Une entrée en matière, pour complémenter ''possiblement'' la sauce hollandaise :
http://www.contretemps.eu/lectures/lire ... uel-didier
http://www.monde-diplomatique.fr/2013/05/BRUNO/49089
À comparer avec :
«... la concurrence, cependant, isole les individus et crée le système du «struggle for life» : les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu'ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence (
Il materialismo storico e la filosofia di Benedetto Croce, p.13)
Le régime libéral
La société civile et la société politique se distinguent d'abord par leurs fonctions respectives : fonction d'
hégémonie pour la première, fonction de
domination pour la seconde.
La fonction de domination se caractérise par l'imposition de normes et par l'emploi de la force ou par la possibilité d'utiliser des moyens de coercition. L'imposition de normes s'exprime par un système de lois auxquels l'individu doit se soumettre. Les moyens de coercition disponnibles sont l'armée, la police, la prison, etc.
La fonction hégémonique s'exerce essentiellement au niveau de la culture ou de l'idéologie. C'est la fonction par laquelle une classe obtient le consentement, l'adhésion ou l'appui des classes subalternes. C'est la fonction par laquelle une classe se pose comme avant-garde et dirigeante de la société avec le consentement des autres classes sociales. Pour devenir dirigeante, une classe doit convaincre l'ensemble des autres classes qu'elle est la plus apte à assurer le développement de la société. Elle doit diffuser sa conception de la vie, ses valeurs, etc., de telle sorte que l'ensemble des groupes sociaux y adhèrent, du moins ne les rejettent pas globalement. Elle doit convaincre : elle ne peut pas imposer à une classe sociale de penser comme elle-même. L'idéologie n'est pas le domaine de la force, mais celui du consentement. Cependant, il est vrai que si la classe dominante s'organise pour contrôler tous les moyens de diffusion et pour empêcher toute contestation, elle impose par le fait même son idéologie : nous y reviendrons. Mais l'idéologie en tant que telle est le lieu du choix.
On n'insiste pas assez sur le fait que, dans le régime libéral, les moyens de législation et de répression sont contrôlés entièrement par l'État tandis que la fonction hégémonique est assurée par les organismes «privés». Aussi, lorsque l'on affirme que la classe dominante contrôle et organise l'État avec l'assentiment des gouvernés, il ne faut jamais oublier que cet assentiment est obtenu, non par le contrôle de l'État, mais par l'intermédiaire des organismes privés de cette classe.
Le gouvernement avec le consentement des gouvernés, mais avec le consentement organisé, non générique et vague tel qu'on l'affirme dans le moment des élections : l'État a et demande le consentement, mais il «éduque» également ce consentement par des organismes privés, laissés à l'initiative privée de la classe dirigeante. (
Note sul Machiavelli, sulla politica e sullo stato moderno, p.128)
C'est ainsi que Gramsci distingue deux structures régionales au sein de la superstructure :
- On peut pour le moment établir deux grands étages dans la superstructure, celui que l'on peut appeler l'étage de la société civile, c'est à dire de l'ensemble des organismes vulgairement dits privés, et celui de la société politique ou de l'État.
Ils correspondent à la fonction d'hégémonie que le groupe dominant exerce sur toute la société, et à la fonction de domination directe ou de commandement qui s'exprime dans l'État et dans le gouvernement juridique (Gli Intellectuali e l'organizzatione della cultura, p.9)
Les intellectuels sont les commis du groupe dominant pour l'exercice des fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du gouvernement politique, c'est à dire : 1) de l'accord «spontané» donné par les grandes masses de la population à l'orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui nait historiquement du prestige qu'a le groupe dominant (et de la confiance qu'il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production; 2) de l'appareil de coercition d'État qui assure légalement la discipline des groupes qui refusent leur accord tant actif que passif : mais cet appareil est constitué pour l'ensemble de la société en prévision des moments de crise dans le commandement et dans la direction, lorsque l'accord spontané vient à faire défaut (
Oeuvres choisies, p. 436)
[...]
L'État est conçu comme l'organisme propre
d'un groupe, destiné à créer des conditions favorables à la plus grande expansion du groupe lui-même; mais ce développement et cette expansion sont conçus et présentés comme la force motrice d'une expansion «universelle», d'un développement de toutes les énergies coordonné concrètement avec les intérêts généraux des groupes subordonnés et que la vie de l'État est conçue comme une formation continuelle et un continuel dépassement d'équilibres instables (dans les limites de la loi) entre les intérêts du groupe dominant et ceux des groupes subordonnés, équilibres où les intérêts du groupe fondamental l'emportent, mais jusqu'à un certain point [...]
Ainsi pour que la classe dirigeante puisse présenter l'État comme l'organisme du peuple entier, il faut que cette représentation ne soit pas entièrement fausse; il faut que l'État prenne en charge certains des intérêts des groupes dominés.
Les lois ont pour fonction d'acquérir par la coercition ce que la classe dominante ne peut obtenir par le consentement. Ces lois imposent certains modes de comportement, certaines valeurs. Si elles correspondent aux nécéssités posées par le développement des forces productives, il peut arriver un moment où ces lois soient intériorisées par les individus et deviennent coutumes, c'est à dire que la coercition se transforme en consentement, la force en idéologie : cette transformation repose, selon Gramsci, sur les mêmes bases que la conversion en habitudes des contraintes imposées à l'enfant par les parents.»
Source : Jean Marc Piotte,
La pensée politique de Gramsci, Lux/humanité, 2010, 280 p.; les chapitres 7 et 8
Le régime libéral pourrait peut-être se comparer à une sorte de despotisme éclairé, mais un despotisme éclairé qui se piquerait de vouloir instruire les gouvernés, au point de finir par obtenir par choix l'accord du plus grand nombre. L'aspect
despotique provient du fait que ce n'est pas n'importe quel individu qui peut avoir le contrôle de l'agenda et du programme des partis politiques. Le véritable pouvoir décisionnel est dans les mains du groupe relativement restreint pouvant déterminer ce qui serait possible ou de faire ou pas. Ce ne sont pas les citoyens qui décident, non pas les électeurs. Ces derniers sont réduits à ne représenter en bloc qu'une sorte de chambre d'enregistrement de décisions dictées et dictables par d'autres (ex : la classe des ''amis'' de Warren Buffet aux É.-U.)
On comprend bien ainsi pourquoi les référendums populaires sont sans effets, si ce qui s'exprimerait là-dedans contrevient aux intérêts réels du groupe dirigeant. On comprend pourquoi le vote populaire en Suisse aura pu générer à découvert une si formidable réaction d'hostilité dans la techno-structure, un vilain ébranlement d'ordre mental. Il y avait là un geste politique qui, sur le plan symbolique, correspondait à un congédiement de l'idéologie dominante actuelle
De Karl Marx :
«...
les pensées de la classe dominante sont aussi à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumis du même coup à cette classe dominante.» (
L'idéologie allemande, p. 74)