renie le Christ, il obtient la satisfaction immédiate d’être encore en vie, pour autant dans son échelle des valeurs le Christ reste au-dessus de sa vie, et cela le pousse au repentir. Si il y a inversion des valeurs cela veut dire que non seulement l’individu est satisfait de ce qu’il a fait, mais en plus il estime avoir eu raison d’avoir agi ainsi et si c’était à refaire il le referait.


Pour le reste votre soi-disant critique de la valeur-travail tombe à côté puisque tout ce que vous prouvez c’est que l’économie soviétique a produit des objets qui n’étaient pas socialement utiles, donc que la planification n’a pas joué le rôle qu’elle était censée jouer, d’ailleurs devait-elle jouer ce rôle ? N’y a-t-il pas eu des famines organisées ? Ce que vous faites-là ce n’est pas la critique de la valeur-travail, c’est la critique de la planification étatique, qui bien évidemment est socialement inefficace, une simple étude systémique permet de l’établir.


Ensuite concernant votre argument du gadget et du bricolo de génie je vous répondrais par cette citation d’Edison: « Le génie c’est 1% d’inspiration et 99% de travail ».

Votre défense du capitalisme est elle-aussi inefficace, dans la mesure où elle n’avance comme argument que la nécessité de la concentration de capitaux pour la réalisation de projets d’envergure, ce que personne ne conteste, mais le vrai problème n’est pas là, le problème c’est le maintien de la dichotomie salarié/capitaliste, salaire/profit. Pourquoi à votre avis n’y aurait-t-il plus de capitalisme si tout le monde était capitaliste, c'est-à-dire tirait ses revenus du profit réalisé au cours de la vente?

Votre tentative d’opposer travail et résultat est également vaine, car il n’y a pas de résultat sans travail, et par ailleurs le travail n’est pas seulement quantitatif, mais qualitatif, c’est pour cela que je n’ai pas parlé seulement en terme quantitatif et matériel, mais j’ai introduit également la notion aristotélicienne de forme : un gros travail bien fait produit une valeur supérieure à un gros travail mal fait. Un des torts des marxistes a justement été de s’affranchir du principe de forme, de perfection, et de beau, quant aux libéraux ils relativisent ces principes…

In cruce salus. In cruce vita. In cruce protectio ab hostibus. In cruce robur mentis. In cruce gaudium spiritus. In cruce virtus summa. In cruce perfectio sanctitatis. Non est salus animae, nec spes æternæ vitæ, nisi in cruce. Tolle ergo crucem et sequere Jesum, et ibis in vitam æternam.


Renaud
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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Renaud » ven. 09 mai 2008, 18:57

AVE MARIA


En écho aux mesages ci-dessus.
Pas mal occupé et sollicité, je ne dispose pas de beaucoup de disponibilité, aussi comme je le fais parfois, je "sous-traite".
Cet article de Paul Jorion, ci-sessous, répond très bien à la crise financière et déjà ses effets délétères. L'économe normale et productive, va-t-elle encore une fois (même si l'histoire ne se répète que partielement) subir la tricherie de l'économie financière?
Ce qui est grave et peu supportable, c'est que des chrétiens (et ils sont nombeux) cautionnent cet "égoïsme", brocardé ci-essous, dur, dur!! Ils cautionnent cet égoïsme car ils sont lanternés.

De Paul Jorion

Le miracle de l’intérêt égoïste se transmuant en intérêt collectif n’a pas eu lieu

(Publié par Paul Jorion dans Constitution pour l’économie, Economie, Monde financier)

A la fin des années 1970 s’est ouverte une ère de dérégulation de la finance qui a abouti à la mise en coupe réglée par elle de l’économie. L’expérience était fondée sur la conviction que les marchés ont une tendance naturelle à l’auto-régulation et à l’auto-adaptation. Cette conviction n’était pas folle : elle était soutenue par l’autorité intellectuelle et morale de ceux qui étaient alors considérés comme les plus grands économistes, et en particulier par une série impressionnante de lauréats du prix « Nobel » d’économie, représentants de l’Ecole de Chicago, inaugurée par Friedrich von Hayek et prônant le laissez-faire absolu en matière de finance et d’économie. Le programme de l’Ecole de Chicago fut appliqué aux États–Unis par Ronald Reagan et en Grande-Bretagne, par Margaret Thatcher. Nous sommes aujourd’hui les héritiers du monde monstrueux qui fut ainsi créé.
Au cours des six derniers mois, les comparaisons entre ce qui sera considéré un jour comme le désastre historique de 2008 et la crise de 1929 sont devenues de plus en plus pertinentes. La complexification de la finance au cours de ces quatre-vingt années et le fait qu’il lui ait été donné carte blanche durant cette période fera que le souvenir de 2008 laissera, c’est aujourd’hui malheureusement certain, celui de 1929 dans son ombre.
L’expérience valait-elle d’être tentée ? Jugée à son résultat, sans doute non, mais comment aurait-il pu en être autrement quand les autorités les plus prestigieuses – et l’on aurait ou penser les plus sages - lui avaient accordé leur aval ? Il convient de prendre aujourd’hui la mesure de l’ampleur du désastre et de lui apporter sans plus tarder sa solution.
L’illusion optimiste qui avait présidé à l’expérience était que la défense de l’intérêt collectif pouvait émerger de la poursuite de leur intérêt individuel et égoïste par une multitude d’agents économiques. Adam Smith qui, le premier, avait formulé l’hypothèse y voyait un étonnant paradoxe. Comment est-il possible, se demandait-il, que l’intérêt collectif survive au concours de tant d’avidité individuelle ? La réponse, on la connaît aujourd’hui : parce qu’en son temps, les moyens qu’un entrepreneur pouvait mettre à la disposition de son appât du gain étaient encore à la mesure de l’homme. Au cours des quatre-vingt années récentes ces moyens se sont vus démultipliés par des coefficients énormes, conduisant à une amplification démesurée du bénéfice des avantages acquis ainsi que des effets de la spéculation, c’est-à-dire la ponction par la finance du sang de l’économie. L’univers qui était devenu le nôtre était celui où quelques milliers de jeunes gens fous, s’agitant au sein des salles de marché de New York, de Londres, Paris, Tokyo ou Shanghai, tenaient le monde en otage.
Cette expérience est arrivée à son terme. Elle a eu lieu sous nos yeux et entraîne dans sa chute des milliards d’hommes et femmes. Il est sans doute trop tard pour l’arrêter avant qu’elle n’ait pris toute sa tragique ampleur mais le moment est d’ores et déjà venu pour retrousser ses manches et s’apprêter à, dans un premier temps, ramasser les morceaux, puis, dans un deuxième temps, rebâtir.
Que convient-il de faire ? Rappelons-nous, la situation est plus grave qu’en 1929 : alors que nous rêvions tout enfant au pays de Cocagne que serait l’« an 2000 », le monde est tristement à nouveau menacé par la faim, pire, ce ne sont plus seulement les populations humaines qui sont aujourd’hui en danger, c’est la capacité même de notre planète à assurer la vie qui s’est vue remise en question. Le miracle paradoxal auquel certains croyaient de l’intérêt égoïste se transmuant en intérêt collectif n’a pas eu lieu : l’intérêt égoïste a – comme on aurait dû s’y attendre – conduit au pillage de la planète, transformée en une vaste mine à ciel ouvert, crachant dans le ciel ses scories qui l’empoisonnent petit à petit, mais inéluctablement.
(daté du 15 04 2008)

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Éthique du capitalisme

Message non lu par Fée Violine » mar. 28 janv. 2014, 0:55

Je trouve ce texte de Cornélis Castoriadis:

"Le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas et n'aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc.

Ces types ne peuvent surgir d'eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées : l'honnêteté, le service de l'État, la transmission du savoir, la belle ouvrage etc."

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Cinci » sam. 05 avr. 2014, 15:02

La revue :

http://www.revueliberte.ca/


Et pour l'article :

«La logique totalitaire, dernier ouvrage du philosophe français Jean Vioulac, dresse le portrait d'un totalitarisme nouveau genre, qui se passe de l'État. Nous avons rencontré l'auteur.

Propos recueillis par Éric Martin

Liberté Vous dites que le capitalisme est devenu «totalitaire». Pour certains, ce serait pécher par excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi l'usage d'un terme aussi fort est-il justifié pour décrire ce qui arrive à l'Occident et au monde ?

La thèse semble en effet paradoxale, puisqu'au vingtième siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme antithèse du libéralisme, pour défendre les sociétés de marché contre le Léviathan de l'État. Mais mon propos consiste précisément à dégager le concept du totalitarisme de son usage idéologique pour l'élaborer philosophiquement, et ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l'État. Il me semble donc difficile de se passer de tout concept de totalitarisme pour penser notre situation d'aujourd'hui.

Le phénomène le plus caractéristique de notre époque est en effet ce que l'on appelle la mondialisation ou globalisation, processus au long cours qui intègre les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace-temps. L'intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c'est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de totalisation pour définir ce processus. Or historiquement c'est bien le capitalisme qui en est à l'origine, et la totalité contemporaine est le marché mondial. Le marché est totalisant, et d'ailleurs tout le monde est à peu près d'accord pour le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme comme Friedrich Hayek, qui voyait dans le marché mondial un «cosmos» qui se substituait à la nature.

Dès lors, deux questions se posent. D'une part celle de la puissance, puisqu'on ne peut parler de totalitarisme que s'il y a une puissance effectivement contraignante qui opère la totalisation, d'autre part celle de la liberté, puisque le concept de totalitarisme implique une soumission de tous les individus à un pouvoir total. Le néolibéralisme va donc refuser ce concept parce qu'il prétend que le marché est l'interaction harmonieuse et pacifique des libertés. Mais en réalité si les actions individuelles sont harmonieuses, c'est d'abord que chaque homme est redéfini comme calculateur de ses intérêts et ensuite que l'intérêt de chacun est strictement assigné à la recherche d'une valeur abstraite, l'argent.

Chacun ne poursuit son intérêt, et il se croit libre quand aucune entrave ne s'oppose à sa quête, mais il ne se rend pas compte que son intérêt lui-même est déterminé, préformaté, conditionné par le marché. Et d'ailleurs, quand les théoriciens du marché parlent avec Adam Smith de «main invisible», ils présupposent bien qu'il y a manipulation des individus, d'autant plus dangereuse qu'elle est invisible. Si les actions individuelles ne sont pas divergentes, c'est qu'elles convergent toutes vers le fétiche de l'argent, qui s'impose comme un vortex qui fait tourner l'univers autour de lui. Quand l'argent occupe un tel statut, qu'il exerce cette fonction d'attracteur universel, qu'il est capable de réduire tout ce qui est à une quantité de valeur universelle et abstraite, alors il est Capital. Le Capital est en cela le principe directeur qui gouverne toutes les actions individuelles.

Or le fondement même du capitalisme est le salariat, par lequel le Capital réduit la puissance de travail elle-même à une quantité de valeur et ainsi se la soumet. Par là même, le Capital massifie la puissance de travail et devient le seul à en faire usage; il conquiert en cela la puissance absolue. Il est donc extrêment naïf de croire, comme l'affirment journellement les tenanciers du marché mondial, que moins il y a d'État, plus il y a de liberté, comme si l'État était la seule puissance de coercition. La puissance du marché est infiniment supérieure, elle ne tend jamais qu'à accroitre sa puissance, et le moteur du Capital est en cela une volonté de puissance aveugle et inconditionnée.

Le Capital est aujourd'hui la puissance qui domine le monde, qui atomise les sociétés humaines, déterritorialise tous les peuples, une puissance par rapport à laquelle les États eux-mêmes n'ont plus aucune marge de manoeuvre. L'avénement du marché mondial n'est rien d'autre que la soumission de tous les peuples et de la nature tout entière au Capital et au règne de la valeur. Donc, oui, il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même qu'il est le fondement, la condition de possibilité des totalitarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne furent que des expressions caricaturales et grossières du principe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la massification de l'humanité par son assujettissement à la puissance totale de l'abstraction.

Le néolibéralisme est ainsi coupable d'avoir aliéné et asservi le concept même de liberté, en promouvant en son nom une doctrine de la soumission volontaire. Ainsi Hayek, apôtre inlassable de l'évangile du marché mondial, prétend défendre la liberté, mais il préconise pourtant explicitement et constamment la soumission à la puissance impersonnelle du marché, et sa doctrine n'est finalement rien d'autre qu'une pédagogie de la soumission volontaire. Il ne faut donc pas être dupe de l'opposition purement idéologique entre néolibéralisme et totalitarisme, et il importe encore plus de mettre en évidence le projet totalitaire dont est porteuse la gouvernementalité néolibérale, qui va déployer la logique de la valeur dans tous les aspects de l'existence.

Il y a ainsi aujourd'hui une tendance au reformatage de l'être humain pour l'adapter sans cesse davantage à l'évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efficace, rentable, productif, pour en faire le consommateur requis par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale - y compris les systèmes éducatifs - et par cette propagande de masse authentiquement totalitaire qu'est la publicité. Un tel projet n'a rien à envier aux programmes déments de production d'un «homme nouveau» par les totalitarismes politiques du vingtième siècle et il est probablement plus dangereux encore en ce qu'il demeure invisible, insidieux et se trouve accepté comme allant de soi par toutes les pseudo-élites des castes gouvernementales.

[...]

Quel rapport peut-on établir avec la technique ?

C'est à mon sens la question à la fois la plus importante et la plus difficile. Il importe d'abord de préciser que la technique moderne n'a plus aucun rapport avec les techniques ancestrales et qu'une rupture s'est produite. Les techniques anciennes étaient des outils, c'est à dire des organes artificiels au service des travailleurs; les techiques modernes sont des machines, c'est à dire des dispositifs autonomes auxquels les travailleurs ne sont adjoints que comme organes naturels. C'est dans cette inversion «du sujet et de l'objet» que Marx voit le péril inhérent à l'ère industrielle, et cette inversion advient précisément avec l'automatisme, où le processus de production se développe de lui-même et en lui-même, où il s'émancipe des sujets vivants et devient autonome.

L'autonomisation, la Verselbständigung, me paraît être le concept central de toute la pensée de Marx. Il y a un rapport étroit entre l'automatisation, qui caractérise la technique moderne, et l'autovalorisation, qui définit la logique capitaliste. Ce sont deux phénomènes de l'autonomisation de l'objectivité par rapport à la subjectivité, qui définissait déjà la science analysée par Husserl. Mais le fait est qu'il n'y a pas dans Marx de critique de la technique en tant que telle, il n'en critique jamais que l'usage capitaliste, postule que ce même dispositif machinique pourrait avoir un autre mode de fonctionnement, et donc que l'on peut dissocier technique et capitalisme.

Or c'est cette hypothèse de Marx qui me semble aujourd'hui fortement remise en question . La technique au vingtième siècle s'est totalement autonomisée, elle s'est mise en réseau à l'échelle de la planète, se développe d'elle-même dans une accélération croissante, et les hommes lui sont de plus en plus asservis, encastrés dans son dispositif et progressivement reformatés par lui. Il me semble que le capitalisme est totalement immanent à la machine, qu'il en est en quelque sorte le logiciel, et c'est ce que tend à montrer le développement des transactions à haute fréquence aujourd'hui, c'est à dire l'informatisation complète de la finance mondiale, où les échanges de valeurs sont faites par des centres de serveurs informatiques connectés entre eux, sans qu'aucun homme ne puisse plus intervenir dans le processus. Sur l'analyse de la technique aujourd'hui, Günther Anders me semble plus pertinent que Marx, parce qu'il montre qu'il y a un «totalitarisme technocratique» par rapport auquel les luttes de classes elles-mêmes deviennent secondaires, parce que bourgeois et prolétaires sont pareillement aliénés par la technique et pareillement menacés par elle, ou en tout cas que les différences sont infinitésimales par rapport à l'ampleur de sa puissance.

Quel est le sort fait à la culture dans les transformations que vous décrivez ?

L'affirmation bien connue de Hegel selon laquelle l'art est mort, ou plus exactement «l'art est pour nous quelque chose du passé», me semble un point de départ obligé de toute réflexion sur la culture aujourd'hui. Cette thèse développée dans les années 1820 semble contredite par l'histoire de l'art depuis lors, mais je crois qu'il faut, dans un premier temps, reconnaître que Hegel a raison. D'abord parce que l'art des époques anciennes n'était justement pas compris comme «culture», c'est à dire objectivé, posé comme un ensemble d'objets extérieurs aux sujets, il était immanent aux communautés humaines, à leur vie quotidienne, et leur procurait les symboles et les significations avec lesquelles ils habitaient leur monde. Ensuite, parce que les oeuvres n'étaient jamais réduites à une source de plaisir esthétique. L'oeuvre était toujours porteuse d'un sens transcendant, d'un rapport à l'absolu, et l'histoire de l'art est inséparable de l'histoire des religions. Le rapport à l'oeuvre a totalement changé aujourd'hui. Il ne relève plus de la contemplation, c'est à dire de l'ouverture du sujet à une altérité radicale, à une dimension d'infini qui le dépasse, mais bien de la consommation, c'est à dire finalement de la digestion, de l'autosatisfaction et de la jouissance de soi.

L'analyse encore une fois est paradoxale, parce qu'en apparence l'art n'a jamais été aussi présent. Et il l'est en effet. Mais justement, il faut se demander comment il est présent, et que signifient cette présentation et cette mise à disposition. Le phénomène le plus important des deux siècles qui nous séparent de Hegel est celui de l'universelle muséification. Toutes les oeuvres sont arrachées au lieu où elles avaient du sens, et tout particulièrement les espaces consacrées, pour être mises sous vitrine dans des musées, et le musée est ainsi devenu l'institution centrale qui aujourd'hui médiatise le rapport à l'oeuvre. Mais je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'oeuvres d'art dans les musées. Fondamentalement, il n'y a que des marchandises. Visiter un musée, c'est déambuler dans les rayons d'un supermarché; en tout cas, l'accès à la contemplation de l'oeuvre au sein du dispositif muséal demande une grande capacité de concentration et de recueillement, nécéssaire pour s'abstraire de ce contexte.

Le musée est par là même aussi un coffre-fort, où l'on conserve des oeuvres jugées de grande valeur, mais, en cela, l'art est lui-même soumis à l'universelle évaluation. Le musée juge toutes les oeuvres en termes de valeur et postule qu'elles se valent toutes. Les oeuvres de tout style, de toute époque et de toute origine sont présentées dans le même champ d'équivalence et par là dépouillées de ce qui leur donnait sens et contenu pour être réduites à la même fonction, c'est à dire à la capacité à servir d'objet de consomation pour la jouissance esthétique. Le processus de muséification me semble caractéristique de l'ère capitaliste, parce qu'on a là finalement une accumulation du capital culturel de l'humanité. Le fétichisme de la culture, la mystique de l'oeuvre d'art sont d'ailleurs ce qui tient lieu de religion à la bourgeoisie, et les musées sont autant de temples de cette religion positiviste où elle vénère sa propre image fétichisée et où elle rit de se voir si belle en ce miroir.

Mais le capitalisme, ce n'est pas seulement de l'accumulation, c'est surtout la production, et l'art est en effet entré dans le dispositif de production de masse [...] C'est la fonction du secteur de la production, connu sous le nom d'art contemporain, que de réintroduire la pièce unique et l'original, qui va alors pouvoir servir de réserve de valeur. L'art contemporain produit pour un marché spéculatif appelé par l'apparition d'une hyperbourgeoisie qui ne sait plus où investir. C'est à dire que les «artistes» eux-mêmes produisent directement pour un marché, ils produisent des valeurs d'échanges, des produits spéculatifs. Ces artistes-là sont en réalité des hommes d'affaires, souvent très avisés. Que les oeuvres sur ce marché ne soient plus que des réserves de valeurs, c'est d'ailleurs ce que montrent régulièrement les ventes aux enchères où des tableaux sont achetés cinquante millions de dollars pour être aussitôt enfermés dans un coffre-fort.

L'art contemporain pourrait sembler trop grotesque pour être vraiment dangereux, je crois pourtant que l'on peut y retrouver des traits authentiquement totalitaires, et d'abord parce qu'on y retrouve l'engeance des élites et avant-gardes qui prétendent détenir la vérité (sur le «progrès» de l'histoire de l'art en l'occurence), qu'elles se donnent pour mission de répandre dans les populations méprisées, et qui récusent a priori toute critique par le même terrorisme idéologique. Il y a là une tentative de dressage et de normalisation de la sensibilité, puisque chacun se verra sommé de ressentir les émotions requises devant tel ou tel prurit d'«art conceptuel» sous peine d'être traité d'imbécile ou de réactionnaire, et il y a surtout une éradication méthodique de l'esprit critique à une époque où n'importe quoi est susceptible de se voir reconnaître officiellement le statut d'oeuvre d'art.

Source : «Le totalitarisme sans État. Entretien avec Jean Vioulac» dans Liberté, numéro 303, mars 2014

____

Jean Vioulac est professeur agrégé, docteur en philosophie et auteur de La logique totalitaire. Essai sur la crise de l'Occident( PUF, Épiméthée, 2013). Il a enseigné à l'université Paris-Sorbonne, à la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris et dans plusieurs lycées de la région parisienne.




Autre article lu :
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L'économie stupide

Contrat historique des jets d'affaires
chez Bombardier : l'indécence de la
superclasse mondiale.

Alain Deneault

Pourquoi cesse-t-on collectivement de penser sitôt qu'il est question d'économie ? Ou, du moins, pourquoi semble-t-il soudainement si difficile de faire preuve d'un sens critique minimal face aux enjeux d'affaires ? Serait-ce parce que l'argent, passé ce seuil d'accumulation où il augmente sensiblement l'indice grossier du produit intérieur brut, auquel on associe le fétiche de la création d'emploi, réfrène toute manière de réflexion ?

Si «It's the economy, stupid» - à l'origine une phrase-clé pour structurer le discours des organisateurs de la campagne présidentielle de 1992 de Bill Clinton - signifie qu'il serait bête de penser que le citoyen moyen s'intéresse à autre chose qu'à l'économie (à l'échelle de ce qu'il en comprend), en inversant la proposition, on entend très bien que l'économie rend bête et interdit toute élévation au-delà d'une problématique aussi vénale qu'immédiate.

Le 28 novembre 2012, le journaliste Éric Desrosiers fait état dans Le Devoir de la commande historique que vient de recevoir le groupe Bombardier : la production de 56 biréacteurs d'affaires Global évalués à 3,1 milliards. Le contrat lie le constructeur québécois à Vistajet, une société qui loue ses appareils, d'une capacité de dix passagers au plus, à des milliardaires soucieux de voyager, pratiquement à la vitesse du son, dans un «confort ultime».

Pourquoi personne, absolument personne, ne se formalise-t-il du symptôme que représente cette commande historique ? Elle se signale pourtant comme le fait de dépenses excessives au sein de grandes entreprises et de la classe des grands fortunés, alors même que les États font subir, années après années, des régimes de «rigueur budgétaire» à leur peuple, qu'ils grondent copieusement, discours après discours, pour leur mode de vie allégué prodigue.

Ce contrat rappelle que les sociétés financières - que les États ont sauvés du marasme à partir de 2008 en injectant des milliers de milliards de dollars dans leurs coffres sous prétexte que la faillite entraînerait celle de l'économie tout entière - ont repris leurs pires habitudes sitôt que leur trésorerie s'est trouvée renflouée : octroi de milliards de dollars en bonis à leurs cadres et aux membres de leurs conseils d'administration même en cas d'années déficitaires, création d'objets financiers ultra-spéculatifs à la manière d'apprentis sorciers, et étalages somptuaires de richesse, tels que l'achat ou la location d'avions du type de Global de Bombardier. Dans ce contexte de décadence, le président fondateur de Vistajet, Thomas Flohr, se frotte les mains :
  • Le niveau de demande est sans précédent [...] Nos clients ont besoin de vols directs partout sur la planète et, souvent, à la dernière minute. Que ce soit par vol direct de Los Angeles à Shangaï, de Londres à Luanda ou de Kinshasa à Oulan-Bator, nous relions sans escale nos clients à tous les coins du monde en atteignant des niveaux inégalés sur les plans du style et de la sécurité.
Un expert de la Banque Royale du Canada (RBC) fait remarquer au Devoir que les milliardaires et autres dirigeants des plus grandes multinationales n'ont pas été touchés par la crise économique et qu'ils continuent de rouler sur l'or. Ou plutôt qu'ils affichent «une belle résilience face au contexte économique», car il ne faudrait pas manquer de leur attribuer les mérites de leur sort même s'il s'observe dans un ordre qui tourne structurellement en leur faveur.

Les marchés émergents où Vistajet souhaite par ailleurs mettre en service de nouveaux appareils sont ceux de la Russie, de la Chine, du Moyen-Orient et de l'Afrique, soit des endroits où l'émergence d'une classe de possédants capables d'aquitter les coûts de tels caprices aéronautiques a nécéssairement à voir avec la corruption politique, la spoliation du bien public, la prédation des richesses naturelles et autres opérations mafieuses.

Pourquoi donc cela ne sous saute-t-il pas aux yeux, comme il sautait aux yeux du peuple abusé de France, en 1789 ou en 1848, qu'il fournissait lui-même à une élite monarchique ses richesses et privilèges, lorsque défilaient dans les rues des colonnes de carrosses arborant leur dorure ?

Pourquoi tant de cécité ? Parce que c'est bon pour l'économie : «Les marchés ont semblé apprécier l'annonce, le cours de l'action de la société-mère, Bombardier inc., gagnant 8% durant la journée en clôturant à 3.37$». Il s'ensuit même, plutôt que de la colère, un sentiment d'inquiétude. Et si les milliardaires, les high networth individuals, comme les baptise pudiquement la firme Merrill Lynch, perdaient un peu en capitaux et en venaient à annuler ce contrats qui profitent marginalement à la plèbe ? Un spécialiste nous prévient que ces contrats mammouths comportent «un risque élevé d'annulation en cas de chute des marchés». Prions donc pour que le marché et les pouvoirs publics qui le soutiennent propulsent encore à la hause le cours boursier dont les milliardaires dépendent ...

Pourquoi tant d'inhibitions intellectuels devant d'aussi choquantes situations ? Parce que les termes de l'idéologie dominante nous occupent le cerveau et que l'on voit encore les riches comme ceux qui créent une richesse dont on attraperait une menue part plutôt que comme ceux qui la ponctionnent à notre détriment.

La superclasse

La production de tels avions consiste, dans les faits, en un détournement de l'intelligence à des fins scandaleusement oiseuses. Un ingénieur spécialisé dans la construction des intérieurs de tels appareils de luxe a pour métier d'y faire entrer tous les objets de distinctions sociales [...] On met son savoir-faire au service d'un projet consistant à installer tables de billard, bains tourbillons et salles à manger dans des avions dont profite une poignée de privilégiés.

[...]

David Rothkopf, fier témoin de l'oligarchie mondiale, explique en sociologue dans son livre Superclass que la caste des puissants vit l'appropriation de tels engins, plus performants que ceux des courriers réguliers, comme une nécéssité propre à leur mode de vie [...] cette caste se vit authentiquement comme ayant vaincu l'espace et le temps - elle est active en toute circonstance et fait l'économie de tout ce qui peut représenter en termes de temps et d'espaces la salle d'attente. Ce n'est pas du luxe, insiste Rothkopf, considérant que le contexte aéroportuaire standard, qui suppose délais, stress et insécurité, pourrait coûter cher à ceux qui se vivent comme les réels décideurs et les souverains des affaires planétaires. Les oligarques doivent disposer du temps et du monde afin de gouverner où qu'ils se déplacent. [...] Brian Moss de Gulfstream présente froidement les choses : son entreprise est au service d'une classe de clients qui considèrent que le moins de choses possibles doivent résister à leur volonté d'être là où ils croient devoir être, pour voir illico ceux qu'ils croient devoir voir afin de mener les activités qu'ils jugent bon devoir mener.

[...]

Rothkopf insiste sur le fait que les employés de Gulstream - ce pourrait ête ceux de Bombardier - sont fiers de travailler à la fabrication d'engins destinés à une classe qu'ils ne pourront jamais même approcher. Ils se considèrent comme les «bénéficiaires de la mondialisation», la classe moyenne qui attrape son bout de gras dans l'organisation même des inégalités sociales. Ainsi, tout le monde s'aveugle, y compris le lecteur commun de dépêches journalistiques aussi grossières que celles annonçant le «contrat historique» de Bombardier, par solidarité avec ceux qui trouvent un job et paieront un peu d'impôts (alors que l'entreprise, elle ...)

Tous suivent alors en haute altitude et à pleines turbines les termes de l'idéologie d'une caste dirigeante qui elle-même ne voit et n'éprouve plus rien. C'est une superclasse, comme l'écrit Rothkopf, une classe qui surclasse le régime des classes lui-même pour littéralement planer au-dessus de toute chose. Et, de ce point de vue, faire l'économie de toute chose. Tout paramétrer dans les termes de l'économie marchande et spéculative de façon à ne plus voir du monde les situations insoutenables que celle-ci provoque. Par la médiation des critères étroits de la science comptable et managériale ainsi que par son idéologie fidèlement rapportée, l'oligarchie donne de la hauteur aux propositions abjectes.

Source : «L'économie stupide», dans Liberté, numéro 300, [?] 2013

___

Alain Deneault a récemment fait paraître Gouvernance : le management totalitaire chez Lux éditeur et a préfacé le livre de Linda McQuaig et Neil Brooks, Les milliardaires, les ultra-riches, une nuisance morale, politique et économique, chez ce même éditeur.

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Cinci » sam. 05 avr. 2014, 15:07

... et Castoriadis a tout à fait raison.

:)

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Cinci » lun. 28 avr. 2014, 5:31

Adorons le Veau d'or !

«Notre monde est devenu la planète des millionnaires. On en dénombre 12 millions. Seulement en 2012, leur tribu s'est accrue de 9 %, laissant le gros des populations loin derrière. La fortune moyenne des riches américains s'élève à dix milions de dollars par année, contre 39 900 dollars pour l'Américain ordinnaire. Aux États-Unis, la part du gâteau englouti par le 1 % des plus riches est passée en 30 ans de 7 % à 25 %

Jean-Louis Servan-Schreiber n'en parle pas dans son essai, mais il en est de même au Québec où le capital des 18 richards les mieux pourvus dépasse les 28 milliards de dollars. Avant sa mort, celle de Paul Desmarais proprio de La Presse, le mieux nanti de notre village, frisait les 4 milliards.

Deux facteurs expliquent la croissance exponentielle des riches : la mondialisation, qui enrichit ceux qui la pratiquent habilement, et la révolution numérique, qui a multiplié les réussites éclair, dont celle de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook.

D'après Servan-Schreiber, les riches ont gagné la guerre contre tous. Contre les États, car ils n'ont pas de frontières et sont les seuls à détenir un pouvoir mondial. Contre les politiciens dont ils s'amusent des beaux discours sur la démocratie et l'intérêt public. Contre les médias qu'ils possèdent, laissant leurs mercenaires de la plume ou du gosier papoter sur une liberté d'expression toute théorique, puisqu'ils savent que le pouvoir d'informer leur appartient. Contre les pauvres enfin, car le taux de pauvreté et les inégalités augmentent partout dans le monde.

Durant la récession de 2008-2009, le magot de 7 % d'Américains a grimpé de 28 % en moyenne, celui des 93 % restant a dégringolé de 4 %. Qui sont ces privilégiés ? Des PDG d'entreprises aux salaires, bonus et stock-options mirobolants, des banquiers, traders de la bourse et des millionnaires de talents : sportifs, vedettes de cinéma et de la chanson et créateurs.

Pour eux, la sécurité prime le reste, car ils ont la peur au ventre, surtout en période de troubles sociaux. Alors, ils se cachent dans des gated communities, ces villages protégés par des grilles. Dès qu'ils en sortent, ils s'entourent de gros bras et de chauffeurs armés pour assurer leur protection.

Adeptes de bonne bouffe, ils sautent dans leur jet privé pour essayer, à Londres ou Copenhague, un nouveau restaurant à ... 500 dollars le couvert. La conclusion de Servan-Schreiber est limpide : le Veau d'or est de retour. Il se laisse adorer à tous les Wall Street de la planète. Qui pourra le terrasser, maintenant que l'argent des riches a anéanti morale, égalité et fraternité ?»

Source : L'Autre journal, numéro 328, avril 2014

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Peccator » lun. 28 avr. 2014, 13:08

Cinci a écrit :D'après Servan-Schreiber, les riches ont gagné la guerre contre tous.
Alors Servan-Schreiber oublie qu'il reste une guerre qu'ils n'ont pas gagné. Il a raison de parler de veau d'or, mais la guerre contre Dieu, celle-là, ils ne risquent pas de la gagner.

Heureux les pauvres, le Royaume des cieux est à eux.
Non pas ce que je veux, mais ce que Tu veux. Mc 14, 36

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Cinci » lun. 28 avr. 2014, 14:36

... mais la guerre contre Dieu, celle-là, ils ne risquent pas de la gagner.
:D

(en effet ...)

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Cinci » mar. 29 avr. 2014, 15:39

Écarts de richesse

L'énorme défi
par Serge Truffaut

«Depuis l'explosion de la bulle financière à l'automne 2008, la progression des écarts de richesse constatée antérieurement n'a cessé d'augmenter. A telle enseigne qu'ici et là on assure que les perversités inhérentes à ces distorsions constituent, pour reprendre les mots de Barack Obama, le défi d'une génération.

Lors de son discours sur l'état de l'Union en janvier dernier, Obama avait déclaré notamment ceci :

  • «Ceux qui sont au sommet de l'échelle ne se sont jamais aussi bien portés. Mais les salaires moyens ont à peine bougé. Les inégalités se sont creusées. La mobilité ascendante est en panne.»


Tout logiquement, le chef de l'exécutif s'était fait l'avocat d'une hausse du salaire minimum dans tous les recoins du pays. Résultat ? Il a rencontré plus de résistance que prévu quand on songe qu'un éventail d'études sur le sujet concluent toutes que l'appauvrissement a le vent, si l'on ose dire, en poupe.

A cet égard, le cas de Wal-Mart est éloquent, et surtout révoltant. Dans tout le pays, la rémunération moyenne de ses employés est de 8,80 $/heure. Un taux réputé insuffisant pour vivre décemment. Cette réalité, les patrons de la compagnie la connaissent fort bien, mais s'en moquent, pour rester poli, totalement. Et ce, parce qu'ils savent que l'État compensera sur le flanc de la nourriture en accordant des coupons alimentaires.

Partout en Europe, mais surtout au Royaume-Uni qui est le royaume par excellence des écarts de richesse, le recours aux banques alimentaires est désormais si répandu que nombre d'entre elles se disent dans l'incapacité de répondre à la demande. Bref, la croissance de l'appauvrissement est devenu Le phénomène économique. Une commission chargée d'étudier ce dernier sous la présidence de l'archevêque de York a constaté que, l'an dernier, 400 000 travailleurs percevaient un revenu qui les place en dessous du seuil de la pauvreté et avaient rejoint la cohorte des travailleurs pauvres, établissant cette dernière à 5,2 millions ou 21 % de la force de travail du pays.

En France, l'ancienne patronne des patrons Laurence Parisot a jugé que la proposition formulée par son successeur, Pierre Gattaz, de créer un salaire minimum intermédiaire en dessous du salaire minimum actuel relevait de «la logique esclavagiste». C'est dire !

Ces jours-ci, la publication aux États-Unis du livre Le capital au XXIe siècle, écrit par l'économiste français Thomas Piketty, a suscité un débat d'autant plus vif que cet essai s'est rapidement hissé dans le classement des meilleurs ventes. Toujours est-il qu'après avoir analysé pendant des années les écarts de richesse des années 1920 à aujourd'hui aux États-Unis, ce professeur de l'école d'économie de Paris a observé que la redistribution des revenus allait dans la direction suivante : des salariés vers les détenteurs de capital. Après une brève période au cours de laquelle la société des rentiers et des héritiers avait laissé sa place, au XXe siècle, à une société de cadres et d'ingénieurs, voici que nous sommes revenus au régime des rentes, à l'ancien régime.

Quand on sait que c'est aux États-Unis, pour reprendre les mots de Picketty dans un entretien accordé au journal Le Monde, qu'«a été inventé un système de fiscalité progressif sur les revenus justement parce qu'ils avaient peur de devenir aussi inégalitaires que l'Europe», il est très étonnant d'entendre certaines critiques le concernant. Mais encore ? Parce qu'il s'attache aux inégalités, à la pauvreté, ici et là, on le taxe de marxiste. Parce qu'il ose dire que la concentration excessive des revenus et des patrimoines commande un impôt, on use à son endroit de l'anathème. Ce faisant, on oublie cet enseignement d'Oliver Wendell Holmes «Lorsque je paie des impôts, j'achète la civilisation» . Wendell Holmes fut juge à la Cour suprême des États-Unis.»

Source : Le Devoir, le lundi 28 avril 2014, cahier A6

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Re: Capitalisme et Libéralisme

Message non lu par Cinci » dim. 18 mai 2014, 18:15

Je veux reprendre (référencé plus haut, 5 avril 2014)


Et pour l'article :

«La logique totalitaire, dernier ouvrage du philosophe français Jean Vioulac, dresse le portrait d'un totalitarisme nouveau genre, qui se passe de l'État. Nous avons rencontré l'auteur.

Propos recueillis par Éric Martin

Liberté Vous dites que le capitalisme est devenu «totalitaire». Pour certains, ce serait pécher par excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi l'usage d'un terme aussi fort est-il justifié pour décrire ce qui arrive à l'Occident et au monde ?

La thèse semble en effet paradoxale, puisqu'au vingtième siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme antithèse du libéralisme, pour défendre les sociétés de marché contre le Léviathan de l'État. Mais mon propos consiste précisément à dégager le concept du totalitarisme de son usage idéologique pour l'élaborer philosophiquement, et ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l'État. Il me semble donc difficile de se passer de tout concept de totalitarisme pour penser notre situation d'aujourd'hui.

Le phénomène le plus caractéristique de notre époque est en effet ce que l'on appelle la mondialisation ou globalisation, processus au long cours qui intègre les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace-temps. L'intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c'est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de totalisation pour définir ce processus. Or historiquement c'est bien le capitalisme qui en est à l'origine, et la totalité contemporaine est le marché mondial. Le marché est totalisant, et d'ailleurs tout le monde est à peu près d'accord pour le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme comme Friedrich Hayek, qui voyait dans le marché mondial un «cosmos» qui se substituait à la nature. [...]»


Parallèle :

«... de fil en aiguille j'en suis arrivé à la conclusion qu'il n'y a pas qu'une crise du christianisme mais qu'il y a avant tout une crise de la culture contemporaine [...] Google est devenu une machine à vendre de la publicité et cette machine a besoin de avoir où en sont les habitudes d'achat. Nous sommes entrés dans la logique totalitaire du marché. Cette logique doit être remise en question. Je pense que le christianisme est la seule instance dans notre société qui peut critiquer cela. Toutes les sociétés occidentales sont confrontées au fait que le marché est tout-puissant et que l'individu est réduit à son rôle de consommateur [...]»

Source : «Une religion subversive» dans Revue Notre-Dame du Cap, entrevue de Jean-Pierre Denis du magazine hebdomadaire La Vie à Paris.

Parallèle :

«... les interprètes réactionnaires bénéficient de tout le patrimoine du passé, du poids des siècles d'interprétation dans le sens traditionnel, du prestige de ces interprétations, de l'habitude qu'on a de les lier à la religion proclamée, affichée, pour des raisons nullement religieuses. Et d'insister sur le caractère le plus souvent conservateur des hommes de religion, caractère qui sera renforcé par la suite avec le poids grandissant de l'Arabie saoudite et la «wahhabisation» de l'islam. Par une interprétation particulièrement réactionnaire des préceptes religieux, par l'exportation, grâce à la manne du pétrole, de milliards de dollars et de dizaine de milliers de prêcheurs à travers le monde, le royaume a imposé à l'échelle internationale sa vision rigoriste, alliant principes rétrogrades, notamment pour les femmes, adhésion à l'économie néolibérale et ancrage dans le camp occidental. Faut-il rappeler l'alliance stratégique entre les États-Unis, l'Arabie saoudite et les groupes islamistes à deux occasions au moins : la lutte contre le nassérisme dans les années 1960 et l'aide aux moudjahidines afghans dans les années 1980 ?

Rodinson en conclut que l'expérience historique comme son analyse n'encourage pas à voir, à l'époque actuelle dans la religion musulmane un facteur de nature à mobiliser les masses pour la construction économique, particulièrement alors que celle-ci se révèle nécéssairement révolutionnaire [La religion islamique], destructrice de structures établies

Source : Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Démopolis, Paris, 2014, présenté dans Le Monde diplomatique

parallèle :

«... le théologien Gregory Baum et sa collaboratrice, Gisèle Turcot, coordonatrice de l'organisme Pax Christi, viennent de réaliser un tour de force : réunir 13 auteurs québécois engagés dans divers champs d'intervention sociale afin d'interpréter leurs domaines d'action à la lumière d'une encyclique pontificale déjà vieille de 50 ans.

Il est probable que l'urgence de commémorer cette encyclique de Jean XXIII s'est imposée à tous du fait que trois pontificats successifs ont contribué à jeter dans l'oubli ce moment marquant de l'Église catholique et à étouffer ses accents prophétiques ! Personne ne prévoyait l'élection du pape François, le 13 mars 2013, lui qui ose rompre avec le révisionisme de ses prédécesseurs. A la lecture de ce livre, on constate une forte histoire militante au Québec en lien avec les enjeux soulevés dans Pacem in terris : justice sociale, travail digne, accueil des réfugiés, lutte pour la paix, etc. Et un fait ressort : si les collaborateurs - des catholiques pour la plupart - se sont montrés déçus de l'Église, ils ne l'ont jamais été de l'Évangile, comme en témoigne leur résistance tétue aux forces qui n'en finissent pas de dresser les humains les uns contre les autres. Comme les jeunes générations ne savent pas que cette culture s'actions, enracinés dans l'Évangile, fait partie de l'héritage vivant du christianisme, ce livre fait oeuvre utile pour corriger, d'une certaine manière, cette méconnaissance.

Une deuxième observation ressort de ce livre. L'appel de Jean XXIII [...] est mis en consonnance avec la redécouverte simultanée du message de Jésus comme critique radicale des sociétés et des religions. La fuite hors du monde et de l'histoire, dans les enclos sacrés du perfectionnisme religieux, apparaît pour ce qu'elle est : une trahison de l'Évangile légitimant l'état présent des choses.

A travers les relectures de cet appel à approfondir les grands enjeux de l'histoire contemporaine, le lecteur verra mieux l'espèce de dévoiement de ce riche patrimoine de la pensée, réduit depuis quelques décennies à la thématisation de la famille et de la sexualité (mariage, homosexualité, rôle de la femme déterminée par des traditions culturelles) [...]»

Source : Gregory Baum, Pacem in terris - paix sur la terre. Relecture engagée dans le Québec d'aujourd'hui, 2013, présentation dans Relations, numéro 772, mai-juin 2014

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