Aux origines du néo-libéralisme

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Cinci
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Aux origines du néo-libéralisme

Message non lu par Cinci » mar. 23 avr. 2019, 13:52

Bonjour,

C'est juste pour réaliser une courte présentation d'un bouquin de Serge Audier, livre intéressant qui a le mérite d'expliquer la génèse du néo-libéralisme, de nous donner le phylum de ce courant politico-culturel dominant de notre époque. Il nous donne les références, les noms, etc. Dans son bouqin l'on retrouve même la transcription des communications faites lors du fameux colloque Lippmann de 1938. Le livre est riche parce qu'il brise aussi avec une certaine vision simpliste des choses, une vision qui serait purement et simplement manichéenne.

En quatrième de couverture :
Le colloque Lippmann

Aux origines du néo-libéralisme

Il fallait enfin offrir aux lecteurs le document essentiel de la naissance du courant néo-libéral : les Actes du Colloque Lippmann. Tenu en août 1938, ce Colloque est considéré comme l'acte fondateur de l'offensive libérale dans le monde. Souvent mentionné ou évoqué de seconde main par les histoires officielles du néo-libéralisme, presque jamais lu, ce texte devenu très difficilement accessible méritait d'être exhumé pour comprendre les enjeux idéologiques et politiques ayant présidé à la naissance d'une internationale libérale dont le rôle deviendra essentiel dans les transformations économiques planétaires de la fin des années 1970.

La présentation de Serge Audier met en lumière les tensions, voire les contradictions, qui ont marqué ce moment inaugural de l'histoire du néo-libéralisme. Exhumant nombre de textes oubliés de ce courant, elle montre qu'il ne correspond pas à la vulgate aujourd'hui dominante, tant à droite qu'à gauche. A travers les tensions internes au néo-libéralisme se dessinent aussi les impasses de la doctrine néo-libérale telle qu'elle a été mise en oeuvre, dans les années 1980, avec la contre-révolution thatchérienne et reaganienne.

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Re: Aux origines du néo-libéralisme

Message non lu par Cinci » mar. 23 avr. 2019, 15:15

Pour bien voir de quoi l'on parle et bien situer la chose, quand on emploie communément ce terme de nos jours.

D'emblée :

"... au début du XXIe siècle, ce terme de "néo-libéralisme" fait pleinement partie, sur la planète entière, du vocabulaire le plus commun. Prononcé et écrit un nombre incalculable de fois, il semble recéler en lui-même une évidence qui n'exige pas d'être explicitée. Et pourtant, il n'en a pas toujours été ainsi. C'est seulement à la fin des années 1970 et du début des années 1980, avec l'élection de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis, que commence à vraiment s'imposer, dans le lexique idéologique, une position nettement identifiée comme "néo-libérale".

Signe de l'évolution des esprits, en 1982 paraît un volume collectif intitulé Les Nouvelles idéologies, dans lequel le néo-libéralisme fait l'objet de tout un chapitre : "Le néo-libéralisme, expression savante de l'imaginaire marchand". A le suivre, il y aurait une unité fondamentale entre les différentes formulations du néo-libéralisme, que l'on peut résumer par "l'individualisme méthodologique" défini en ces termes : "Un point de vue où les seuls éléments pertinents dans l'étude du social sont les individus considérés comme rationnels, c'est à dire capables d'adapter de façon les plus avantageuses les moyens aux fins assignés." Cet individualisme méthodologique aurait été développé principalement dans le cadre de la théorie économique, chez Karl Menger, l'un des fondateurs de l'école marginaliste autrichienne.

Poursuivi ensuite par l'économiste d'origine autrichienne Friedrich Hayek, Prix Nobel d'économie en 1974, mais aussi par le philosophe Karl Popper, ce courant aurait pour capitales d'origines Vienne et Londres, avant de rayonner dans le monde entier à partir de l'Université de Chicago, autour notamment de Milton Friedman.

Il est en particulier notoire que ces trois auteurs ont beaucoup compté dans le parcours de Thatcher et, plus largement, dans l'idéologie qui a orienté la politique de son gouvernement. Dès ses études à Oxford, elle médite les livres de Popper, La société ouverte et ses ennemisou encore Misère de l'historicisme, mais aussi et surtout La route de la servitude de Hayek. Car c'est bien l'économiste autrichien, devenu anglais en 1938, alors qu'il est déjà l'une des figures majeures de la London School of Economics, qui deviendra son maître à penser. Jusque dans ses Mémoires, elle l'évoque à de multiples reprises. Et lorsqu'un jour il lui fut demandé quelles étaient ses convictions, elle brandit La Constitution de la liberté de Hayek. Enfin et surtout, c'est l'économiste autrichien qui servira de référence lors de la création de l'Institute of Economic Affairsen 1955.

Bien qu'issu des doctrines les plus classiques du libéralisme économique, ce néo-libéralisme aurait été formulé, selon Ossipow, pour prendre le relais d'un libéralisme traditionnel alors à bout de souffle :

"La nouveauté que le néo-libéralisme présente de nos jours sur le front scientifique et culturel est son puissant arrimage à la positivité scientifique. La force du courant néo-libéral consiste dans cette transformation d'une doctrine mise à mal tant par Marx que par Keynes et toute la pensée proche de la sociale-démocratie, en un corps théorique que l'on ne peut plus disqualifier à la légère sous prétexte d'idéologie tant cette accusation risque de rejaillir sur l'accusateur. Le néo-libéralisme présenterait l'originalité de vouloir étendre l'approche micro-économique des échanges marchands hors du champ économique traditionnel : par exemple, dans la sociologie, dans la théorie de la démocratie, dans l'approche des comportements des groupes d'intérêts, et dans toute une série de domaines a priori les plus éloignés de l'économie, comme l'éducation, la criminalité, etc."

L'idée centrale, défendue notamment en France par les "Nouveau économistes" qui introduisent dans les années 1970 les travaux de l'école de Chicago, est que le modèle de l'analyse économique peut s'étendre à la totalité des comportements humains et aux décisions que doivent prendre les acteurs.

Enfin, il y aurait un effet pragmatique des théories néo-libérales, dans la mesure où elles constituent bien la source de la légitimité des politiques de déréglementation, de privatisation, de désengagement de l'État, de régression sociale qui sont celles de plusieurs gouvernements.

Trois décennies après ces analyses, au début du XXIe siècle, le néo-libéralisme semble n'avoir pas changé fondamentalement de sens.

Dans le contexte de la crise des années 1970, alors que ralentit la croissance et que montent les taux d'Inflation et de chômage, l'expression désigne la remise en question et même le démantèlement de l'État-Providence - avec l'appui d'économistes qui avaient combattu de longue date le keynésianisme, comme Friedman - tel qu'il s'était construit à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et structuré pendant les Trente Glorieuses.

La campagne contre les déficits, que l'on attribue aux imprudences de la gestion keynésienne, entraîne par la suite des coupures radicales dans les dépenses gouvernementales. On met en cause les programmes sociaux, en particulier la sécurité du revenu et l'assurance chômage, considérés comme la cause de la hausse du chômage. La recherche d'une plus grande flexibilité sur le marché du travail entraîne des offensives contre le mouvement syndical. Des programmes importants de privatisation sont mis en oeuvre partout dans le monde, en même temps qu'est favorisé la libre-circulation des capitaux à l'échelle mondial.

Sous la plume de Pierre Bourdieu, dans un texte de janvier 1998, "Le néo-libéralisme, utopie en voie de réalisation d'une exploitation sans limite", le sociologue souligne que les grandes orientations promues par les décideurs économiques, consistant en des politiques drastiques de baisse du coût de la main-d'oeuvre, de réduction des dépenses publiques et de flexibilisation du travail, obéissent à une logique "néo-libérale ".

Ce que l'on désigne comme "le monde économique contemporain" ne serait, en vérité, que la mise en pratique d'une utopie, le néo-libéralisme, ainsi convertie en un programme politique, mais une utopie qui, avec l'aide de la théorie économique dont elle se réclame, parvient à se penser comme une description scientifique du réel.

Bref, le néo-libéralisme serait un projet politique d'autant plus redoutable qu'il ne s'énonce pas comme tel, et que les choix qu'il préconise se présentent comme une description neutre des lois de l'économie, travesties en "processus inéluctables et naturels". Au nom de ce programme scientifique de connaissance converti en programme politique d'action, s'accomplit un immense travail politique (dénié, puisqu'en apparence purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la théorie : un programme de destruction méthodique des collectifs [...]

[...]


En définitive, grâce à l'appui essentiel des économistes, le néo-libéralisme serait bien devenu l'utopie planétaire des décideurs et des détenteurs de capitaux, avec pour horizon final la destruction généralisée des collectifs et l'avènement d'une pure logique du marché travestie en processus naturel, pour le plus grand bénéfice de ceux qui s'en font les promoteurs.

p. 12

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Re: Aux origines du néo-libéralisme

Message non lu par gerardh » mar. 23 avr. 2019, 21:02

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Il faudrait sans doute dépenser sans compter et laisser filer les dépenses publiques. Nos enfants et nos petits enfants paieront.



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Re: Aux origines du néo-libéralisme

Message non lu par Cinci » mer. 24 avr. 2019, 3:32

J'ai dit que le livre d'Aubier n'était pas simpliste. En fait, c'est qu'en dépit de la définition du néo-libéralisme que l'on vient de voir au-dessus avec les Pierre Bourdieu et d'autres, le livre fait réaliser qu'à l'origine du néo-libéralisme était un véritable débat d'idées et une diversité de diagnostiques et de points de vue sur la crise et ses remèdes et comment pallier à la déficience du système du libéralisme classique du laissez-faire. Ce que l'on nomme le néo-libéralisme maintenant ne serait en fait que le point de vue ou les thèses d'une certaine chapelle d'économistes et qui se trouve être comme l'idéologie de ces vainqueurs provisoires (Hayek, Friedman, etc.)

L'auteur explique notamment que si un Walter Lippmann aura pu être une sorte de figure rassembleuse d'une ribambelle d'économistes aux idées variées, tous désireux peu ou prou de réformer le système libéral, Walter Lippmann [à ma grand surprise, chose que j'ignorais] ne correspondait pas du tout lui-même à l'idée que l'on se ferait d'un néo-libéral. Un Walter Lippmann aurait plutôt été un promoteur et défenseur du keynésianisme ou de cet ordre économique ayant pu émerger dans l'immédiat après-guerre, ce programme des Trente Glorieuses quoi !

Qui est Walter Lippmann ?

Lorsque paraît aux États-Unis, en 1937, son livre An Inquiry into the Principles of the Good Society, Lippmann est déjà un auteur reconnu et influent. [...] ses convictions de jeunesse, à l'université de Harvard, l'orientent d'abord vers le socialisme. Lippmann est un brillant journaliste de grand renom. Il travail d'abord au Boston Common, d'orientation socialiste, avant de créer en 1914, avec Herbert Croly et Walter Weyl, le célèbre journal The New Republic, dont il sera le directeur. Il sera également une figure majeure du New York World et surtout, à partir de 1931, du New York Herald, où il donne de nombreux éditoriaux reproduits et commentés dans tous les États-Unis., Mais Lippmann n'est pas seulement un homme qui influence l'opinion, il est aussi un conseiller des gouvernements américains. Il est ainsi étroitement associé à la politique étrangère de Washington, à la fin de la guerre de 1914-1918, pour mettre en oeuvre ce qui deviendra les "Quatorze points" du Président Wison. Politiquement, il se détache progressivement de ses convictions socialistes initiales pour se rapprocher, pendant les premières années de l'administration Roosevelt, de positions libérales.

Le journal The New Republic, fondé par Lippmann et ses amis, et auquel participe activement John Dewey, est alors un foyer intellectuel important. Comme le souligne Alcaro, les liens entre certaines thèses défendues par The New Republic et les principes directeurs du New Deal sont alors patents. La proposition politique, défendue par Lippmann, d'accroître le rayon d'intervention de l'autorité publique, de procéder à la reconnaissance des organisations syndicales de travailleurs, d'encourager le coopératisme, etc., va à la rencontre du projet rooseveltien de réaliser un nouveau système capitaliste moyennant l'introduction d'un plan gouvernemental, à l'intérieur duquel on ferait jouer la dynamique salariale comme facteur de poussée et d'accélération de la dynamique productive.

L'intérêt de LIppmann tient à ce qu'il ne nie pas l'échec historique du libéralisme : le fait même que les idées collectivistes aient tant séduit les esprits est déjà la preuve de sa faillite. Toute la question, dès lors, est de savoir quel diagnostic et quel remède il faut proposer. Là résiderait la force de La Cité libre : "D'où vient cet échec ? Selon Lippmann, de ce que la capitalisme avait cessé d'être libéral. Le développement des monopoles a en effet, selon lui, favorisé l'éclosion de fortunes démesurées, avec des effets politiques catastrophiques, transformant des gouvernements qui se disaient démocratiques et qui sont en fait ploutocratiques. Surtout, la doctrine du laissez-faire dans sa forme la plus vulgarisée au XIXe siècle a fortement retardée toute législation protectrice du travail et des loisirs. Ainsi le développement du capitalisme a porté atteinte à la dignité de l'homme en la traitant comme une chose, au lieu de le respecter comme une personne.

C'est tout le mérite de Lippmann, selon André Maurois, que de tenir ensemble un bilan sans concessions du libéralisme historique et une réaffirmation des valeurs libérales.

Avec le livre de Lippmann, avec celui de Rougier sur Les mystiques économiques, avec celui du professeur viennois Ludwig de Mises sur Le socialisme, nous assistons en ces trois différents pays, à une renaissance intellectuelle du libéralisme.

Ce bilan négatif ne conduit pas cependant Lippmann a condamner le libéralisme comme tel. Car il se pourrait, plaide-t-il, que ce qu,est devenu le libéralisme au XIXe siècle, sous l'influence néfaste des économistes, ne corresponde pas à son esprit originel. Ainsi, l'impasse du libéralisme manchestérien ne condamne pas pour autant le legs libéral dans sa totalité. Mieux, Lippmann souligne que si le développement des idées libérales s'est trouvé arrêté à cause du dogmatisme des libéraux , tout indique qu'il avait été sur la grande route du progrès. Aussi, se tromperait-on à prétendre éclairer l'histoire et le sens du libéralisme à la seule lumière de ce qu'il est devenu au XIXe siècle, à savoir un courant dogmatique, insensible à la souffrance sociale. Il faut faire un effort pour se mettre à la place des pionniers libéraux afin de bien saisir la ferveur évangélique qu'ils mettaient à prêcher que le libre échange était un nouveau bienfait pour l'humanité entière. Il y a bien eu une révolution libérale, entendue comme un mouvement d'émancipation, qui était au départ des plus prometteur : Pour la première fois les hommes pouvaient concevoir un ordre social dans lequel l,antique aspiration morale à la liberté, à l'égalité, à la fraternité était compatible avec l'abolition de la pauvreté et l'accroissement des richesses.

Égarée par la métaphysique du laissez faire, la philosophie politique du libéralisme, de progressiste qu,elle était incontestablement à l'origine, s'est peu à peu dégradée en une vaste négation, en un non possumus général et une défense conformiste des classes dirigeantes et de leurs privilèges. Ainsi, les esprits libéraux en sont venus à négliger l'étude du réajustement social, manifestant une totale absence d'imagination et de sympathie face à la nécessité pourtant criante de réformes en matière sociale.

p. 66

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Re: Aux origines du néo-libéralisme

Message non lu par ChristianK » mer. 24 avr. 2019, 12:24

Un peu simple. Le néolibéralisme est aussi un correctif auxx ineffiicacités étatiques communistes, socialistes et protectionnistes. Dans la mesure où il entraine la croissance il contre l'extrême pauvreté (eg. Chine)

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Re: Aux origines du néo-libéralisme

Message non lu par Cinci » mer. 24 avr. 2019, 15:21

Rougier avant Lippmann

Dans un article publié en 1961, Rougier résume la façon dont il avait pensé le Colloque LIppmann. Il évoque d'abord le travail d'un groupe d'économistes qui se mirent à esquisser une doctrine désignée sous les noms divers de "libéralisme constructeur", de "néo capitalisme", de "néo libéralisme", de "libéralisme social". Un livre de Lippmann joua un rôle déclencheur :

"Le grand columnist américain Walter Lippmann publia en 1937 un maître livre The Good Society, qui fut traduit en français sous le titre La Cité libre. Cet ouvrage rejetait l'identification posée entre le libéralisme et la doctrine physiocratique, le manchestérisme ou laissez faire. Il établissait que l'économie de marché n'était pas le résultat spontané d'un ordre naturel, comme le croyaient les économistes classiques, mais qu'elle était le résultat d'un ordre légal postulant une intervention juridique de l'État.

Rougier voit une convergence forte entre ces thèses et les siennes : j'estimais que le livre de Walter Lippmann pouvait offrir un excellent texte de référence pour repenser la doctrine libérale. Ce fut l'origine d'un colloque célèbre qui réunit, à l'Institut international de la coopération intellectuel, du 26 au 30 août 1938, quelques uns des plus éminents économistes de l'Europe et du Nouveau Monde. Le Colloque aboutit, rappelle Rougier, à un "agenda du libéralisme". Cet agenda pose certes comme principe que "seul le mécanisme des prix fonctionnant sur les marchés libres permet de faire le meilleur usage des moyens de production et de conduire à la satisfaction maxima les désirs des hommes, tels que ceux-là les éprouvent réellement et non tels qu'une autorité centrale prétend les établir en leur nom". Mais l'agenda ne s'en tint pas là : il reconnaît pleinement que les positions d'équilibre qui s'établissent sur les marchés sont affectées par le cadre juridique dans lequel se déroule la vie économique. Loin d'être naturel et spontané, ce cadre est une création toujours réversible du législateur. Rougier note que cet interventionnisme juridique a été depuis rebaptisé : on parle désormais de "planisme des structures" ou de "marché institutionnel". Enfin, l'agenda reconnaissait aussi la nécessité et la légitimité d'affecter à des fins d'ordre collectif et social une partie du revenu national , grâce à des prélèvements fiscaux dans un budget en équilibre.

Dans cette aventure, Rougier a joué un rôle décisif mais occulté. Sa destinée est à cet égard étrange. Comme il le rappelle lui-même, il est bien l'un des pionniers du renouveau du libéralisme dans le monde, et même de ce que l'on a appelé le néo libéralisme. Mais qui s'en souvient, à l'exception d'une poignée de spécialistes ? Et comment expliquer une telle occultation ?

Dans un livre hommage publié en 1990, qui contient une allocution de Rougier pour son quatre-vingt-dixième anniversaire , l'économiste libéral Maurice Allais, Prix Nobel d'économie en 1988, souligne la place éminente de Rougier dans l'histoire du libéralisme européen : "Avec Jacques Rueff, Ludwig de Mises, Walter Lippmann, Wilhem Röpke et Friedrich Hayek, Louis Rougier a été l'un des fondateurs du libéralisme moderne [...]" Et de poursuivre : "Libéral de toujours, Louis Rougier a été un grand libéral, probablement "le plus libéral de nos philosophes" suivant l'expression même de Jacques Rueff. Il a toujours été pénétré de ce principe que l'essence de la démocratie ne saurait reposer sur la souveraineté absolue des majorités, mais sur la protection des minorités, de toutes les minorités, si réduites qu'elles puissent être, le fussent-elles à un seul individu, contre les décisions arbitraires des majorités.

Mais Rougier n'a pas toujours eu la réputation d'être aussi libéral que ne l'affirmait Maurice Allais, bien qu'il rappelle aussi que Rougier a souvent été traité de "collaborateur" et de "Vichyssois". L'accusation lui semble scandaleuse : comment a-t-on pu la porter sérieusement, s'indigne-t-il, contre un homme qui avait épousé en décembre 1942 Mme Lucie Herza, d'origine juive ? Cette grave accusation, en tout cas, est lié au rôle d'intermédiaire que Rougier a voulu assumer, à l'automne 1941, entre Pétain et Churchill. A quoi il faut ajouter le fait que, durant l'après-guerre, dans d'innombrables polémiques, Rougier n'a cessé de revenir sur la nature du régime de Vichy en assumant un discours de défense, prolongeant la thèse du "double-jeu" de Pétain.

S'Il n'a pas été un collaborateur, et s'il a quitté rapidement la France pour les États-Unis - en ayant aidé de Mises, menacé en raison de ses origines juives, à prendre la fuite -, grâce à un contrat comme professeur à la New York School for Social Research de New York accordé par la fondation Rockfeller, son dossier est apparu assez accablant pour qu'il subisse de lourdes sanctions. Traduit en 1948 devant deux commissions d'enquête de l'Éducation nationale, il est mis à la retraite d'office avec un demi-traitement, et ne retrouve un poste que sept ans plus tard, à l'Université de Caen.

Rougier devait entretenir ensuite des liens assez étroits avec certaines franges extrêmes ou radicales de la droite, notamment au temps de son engagement vigoureux contre l'indépendance de l'Algérie, et bien au-delà. Son oeuvre est finalement défendue et rééditée par Alain de Benoist, le théoricien de la "Nouvelle droite".

En tout cas, si sa trajectoire a pu le conduire à proximité de la "Nouvelle droite", cela ne tient peut-être pas entièrement du hasard.

Si Rougier a connu une relative notoriété dans certains cercles de droite et d'extrême droite, cela tient d'abord à ses positions violemment anti-chrétiennes. Il publie ainsi, en 1926, un livre qui inaugure, aux éditions du Siècle, une collection intitulée "Les maîtres de la pensée anti-chrétienne", dont il est le directeur. Rougier oppose au monde antique, qui le fascine par sa beauté, son exubérance et sa tolérance, le christianisme primitif, accusé de prolonger le judaïsme dans son mépris du monde et de la nature. Le réquisitoire contre le christiansime est dénué d'ambiguïtés : "Tel fut le crime décisif des chrétiens aux yeux de la société païenne : ils apparurent comme des misanthropes, des ennemis du genre humain, des contempteurs obstinés de toutes les raisons de dire oui à la vie [...] Bientôt, la saine volupté sera proscrite, la toute-puissante, l'irrésistible, la souveraine des dieux et la maîtresse des hommes." Le renversement chrétien des valeurs suscite la condamnation de Rougier.

Ces analyses de Rougier seront accueillies très favorablement par l'un des maîtres les plus importants de l'extrême-droite européenne, l'italien Julius Evola - qui devait inspirer aussi de Benoist. Ce point mérite d'être souligné quand on sait la place qu'occupe Evola dans la nébuleuse de la droite "païenne" et "anti-chrétienne".

Dans ses violentes attaques contre le christianisme, Evola se réfère souvent, jusque dans ses textes tardifs, à la pensée de Rougier, pour laquelle il exprime une franche admiration. Il cite plusieurs fois Rougier pour en conseiller la lecture. Par exemple, dans un développement où il souligne la nécessité que l'État réaffirma se domination sur l'Église [...]

Par ses positions anti-chrétiennes défendues dans Celse ou le conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif, et poursuivies ensuite, Rougier fait donc partie, incontestablement, du patrimoine idéologique de certaines franges de l'extrême droite européenne et de la Nouvelle droite française. Les idées qu'il développe déjà dans son ouvrage majeur Les paralogismes du rationalisme. Essai sur la théorie de la connaissance fournissent aussi des éléments idéologiques qui vont dans ce sens. On y trouve une critique radicale des idéaux démocratiques, même si Rougier ne se veut pas contre-révolutionnaire ou réactionnaire. Le livre se présente comme une critique du Rationalisme, mais il est en vérité beaucoup plus que cela : son propos tend à remettre en cause toute l'histoire de la démocratie moderne, avec une critique des Lumières, de la Révolution française, du socialisme, etc.

"Le paradoxe crée par le Rationalisme s'aggrave chaque jour du fait de l'accroissement des fonctions de l'État. Tant que celui-ci n'assumait qu'un rôle politique et administratif, le mal était relativement circonscrit. Mais la doctrine libérale, celle des physiocrates et de l'école de Manchester, est actuellement dépassée : pour qu'une grande nation s'organise et tienne sa place dans le concert des États, il est nécessaire que le pouvoir central intervienne en matière d'instruction, de services publics, d'économie sociale, d'économie politique, de commerce et d'industries, pour favoriser et coordonner les efforts particuliers. Excellent pour stimuler les énergies premières, le régime libéral du "laisser faire" ne tarde pas à susciter la lutte des classes et les conflits internationaux. Il se révèle gaspilleur d'énergies et fauteur de désordres; il perd sa raison d'être lorsque le marché économique, suffisamment saturé, demande surtout à être réglementé; lorsqu'aux méthodes empiriques, que seule peut perfectionner la sélection brutale opérée par la libre concurrence, se substituent les méthodes tayloriennes scientifiquement élaborées." (L. Rougier, La mystique démocratique. Ses origines, et ses illusions, Paris, Flammarion, 1929)

p. 54

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