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par Cinci » mer. 24 avr. 2019, 15:21
Rougier avant Lippmann
Dans un article publié en 1961, Rougier résume la façon dont il avait pensé le Colloque LIppmann. Il évoque d'abord le travail d'un groupe d'économistes qui se mirent à esquisser une doctrine désignée sous les noms divers de "libéralisme constructeur", de "néo capitalisme", de "néo libéralisme", de "libéralisme social". Un livre de Lippmann joua un rôle déclencheur :
"Le grand columnist américain Walter Lippmann publia en 1937 un maître livre The Good Society, qui fut traduit en français sous le titre La Cité libre. Cet ouvrage rejetait l'identification posée entre le libéralisme et la doctrine physiocratique, le manchestérisme ou laissez faire. Il établissait que l'économie de marché n'était pas le résultat spontané d'un ordre naturel, comme le croyaient les économistes classiques, mais qu'elle était le résultat d'un ordre légal postulant une intervention juridique de l'État.
Rougier voit une convergence forte entre ces thèses et les siennes : j'estimais que le livre de Walter Lippmann pouvait offrir un excellent texte de référence pour repenser la doctrine libérale. Ce fut l'origine d'un colloque célèbre qui réunit, à l'Institut international de la coopération intellectuel, du 26 au 30 août 1938, quelques uns des plus éminents économistes de l'Europe et du Nouveau Monde. Le Colloque aboutit, rappelle Rougier, à un "agenda du libéralisme". Cet agenda pose certes comme principe que "seul le mécanisme des prix fonctionnant sur les marchés libres permet de faire le meilleur usage des moyens de production et de conduire à la satisfaction maxima les désirs des hommes, tels que ceux-là les éprouvent réellement et non tels qu'une autorité centrale prétend les établir en leur nom". Mais l'agenda ne s'en tint pas là : il reconnaît pleinement que les positions d'équilibre qui s'établissent sur les marchés sont affectées par le cadre juridique dans lequel se déroule la vie économique. Loin d'être naturel et spontané, ce cadre est une création toujours réversible du législateur. Rougier note que cet interventionnisme juridique a été depuis rebaptisé : on parle désormais de "planisme des structures" ou de "marché institutionnel". Enfin, l'agenda reconnaissait aussi la nécessité et la légitimité d'affecter à des fins d'ordre collectif et social une partie du revenu national , grâce à des prélèvements fiscaux dans un budget en équilibre.
Dans cette aventure, Rougier a joué un rôle décisif mais occulté. Sa destinée est à cet égard étrange. Comme il le rappelle lui-même, il est bien l'un des pionniers du renouveau du libéralisme dans le monde, et même de ce que l'on a appelé le néo libéralisme. Mais qui s'en souvient, à l'exception d'une poignée de spécialistes ? Et comment expliquer une telle occultation ?
Dans un livre hommage publié en 1990, qui contient une allocution de Rougier pour son quatre-vingt-dixième anniversaire , l'économiste libéral Maurice Allais, Prix Nobel d'économie en 1988, souligne la place éminente de Rougier dans l'histoire du libéralisme européen : "Avec Jacques Rueff, Ludwig de Mises, Walter Lippmann, Wilhem Röpke et Friedrich Hayek, Louis Rougier a été l'un des fondateurs du libéralisme moderne [...]" Et de poursuivre : "Libéral de toujours, Louis Rougier a été un grand libéral, probablement "le plus libéral de nos philosophes" suivant l'expression même de Jacques Rueff. Il a toujours été pénétré de ce principe que l'essence de la démocratie ne saurait reposer sur la souveraineté absolue des majorités, mais sur la protection des minorités, de toutes les minorités, si réduites qu'elles puissent être, le fussent-elles à un seul individu, contre les décisions arbitraires des majorités.
Mais Rougier n'a pas toujours eu la réputation d'être aussi libéral que ne l'affirmait Maurice Allais, bien qu'il rappelle aussi que Rougier a souvent été traité de "collaborateur" et de "Vichyssois". L'accusation lui semble scandaleuse : comment a-t-on pu la porter sérieusement, s'indigne-t-il, contre un homme qui avait épousé en décembre 1942 Mme Lucie Herza, d'origine juive ? Cette grave accusation, en tout cas, est lié au rôle d'intermédiaire que Rougier a voulu assumer, à l'automne 1941, entre Pétain et Churchill. A quoi il faut ajouter le fait que, durant l'après-guerre, dans d'innombrables polémiques, Rougier n'a cessé de revenir sur la nature du régime de Vichy en assumant un discours de défense, prolongeant la thèse du "double-jeu" de Pétain.
S'Il n'a pas été un collaborateur, et s'il a quitté rapidement la France pour les États-Unis - en ayant aidé de Mises, menacé en raison de ses origines juives, à prendre la fuite -, grâce à un contrat comme professeur à la New York School for Social Research de New York accordé par la fondation Rockfeller, son dossier est apparu assez accablant pour qu'il subisse de lourdes sanctions. Traduit en 1948 devant deux commissions d'enquête de l'Éducation nationale, il est mis à la retraite d'office avec un demi-traitement, et ne retrouve un poste que sept ans plus tard, à l'Université de Caen.
Rougier devait entretenir ensuite des liens assez étroits avec certaines franges extrêmes ou radicales de la droite, notamment au temps de son engagement vigoureux contre l'indépendance de l'Algérie, et bien au-delà. Son oeuvre est finalement défendue et rééditée par Alain de Benoist, le théoricien de la "Nouvelle droite".
En tout cas, si sa trajectoire a pu le conduire à proximité de la "Nouvelle droite", cela ne tient peut-être pas entièrement du hasard.
Si Rougier a connu une relative notoriété dans certains cercles de droite et d'extrême droite, cela tient d'abord à ses positions violemment anti-chrétiennes. Il publie ainsi, en 1926, un livre qui inaugure, aux éditions du Siècle, une collection intitulée "Les maîtres de la pensée anti-chrétienne", dont il est le directeur. Rougier oppose au monde antique, qui le fascine par sa beauté, son exubérance et sa tolérance, le christianisme primitif, accusé de prolonger le judaïsme dans son mépris du monde et de la nature. Le réquisitoire contre le christiansime est dénué d'ambiguïtés : "Tel fut le crime décisif des chrétiens aux yeux de la société païenne : ils apparurent comme des misanthropes, des ennemis du genre humain, des contempteurs obstinés de toutes les raisons de dire oui à la vie [...] Bientôt, la saine volupté sera proscrite, la toute-puissante, l'irrésistible, la souveraine des dieux et la maîtresse des hommes." Le renversement chrétien des valeurs suscite la condamnation de Rougier.
Ces analyses de Rougier seront accueillies très favorablement par l'un des maîtres les plus importants de l'extrême-droite européenne, l'italien Julius Evola - qui devait inspirer aussi de Benoist. Ce point mérite d'être souligné quand on sait la place qu'occupe Evola dans la nébuleuse de la droite "païenne" et "anti-chrétienne".
Dans ses violentes attaques contre le christianisme, Evola se réfère souvent, jusque dans ses textes tardifs, à la pensée de Rougier, pour laquelle il exprime une franche admiration. Il cite plusieurs fois Rougier pour en conseiller la lecture. Par exemple, dans un développement où il souligne la nécessité que l'État réaffirma se domination sur l'Église [...]
Par ses positions anti-chrétiennes défendues dans Celse ou le conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif, et poursuivies ensuite, Rougier fait donc partie, incontestablement, du patrimoine idéologique de certaines franges de l'extrême droite européenne et de la Nouvelle droite française. Les idées qu'il développe déjà dans son ouvrage majeur Les paralogismes du rationalisme. Essai sur la théorie de la connaissance fournissent aussi des éléments idéologiques qui vont dans ce sens. On y trouve une critique radicale des idéaux démocratiques, même si Rougier ne se veut pas contre-révolutionnaire ou réactionnaire. Le livre se présente comme une critique du Rationalisme, mais il est en vérité beaucoup plus que cela : son propos tend à remettre en cause toute l'histoire de la démocratie moderne, avec une critique des Lumières, de la Révolution française, du socialisme, etc.
"Le paradoxe crée par le Rationalisme s'aggrave chaque jour du fait de l'accroissement des fonctions de l'État. Tant que celui-ci n'assumait qu'un rôle politique et administratif, le mal était relativement circonscrit. Mais la doctrine libérale, celle des physiocrates et de l'école de Manchester, est actuellement dépassée : pour qu'une grande nation s'organise et tienne sa place dans le concert des États, il est nécessaire que le pouvoir central intervienne en matière d'instruction, de services publics, d'économie sociale, d'économie politique, de commerce et d'industries, pour favoriser et coordonner les efforts particuliers. Excellent pour stimuler les énergies premières, le régime libéral du "laisser faire" ne tarde pas à susciter la lutte des classes et les conflits internationaux. Il se révèle gaspilleur d'énergies et fauteur de désordres; il perd sa raison d'être lorsque le marché économique, suffisamment saturé, demande surtout à être réglementé; lorsqu'aux méthodes empiriques, que seule peut perfectionner la sélection brutale opérée par la libre concurrence, se substituent les méthodes tayloriennes scientifiquement élaborées." (L. Rougier, La mystique démocratique. Ses origines, et ses illusions, Paris, Flammarion, 1929)
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