Vous dites, Charles:Je vous rappelle que la famille est incluse dans le Décalogue. Elle est une de ces communautés politiques intermédiaires qui ouvrent à la personne l'accès à la communauté globale : elle est un lieu de socialisation. Car il y a des communautés qui ouvrent et d'autres qui enferment. Celles qui ouvrent sont naturelles et politiques : la famille, l'entreprise, la ville, le pays. Celles qui enferment : les sectes et autre groupuscules anti-sociaux. Les communautés intermédiaires comme la famille s'emboitent naturellement avec les autres lieux de socialisation. C'est pourquoi on peut parler de tissu social. Les liens sociaux s'ajoutent les uns aux autres sans peine mais l'individualisme libéral, lui, ne permet aucun tissage. En ajoutant des individus on obtient un paquet d'individus, en ajoutant des liens sociaux on obtient une société. Et le premier de tous ces liens sociaux est familial, il est celui de l'enfant à sa mère.
L’Ancien Testament est, en effet, conçoit, en effet, l’unité sociale comme une extension de l’unité familiale. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’unité sociale y est cherchée dans une perspective nationaliste, qui prenait la rivalité entre nations comme une donnée inamovible. L’idéal n’était pas la cohabitation pacifique de nations égales en droits, comme aujourd’hui dans le discours de l’ONU ; c’était la suprématie d’Israël. Il s’agissait d’une Pax Hebraica, en quelque sorte. Dans l’harmonie politique universelle, Israël serait une corporation de seigneurs, qui vivraient du travail de ses nations vassales. D’une manière générale, l’AT voyait le bonheur de l’individu dans sa prépondérance sociale. D’où l’énorme relief que prend partout dans l’AT la notion de souveraineté.
Or c’est justement sur ce point que le NT innove de la manière la plus stupéfiante. En projetant le triomphe de l’homme dans l’au-delà d’un Royaume qui n’est pas de ce monde, l’impératif prioritaire n’est plus de ne pas être écrasé. Du coup, ce n’est pas seulement la passion nationaliste qui s’effondre (Cf. le « Nouvel Israël », c’est-à-dire l’Eglise, qui perd peu à peu son identité juive) mais aussi la passion de la famille. Jésus affirme clairement son indifférence aux liens du sang (« Qui sont mes frères, etc. ? ») et exige à ses disciples de renoncer à leurs attachements familiaux. Il y a beaucoup de textes dans ce sens, mais je n’en citerai qu’un des plus forts : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Luc 14:26) Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jésus ne confondait pas le lien familial avec le lien religieux. La famille n’est pas pour lui une Eglise. C’est au contraire l’Eglise qui est, dans son esprit, la famille des enfants de Dieu.
Penser que le lien familial soit une protection contre l’isolement social me paraît peu réaliste. Il y a sans doute des familles où l’on s’entraide. Il y a surtout des familles où l’on se déchire. La famille patriarcale, qui est la référence implicite d’une défense de la famille basée sur des valeurs bibliques, est une société qui tient sur la crainte de la colère paternelle. C’est parce que le père a entre ses mains la vie de tout son clan qu’il est obéi. Et c’est parce qu’il interdit l’antagonisme entre ses sujets que ceux-ci se respectent. L’enfant est certainement lié à ses parents par un lien très puissant ; mais c’est le lien de son désir de vivre, qui ne peut être satisfait que dans la dépendance de ceux qui ont le monopole de ses moyens de subsistance. Une fois en âge de se débrouiller seul, il rompt ce cordon ombilical. C’est bien pour cela que le respect des parents fait l’objet d’un commandement : parce qu’il n’a pas de permanence naturelle. Mais que ce lien soit spontanément accepté, dans une situation où il est indispensable, ou assumé par crainte d’un châtiment divin, il reste voulu pour la même motivation individualiste : vivre longtemps sur la terre. Vous noterez que cette promesse accompagne le commandement. Et que sa valeur de motivation est par conséquent annulée dans une quête spirituelle qui n’a plus besoin d’allonger le temps de la vie, parce qu’elle pointe à une vie qui est en dehors du temps.
L’unité familiale, vue comme un modèle de société, ne peut pas intéresser un amour qui vise à un respect désintéressé entre ses partenaires. La famille est le lieu de l’exploitation mutuelle : c’est un commerce de bons services, qui est stabilisé par un instinct grégaire teinté de racisme. Je prends le mot racisme dans son sens de solidarité raciale. La race, c’est d’abord la lignée à laquelle on appartient. Or il n’y a aucune raison naturelle pour que plusieurs solidarités enfermées dans une communauté de sang pactisent spontanément et construisent ainsi une solidarité entre familles. L’unité des tribus d’Israël était construite sur un pouvoir central, qui tentait de représenter pour elles une paternité commune. Mais l’histoire biblique met en évidence l’utopie de cette unité. De même que les familles bibliques étaient des familles désunies, où les frères se faisaient la guerre (et cela, depuis Abel et Caïn), de même l’union entre tribus est restée une espérance et n’a jamais été une réalité. L’histoire d’Israël est une histoire de guerres civiles, et la marginalisation sociale n’y a jamais manqué.
Il faudrait donc examiner si le culte de la famille a réellement un fond chrétien, ne serait-ce que par le biais d’un souci patriotique. Pour moi, le concept même de patrie, appliqué à une réalité politique forcément xénophobe, puisque réservée aux seuls copropriétaires d’un territoire, ne peut pas correspondre à l’universalisme chrétien. Dans l’union de différentes nations, je ne vois qu’un syndicat de puissances, pour faire face à une coalition adverse. Rien qui ressemble à une relation de paix.
Le christianisme primitif a prôné le respect des autorités, mais pour des croyants qui n’attendaient rien des autorités. C’était un respect unilatéral, car les puissances politiques, juives et païennes, se sentaient agressées par une religion qui combattait la servilité. Le pouvoir ne veut pas simplement être laissé en paix ; il veut aussi être adulé. Comme il ne fonctionne que par la crainte, il a tout à craindre d’un amour qui bannit la crainte. Qu’y a-t-il de plus menaçant qu’un être libre, qui pourrait se révolter avec la même facilité qu’il se soumet ?
La vocation du Chrétien n’est pas de dominer. Il n’a rien à dominer. Tout ce qui l’entoure est dominé par Dieu et Dieu domine tout pour que tout soit favorable à ceux qui l’aiment. C’est pourquoi le véritable bien d’un homme isolé n’est pas d’avoir un parent qui s’intéresse à lui : son parent protecteur, il l’a, le Dieu Père, et il n’a besoin que de lui faire confiance.