Journal de Julien Green

[etienne lorant]

Zélie,

Votre témoignage m'a beaucoup touché par son intensité et par ce que vous en déduisez sur l'humilité du Christ. J'avais lu ailleurs que dans la Trinité, il y a comme un mouvement perpétuel des trois Personnes l'une à l'autre dans le "don intégral d'elles-mêmes"... Jean Lafrance dans les retraites qu'il prêchait invitait les retraitants à "entrer dans la danse trinitaire". Lorsqu'on cesse de lire certains textes et qu'on ferme les yeux, parfois il se produit une émotion qui est de nature toute spirituelle. Que le Seigneur Dieu veuille bien entendre ma prière de ce soir de novembre et vous accorder cette merveilleuse grâce !

Etienne

[zélie]

Que le Seigneur Dieu veuille bien entendre ma prière de ce soir de novembre et vous accorder cette merveilleuse grâce !

Etienne

C'est adorable, mais je crois qu'on est en .... décembre!

[DavidB]

Que le Seigneur Dieu veuille bien entendre ma prière de ce soir de novembre et vous accorder cette merveilleuse grâce !

Etienne

C'est adorable, mais je crois qu'on est en .... décembre!

Il prenait de l'avance pour l'an prochain... Dieu est intemporel après tout...

[zélie]

[etienne lorant]

D'une certaine manière, nous nous regardons trop nous-mêmes, et nous péchons par ce regard qui, même en désirant le bien, manque de confiance en Dieu. Je me fais cette réflexion car, éparses dans toute le Journal de Julien Green, j'ai trouvé, ici et là, des annotations qui trahissent le même souci, la même plainte, la même angoisse: il n'existe pas de cas connus de romanciers qui aient été proclamés saints. Mais à partir de ce constat, Julien Green tire des conclusions souvent négatives - et finalement, faut-il simplement écrire ? Voici la dernière que j'ai trouvée de la même veine dans "L'Oeil de l'ouragan" (1943-1945):

"24 octobre. Retrouvé dans des notes prises en 1943 ceci qui paraîtrait étrange à plusieurs, mais où j'entends encore l'écho d'un grand cri d'angoisse: "Un homme en état de grâce peut-il écrire un roman ? Un homme qui écrit un roman peut-il rester longtemps en état de grâce ? Y a-t-il un roman sans péché ? Peut-on plonger dans le monde du péché, comme le fait le romancier, et n'en pas recevoir quelque atteinte ?"

Pour moi, ce que Julien Green rapporte ici, ce n'est pas une angoisse, mais c'est une tentation. Au delà de l'existence et du temps, je lui réponds avec chaleur qu'un roman m'a constamment accompagné entre l'année où j'ai rompu avec la pratique religieuse (en 1974) et celle où j'ai commencé d'y revenir (+/- 1983): c'est le "Journal d'un curé de campagne", de Bernanos, que j'ai lu chaque année, soit neuf fois en neuf années. L'histoire de ce petit curé tout chétif et malade faisait un contre-poids incroyable avec le mouvement du monde dans lequel je m'étais plongé. Le curé d'Ambricourt ne cessait de se poser des questions sur la qualité de sa prière, tandis que je passais tout mon temps à chercher la réussite que la société semblait exiger... comme en rançon... du simple fait que j'existais. Nos préoccupations divergeaient tellement, qu'à un moment, c'est moi qui ai changé de point de vue. Je ne dis pas que je me suis converti à cause de l'œuvre de Bernanos, mais ce roman, comme d'autres lectures, m'ont infailliblement retenu de basculer dans l'athéisme, la dérision ou la désespérance. Et voici que depuis le mois d'avril de cette année, ce sont l'honnêteté et la très grande rigueur que s'est appliqué Julien Green a écrire son journal qui m'a servi de modèle dans "l'œuvrette" que j'ai entreprise en me racontant ma foi chaque jour.

Je ne me pose pas du tout ces questions qui l'obsèdent: j'ai besoin d'écrire, alors j'écris. Or, écrire n'est pas un passe-temps comme n'importe quel jeu électronique, mais c'est un effort qui exige une discipline, et seul comme je me suis retrouvé, comment vivre sans discipline ?

Je lui adresse donc un merci très chaleureux qu'il lira peut-être depuis là-haut... J'en profite pour passer une annonce (si je peux !). Il me manque encore: "Les Années faciles (1926-1934), "Devant la porte sombre" (1940-1943), "Le Revenant" (1946-1950), "Vers l'invisible" (1958-1966)... et les sept derniers, jusqu'en 1996 ! J'espère tout de même qu'un éditeur se décidera bientôt pour une nouvelle publication en format de poche !

[Fée Violine]

si par hasard vous cherchez sa correspondance avec Maritain, je viens de la trouver d'occasion. Je peux vous l'envoyer (quand je l'aurai fini).
Le titre est "Une grande amitié, correspondance 1926-1972".

[etienne lorant]

Il y a décidément des bonnes fées sur sur ce forum ! Je vous ai déjà répondu !

[Fée Violine]

Étant depuis deux jours bloquée sous la neige (je n'avais jamais vu autant de neige !), j'ai eu tout loisir de terminer ce superbe livre.
Avant de vous l'envoyer (quand le courrier recommencera à circuler), j'ai noté quelques passages, que voici :

de Julien Green, 30/04/1942:
"De plus en plus je suis convaincu que tous nos principes de traduction sont à revoir en ce qui concerne la Bible. Nous avons fait de l'Écriture un livre dont le ton est uniformément solennel. Une teinture d'ennui est répandue sur les plus belles pages du monde. N'en accusons que la timidité des traducteurs qui font parler comme des ministres de l'Église protestante les rois, les saints, les grands visionnaires et les chefs de bandes de l'Ancien Testament !"

Les autres citations sont toutes de Maritain:

- le 1/09/1951:
"Luther a renoncé à la sainteté parce qu'il croyait que toutes les passions qui le bouleversaient étaient des péchés, alors que le péché n'est que dans le consentement du libre arbitre. Je me demande si cette tentation de Luther n'est pas celle de tout grand poète quand il est sur le point de désespérer".

- le 22/05/1955:
"Ce que le monde ne peut tolérer dans le chrétien, ce qui nous sépare du monde, c'est la Foi. (Avec l'Espérance et la Charité c'est une autre affaire, le monde les haïrait aussi s'il les connaissait, mais l'Espérance échappe à son regard et il se méprend sur la Charité, il l'admire parce qu'il la prend pour de la générosité naturelle...)"

- le 13/02/1964:
"Il y a un nouveau modernisme tout fier et guilleret qui me paraît plus grave que celui du temps de Pie X (...)
Voilà des années que je crie qu'il faut demander à saint Thomas d'ouvrir les portes, et non de les fermer. mais les théologiens continuent de les fermer (à moins qu'ils ne soient modernistes, quoique à vrai dire il n'y ait même plus de théologiens modernistes, mais des historiens, exégètes et autres spécialistes enragés qui ne veulent plus de théologie), et la mentalité générale dont je parle ne veut plus de saint Thomas (qui seul pourrait tout sauver, si on le comprenait comme il faut)..."

- le 11/07/ 1966:
"Ne croyez-vous pas que la forme littéraire est un précieux indice de l'état intérieur des âmes? Il me suffit d'une phrase de Surin pour être sûr de sa sainteté. (J'avoue que c'est le contraire avec Teilhard). (Je veux dire qu'une seule phrase de lui suffit à montrer qu'il était un dangereux et ambitieux rêveur)."

[Fée Violine]

- le 14/12/1970:
"Grâces vous soient rendues d'aimer cette "personne" de l'Église dont les théologiens parlent en général si mal et si peu. Je suis profondément d'accord avec vous sur tout ce que vous m'écrivez de l'allègre et complet oubli de la vérité qui règne aujourd'hui; c'est lui qui fait disparaître tout désir de conversion des protestants et des incroyants, et qui fait regarder toutes les religions comme équivalentes. Trop de dureté jadis pour les non-catholiques, - du moins la foi était là, avec un amour de la vérité mal éclairé. À présent, en se portant à l'extrême opposé, et en perdant ensemble la foi et l'amour de la vérité, c'est la bêtise qu'on adore."

-le 27/10/1968:
"Nous ne passerons pas notre paradis à contempler un Dieu qui souffre, parce que l'idée et le mot de souffrance ne peuvent pas s'appliquer en propre à Dieu, et correspondent en lui à un mystère de sa béatitude pour lequel nous n'avons pas de nom. Mais nous verrons éternellement ce que le Christ a souffert pour nous, cette beata passio dont parle la liturgie au canon de la messe (ils ont traduit en inversant les mots, "passion bienheureuse", ce qui n'a pas le même sens)".

*****

Je m'aperçois que j'ai noté surtout des passages qui font des critiques. En fait, la plus grande partie de cette correspondance est constituée de réflexions élogieuses de chacun des auteurs envers l'oeuvre de l'autre, pas pour se faire des compliments, mais parce qu'entre deux âmes de ce niveau supérieur d'intelligence et de charité, il ne reste plus que du beau et du profond. Le tout baigne dans une atmosphère de chaleureuse amitié. C'est admirable !

[etienne lorant]

Bonjour fée Violine,

C'est bien pour la grande honnêteté de ces pages que je me suis attaché à ces lectures. Il est vrai qu'au début, je n'y avais pas vu grand chose, mais à la longue, je vérifiais certains éléments, et je trouvais toujours : c'est exact. Les opinions sont les opinions, mais tout est sur le mode "sincère": voici ce que je vis, voici ce que je pense, je suis sincère et je reconnais que je peux avoir tort. Cette humilité dans l'écriture permet à d'autres, qui sont tout aussi sincères et qui cherchent la vérité, de franchir des étapes qu'ils auraient eu difficile à moins de rencontrer d'humbles guides... que dire d'autre ? Maintenant, j'ai l'eau à la bouche !

Etienne

[Fée Violine]

L'humilité et l'intelligence vont de pair. C'est fascinant !
Je suis tombée sur ce livre un peu par hasard. A l'automne, il y a eu dans ma ville un "troc livres", chacun apporte des livres (n'importe lesquels, même vieux, abîmés) et peut en emporter le même nombre, tout ça gratuitement. J'ai ainsi donné 68 livres qui ne m'intéressaient plus, et emporté 68 livres intéressants, que je n'ai pas encore tous lus.
Et à force de vous voir commenter Julien Green, quand j'ai vu cette correspondance, je n'ai pas hésité, d'autant plus que je m'intéresse à Maritain, en tant que thomiste et ancienne habitante de Meudon.
J'ai commencé à le lire mais au début ça ne me passionnait pas. Puis j'ai eu l'occasion de vous en parler sur ce fil, et du coup je me suis mise à le lire vraiment, et plus j'avançais dans la lecture, plus je l'appréciais, si bien que maintenant j'ai presque un regret de vous l'envoyer!

[etienne lorant]

Le livre en votre possession est, à ma connaissance, une très belle pièce (et c'est tout de même un professionnel du livre d'occasion qui vous le dit). Bon évidemment, un livre qui rapporte des échanges entre convertis, c'est moins coté qu'un "Petit Albert" (hélas). Mais la valeur que vous avez découverte est encore plus précieuse à mes yeux et je vous dis: gardez-le, gardez-le au moins aussi longtemps que vous n'en aurez pas épuisé "la substantifique moelle" : je ne suis pas moi-même à un livre près !

Merci pour votre intérêt - c'est un encouragement précieux !

[Fée Violine]

Trop tard ! Il est parti !

[etienne lorant]

Décidément, le "Miroir Intérieur" de Julien Green (pour les années 1950-1954) témoigne de difficultés importantes dans lesquelles l'auteur se débat. Ce n'est pas la première fois que je retrouve dans la même édition, ces problèmes qu'il évoque comme de vrais cas de conscience. C'est vrai que ses œuvres sont assez sombres, mais celles de Bernanos le sont aussi - or Bernanos ne se posait guère le questionnement que je retrouve encore ici, le 2 janvier 1951:

"Longue lecture de la Bible pour essayer de remettre tout en place. En retrouvant dans mon journal le récit de ce qui s'est passé en 1948 (il me manque justement ce tome-là, intitulé "Le Revenant"), j'ai éprouvé un sentiment d'horreur. Il est vrai que "Moïra" est sortie de là et que si j'avais persévéré dans la voie que je m'étais tracée, l'artiste eût sans doute péri.(Que veut-il dire par périr: qu'il eût été contraint d'abandonner l'écriture ou qu'il aurait sombré dans le désespoir ?) Se peut-il que l'artiste ne puisse vivre que dans le péché mais d'où viennent ces pensées-là ! Que la vie chrétienne le tue ? Quel sophisme avons-nous là ? (Je voudrais bien savoir moi aussi ! Recopié des pages dans mon journal en supprimant tous les passages pieux qui m'indignent (Qui indignent qui : le chrétien ou l'artiste ?) Se peut-il que ce soit moi qui ai écrit ces choses ? Mais oui, et j'étais très content d'être ainsi. Pourtant je souffrais beaucoup. je ne sais comment sortir de ces difficultés."

S'il m'est décidément difficile de comprendre ces scrupules, c'est peut-être dû à ma complète méconnaissance des milieux littéraires. Ou est-ce que les romanciers s'identifient tant à leurs personnages que cela les entraîne dans des dérives coupables ? En tout cas, si l'un de vous a une idée, merci de me la faire connaître !

[etienne lorant]

Je viens de lire un "post" de Julien Green, en 1951, dans lequel il sent la mort proche de lui. Quand on sait qu'il est décédé en 1998... Mais c'est cela justement: nul d'entre nous ne sait rien dire à ce sujet, mais cette totale incertitude, voilà qui maintient notre âme en éveil, qui ne nous laisse pas tranquilles, et il est bon que nous ne dormions pas trop en ce monde (déjà que les média nous maintiennent en état de rêve - ou de cauchemar, çà dépend des jours, qui correspondent si peu à ce que nous vivons !) Je lisais donc ces lignes inquiètes et je me suis imaginé lui répondant, à la manière d'un des personnages de Pagnol: "Té, couillon, tu vivras 98 ans, tu as encore 47 ans devant toi, et tu dis que le plus clair de ta vie est derrière toi ?" Et moi, lorsque j'avais 14 ans, j'ai le souvenir très net d'avoir dit chez moi: en l'an 2000, j'aurai 44 ans, comme je serais vieux !

La date du 21 juillet 1969 est restée la plus importante car, pour la première fois, j'ai pu passer la nuit à regarder la télévision - avec la permission des parents qui sont demeurés eux aussi "scotchés" devant le petit écran. A cette époque, avoir une télévision et manquer l'alunissage du Module Lunaire, ainsi que les premiers pas de l'homme sur un autre planète... c'eût été tout simplement inimaginable. De ce grand moment de l'histoire de l'humanité ont découlé toutes sortes de nouvelles technologies en usage courant aujourd'hui (ne serait-ce que les ordinateurs), mais aussi de grandes déceptions...

La même année, je me suis abonné à la revue Science et Vie, et j'ai rêvé avec les rédacteurs de cette revue, un monde fantastique dans lequel nous devrions vivre tous depuis longtemps. Parmi les grands projets que je découvrais et que je collectionnais dans un album, il y avait, notamment:

- le Sahara redevenu forêts et champs de céréales: les recherches montraient qu'il suffisait de creuser des puits suffisamment profonds pour trouver l'eau en abondance; en outre, des pans entiers d'icebergs pouvaient facilement être acheminés depuis l'océan jusqu'en Méditerranée car leur masse était telle que rien ne les eût fait fondre sans laisser des centaines de milliers de litres d'eau - et la réserve paraissait inépuisable, évidemment;

- la pollution des mers par les hydrocarbures serait évitée, puisqu'on allait construire d'immenses cargos sous-marins capables de transporter en sécurité trois fois plus de pétrole que les "super-tankers": équipés des sonars les plus perfectionnés, ils auraient transporté le pétrole en eaux profondes et toujours sans aucun risque de chavirer;

- une industrie spatiale était en cours d'élaboration: des satellites en formes de grands panneaux solaires allaient renvoyer les rayons de l'astre du jour vers des récepteurs qui les concentreraient pour produire de l'énergie calorifique, totalement non polluante, capable d'alimenter indéfiniment des mégapoles comme New-York, et San Francisco;

- la première base lunaire habitée de manière permanente serait installée à partir de 1990. Riche en minerais divers, capable d'extraire des roches ses propres réserves d'oxygène, elle deviendrait rapidement le centre spatial "extra-terrestre" numéro 1 pour l'exploration de Mars, prévue en 2005;

- il n'y aurait plus sur terre ni famine ni guerre car les satellites permettraient de repérer et de répartir équitablement les richesses minières, d'éviter les déforestations massives et les pénuries de grain par une gestion rationnelle et équitable des ressources via des organismes multiculturels tels l'ONU et la FAO... etc.

Et comme j'y ai cru ! Avec quel dynamisme ! Finalement, nous avons tout de même l'internet, et je suis bien content. Mais à part cela, force m'a été de réaliser que "le diable est dans le jeu" et que nous avons eu beaucoup de chances déjà d'éviter la confrontation nucléaire entre la Chine, l'URSS et les Etats-Unis. Les blocs se sont effondrés pour laisser placer à une multitude de radicalismes régionaux.

Ma déception fut à la hauteur de mon premier enthousiasme, mais j'aurais bien tort de me plaindre, car cette déception m'a reconduit droit vers Jésus, en qui tout est toujours possible, bien au-delà de tout ce qu'un cerveau humain est capable de concevoir. En définitive, la plus grande découverte de ce temps, c'est pour moi la nécessité de me tourner vers Dieu chaque jour. Tous les projets dont j'ai collectionnés des images dans un album demeurent possibles, mais ils ne peuvent voir le jour hors de Dieu...