Christophe et Boris,
En ce qui concerne le pouvoir, le Christianisme allait introduire une conception nouvelle, partiellement héritée du judaïsme, celle que l’origine et le fondement de l’autorité dépend de Dieu, est à Dieu ; c’est la formule
Omnis potestas a Deo ! Il y a donc une légitimité transcendante du pouvoir et du droit, cette légitimité étant à l’origine de la doctrine ministérielle de l’État, mais aussi des droits de tyrannicide et de résistance à l’oppression !
Il y a en apparence une certaine contradiction entre l’individualisme radical du chrétien, son devoir de solidarité et la conception ministérielle – c’est-à-dire institutionnelle en fonction d’un ordre éthico-moral fixé par Dieu au travers du Décalogue – de l’État. Néanmoins, cette contradiction peut être dépassée à la condition d’établir une distinction formelle entre le religieux et le politique, ainsi que par la formation d’une communauté bien organisée, rassemblant tous les disciples du Christ en une Église, nouvelle cité, pleine d’un amour fraternel (caritas) ; c’est cette idée d’une communauté de Christ avec l’Église au sein de l’empire qui allait faire des Chrétiens des ennemis à détruire de l’empire, justifier les persécutions, mais aussi, à terme, bouleverser les conceptions jusqu’alors totalisantes de l’État.
Faisons ici quelques rappels sur la vision thomiste de la loi et du pouvoir, car elle induit le concept de tyrannicide évoqué peu ou prou actuellement, tout comme elle a eu des influences sur son approche de la guerre. Assurant un lien entre la Foi et la raison, saint Thomas d’Aquin distingue ainsi trois sortes de lois ou de droits, qui tous dépendent de la loi éternelle, de " la raison suprême existant en Dieu " :
- la loi divine, qui est révélée aux hommes par la Bible, c’est-à-dire par la succession de l’Ancien et du Nouveau Testaments ;
- la loi naturelle, qui est la loi inscrite en chaque être, et de ce fait indépassable par la loi humaine ;
- la loi humaine, qui, fruit de la pensée de l’homme et de sa pensée, est variable dans le temps et dans l’espace, loi se décomposant entre droit des gens et droit positif.
La loi naturelle se décompose elle-même en trois éléments :
- l’instinct de conservation, qui est propre à tous les êtres animés ;
- l’instinct de reproduction, qui est propre à l’homme et aux animaux ;
- la subordination des passions à la raison, qui est spécifique à la nature humaine.
Cette subordination se traduit dans l’ordre politique par celle des intérêts particuliers au bien commun . Ce bien commun, qui est un bien moral, consiste en ce à quoi doit tendre chaque groupe social humain à chaque instant de son histoire, et ce afin d’atteindre la fin rationnelle que lui assigne sa nature ; en ce sens, le bien commun procède directement de la loi naturelle dont il est l’une des composantes.
De tout cela, saint Thomas d’Aquin aboutit à une perception du pouvoir induisant que chaque gouvernement doit correspondre à la morale par la subordination des intérêts particuliers au profit du bien commun. Par là même, seule la poursuite du bien commun donne naissance à une souveraineté légitime, cette souveraineté n’étant de plus pas absolue mais toujours limitée. Il y a donc là une certaine contradiction apparente avec le " Tout pouvoir vient de Dieu " de saint Paul, mais saint Thomas d’Aquin va chercher à justifier de manière rationnelle cette formule qui pourrait contredire le principe de poursuite du bien commun. Mais cette contradiction n’est qu’apparente, le raisonnement de saint Thomas d’Aquin s’effectuant en deux étapes logiques :
- la société est une exigence de la nature de l’homme. Or, pour vivre en société, il faut nécessairement qu’il y ait une autorité supérieure poursuivant le bien commun. De ce fait, l’autorité serait une exigence de la nature ;
- pour le chrétien, toutes les exigences de la nature viennent de Dieu. Or, l’autorité est une exigence de la nature politique de l’homme. De ce fait, toute autorité procède de Dieu, ce que saint Thomas d’Aquin synthétise par la formule :
" Tout pouvoir vient de Dieu par le peuple. "
Reste cependant une contradiction avec la formule paulienne liée à l’acceptation supposée par cette formule de la tyrannie, qui serait dès lors justifiée de par son existence même, et surtout posée comme voulue par Dieu. Mais saint Thomas d’Aquin va apporter une solution en
posant pour principe que la tyrannie n’est pas conforme au plan de Dieu en ce sens qu’en confisquant le pouvoir elle se détourne du bien commun, et ne peut donc pas être voulue par Dieu ; elle serait donc illégitime par nature même. Dès lors, le tyrannicide serait possible comme remède à ce détournement du pouvoir vers un profit indépendant aux dépens du bien commun. Mais
saint Thomas limite bien plus le tyrannicide qu’on le croit souvent en posant qu’il est a priori non conforme avec la doctrine des Apôtres, et plus encore avec le message d’Amour du Christ, et ce car il ne serait qu’une initiative privée ; la solution est donc que
le tyrannicide se doit d’être une initiative publique s’attaquant à la cruauté du tyran en ce que ce dernier contredit la loi divine et la loi naturelle. La solution est donc qu’il doit y avoir d’un côté le peuple qui a le droit de faire rupture de son lien d’allégeance au souverain, mais d’un autre côté l’Église qui doit, en tant qu’autorité supérieure au pouvoir temporel, intervenir pour autoriser ce tyrannicide. La vision thomiste est ici, plus que théocratique, théocentrée, ou plutôt ecclésiocentrée…
Maintenant, comme il y a trop souvent confusion entre les termes de tyran, d’autocrate, de despote, de dictateur, de roi (!!!, alors même que tous les rois n’ont pas été des tyrans ou des autocrates, loin de là), etc…, quelques rappels sur le concept de monocratie et ses déclinaisons…
Le concept et ses composantes - Le terme de monocratie est d’usage assez récent en France, alors qu’il est plus ancien au Royaume-Uni puisque l’on y parle dès le XVIIIème siècle de
monocraty dans le sens de gouvernement par une seule personne. Par ailleurs, Jefferson devait traiter en 1790 les membres du Parti fédéraliste des Etats-Unis de monocrates. Le terme de monocratie est donc d’usage assez ancien chez les anglo-saxons.
Monocratie est en fait un mot d’origine grecque assez tardive, utilisé notamment par Platon et par Aristote. Il avait alors un sens pouvant se confondre avec celui de monarchie, tel le concept romain de
monocrator. Cependant, au cours des siècles, la monarchie est devenue le régime politique dans lequel le chef de l’État est héréditaire.
Pour les politologues modernes, la monocratie est une forme de gouvernement. Elle est le gouvernement d’un groupe social souverain par un seul homme quel que soit le nom donné à celui qui exerce le pouvoir : chef, roi, empereur, monarque, président… Le
Dictionnaire de la Fondation des Sciences Politiques en donne ainsi la définition suivante :
La monocratie est le régime politique dans lequel le gouvernement est exercé par un seul homme quel que soit le titre porté par cet homme.
La monocratie dans l’histoire - Jusqu’au XIXème siècle, la monocratie était le régime le plus répandu, étant de règle à cette époque. Le système monocratique ne semble par ailleurs pas lié à un stade déterminé de l’évolution des groupes socio-politiques, bien que pour Burdeau ce soit la forme pré-étatique du pouvoir. En fait, des sociétés archaïques aux sociétés développées, il n’y a pas de critère d’évolution apparent. De même, la monocratie n’est pas liée à une dimension donnée d’un groupe social ; ce peut être le gouvernement d’un clan comme celui d’un grand empire. Enfin, la monocratie peut considérée comme étant la forme la plus ancienne de régime politique ou comme une forme de transition entre deux autres formes de régime politique.
C’est au VIIème siècle avant notre ère que la tyrannie devait apparaître dans la Grèce antique. Il s’y est agit d’un système transitoire et aconstitutionnel qui devait engendrer le régime des Cités, ces Cités devant elles mêmes engendrer des régimes monocratiques. Ainsi, pour Athènes, il y a eu successivement la démocratie, le régime des rois de Macédoine et les monarchies hellénistiques (Antigonides, Séleucides, Ptoléméïdes ou Lagides).
À Rome, ou plus largement en Italie, le régime monocratique est apparu avec les rois étrusques, alors que la Cité moderne devait voir le jour en – 509 avec le renversement des Tarquin. Il y eut alors établissement d’une république aristocratique. Néanmoins, Jules César devait fonder une nouvelle monocratie, alors qu’Octave s’empara du pouvoir pour instituer le Principat qui tint jusqu’en 284 de notre ère. Enfin, il y eut établissement de la tétrarchie - scission en deux Empires avec deux augustes et deux césars -, puis l’Empire absolu.
En Europe, au Moyen-âge classique, le pouvoir en Europe était presque toujours monocratique ; ainsi, au haut Moyen-âge, les dynasties franques devaient fonder un régime arbitraire. On eut ensuite une lutte entre l’Empire romain germanique et les Papes, les deux réclamant l’
Imperium mundi.
En France, la monarchie capétienne fut féodale à ses débuts. Elle était donc limitée par la féodalité, par les principes chrétiens et par le rôle de la bourgeoisie naissante. Néanmoins, une monocratie devait s’instaurer à partir de 1314 lorsque le Parlement de Paris déclara : "
Le roi est souverain et non plus suzerain. "
Avant l’époque moderne, il semble donc que le régime traditionnel de gouvernement fut la monocratie, exception faite de quelques républiques, notamment en Italie, comme la République de Venise.
À l’époque moderne, le pouvoir est tout autant monocratique, sinon plus encore avec l’émergence des concepts d’État et de nation. Ainsi, les monocraties se débarrassèrent-elles des pouvoirs para-royaux, notamment par la perte de leur indépendance par les villes ou encore l’assimilation de la féodalité à une forme particulière de propriété. Il y eut donc destruction de tous les droits faisant obstacle au pouvoir du monocrate, pouvoir par nature centralisé, et le pouvoir des monocrates devait aller en se renforçant. Néanmoins, les monocrates ne restèrent pas à l’abri d’attaques, comme par exemple celles des monarcomaques en France. De même, au Royaume-Uni, les révolutions anglaises de 1640, 1648 et 1688 devaient démontrer que les assemblées d’États, c’est-à-dire les Parlements, pouvaient remporter la victoire dans la lutte contre la monarchie absolue de type monocratique ; à partir de 1688, le régime monocratique y été abattu, même si l’on n’étant pas encore en démocratie mais seulement en pluricratie. Au XVIIIème, les révolutions américaine puis française éclatèrent au nom d’une idéologie de séparation des pouvoirs, et ce n’est qu’à partir de ce moment de l’histoire qu’il y a émergence d’une nouvelle forme de régime : la démocratie.
Au XIXème siècle, la monocratie tendait à se raréfier, ne disparaissant cependant pas. Ainsi, le bonapartisme fut un régime monocratique, ce gouvernement d’un seul s’appuyant cependant sur le suffrage universel et sur le plébiscite. Au XXème siècle, le fait des dictatures devait rétablir partiellement et localement le régime des monocraties : Hitler, Staline, Mussolini… Aujourd’hui, la monocratie apparaît comme un aspect du totalitarisme : Saddam Hussein, " Petit " Kim, …
Définition et éléments de la monocratie - Si Marcel Prélot oppose la monocratie - gouvernement d’un seul - à la démocratie - gouvernement du peuple -, il est cependant préférable d’opposer monocratie et pluricratie - gouvernement de plusieurs : démocratie, oligarchie, etc… -, et ce dès lors que le pouvoir n’est plus entre les mains d’un seul homme. La notion de monocratie peut ainsi être recentrée autour de trois éléments :
- le fait que le pouvoir appartient à un organe unique sans division du dit pouvoir. Donc, dès que dans un régime le pouvoir de décision politique est partagé de manière réelle entre plusieurs organes, on peut dire que ce régime n’est pas une monocratie mais un régime de séparation des pouvoirs ;
- l’organe unique de pouvoir est constitué par une seule personne ; il est monocéphale. Donc, quel que soit le titre ou le monde d’arrivée au pouvoir, il y a un chef et un seul. Sont donc à écarter du concept de monocratie les sociétés archaïques acéphaliques, les oligarchies, les démocraties, les tétrarchies, … bref tous les régimes à pouvoir divisé. Il est à noter que Burdeau n’a pas retenu cette condition ;
- il y a un gouvernant unique prenant seul les décisions politiques. Les pouvoirs du chef sont donc très étendus dans une monocratie, puisqu’il est le seul détenteur du pouvoir de commandement et de décision, avec de plus disposition du pouvoir de contrainte.
Ces diverses propositions n’impliquent cependant pas que le monocrate ait un pouvoir illimité et totalitaire. En effet, le chef peut ne pas disposer d’un pouvoir illimité - existence de limites religieuses, contrôle des décisions, … - tout en étant un monocrate. Et c’est à ce niveau qu’il faut introduire la distinction que fait Aristote entre la monarchie et la tyrannie.
Ainsi, selon Aristote, la monarchie est le gouvernement où un seul homme est maître est souverain de toutes choses ; mais elle se divise entre royauté et tyrannie. La royauté ou
basileia est soumise à un certain ordre, la
nomos, et fonctionne dans l’intérêt général, alors que
la tyrannie n’a pas d’autre limite que l’intérêt personnel du tyran, d’où d’ailleurs le sens péjoratif recouvert par le mot tyran. Le tyran est donc celui qui conquiert le pouvoir par la force, celui qui oppresse et qui est cruel, celui qui ne voit que son intérêt propre, alors que le roi est le " bon " monarque qui respecte les lois divines et humaines. On peut conserver certains des éléments de cette distinction pour définir la monocratie, en ce sens qu’elle est ainsi la forme de régime dans laquelle le pouvoir n’est pas limité.
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