Ratzinger et l'Amérique latine

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Ratzinger et l'Amérique latine

Message non lu par Cinci » dim. 17 mars 2013, 5:29

Une inspiration pour moi suivant de cette phrase de jeanbaptiste et lu à un endroit dans un des topics : «Même pas 24 heures et on tape déjà sur Benoit XVI.»

Il s'agit d'un article inséré dans la dernière livraison du Monde diplomatique. J'ai décidé d'éditer cet article car, en dépit du fait qu'il soit critique bien entendu, et ne s'inscrivant certainement pas dans le courant d'idée qui serait plus prisé sur ce forum, je trouve qu'il y a là-dedans comme un rappel du contexte latino-américain dans lequel notre présent pape aura dû lui-même évoluer. Il m'en fait songer aussi à quel point je suis encore insuffisamment informé sur ce qu'aura pu être réellement cette affaire de la théologie de la libération, même si j'en aurai entendu parler assez longtemps.

Voici :

La croisade oubliée du cardinal Ratzinger

«Dans les commentaires sur la renonciation du pape Benoît XVI, une tonalité domine : en quittant son trône avec « courage et panache », le souverain pontife se conforme aux critères de la modernité. Pourtant, en Amérique latine, le souvenir qu’a laissé l’ex-cardinal Joseph Ratzinger restera associé à un grand bond en arrière.

Retour sur les années 1960 — époque où dom Hélder Câmara, l’archevêque de Recife qui incarne la conscience des catholiques progressistes du continent, fait le constat demeuré célèbre : «Quand je donne à manger aux pauvres, on dit que je suis un saint ; quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de communiste.» La misère, l’analphabétisme, la marginalisation de dizaines de millions d’habitants ont provoqué la radicalisation d’un grand nombre de chrétiens ainsi que de certains membres de la hiérarchie. Dans un climat d’aggiornamento, sous le pontificat de Jean XXIII et surtout à partir du concile Vatican II (1962-1965), l’encyclique Populorum progressio apporte, en mars 1967, la caution de Rome aux prises de position du clergé progressiste, en particulier brésilien.

Du 26 août au 6 septembre 1968, inaugurée par Paul VI, la deuxième conférence générale de l’épiscopat latino-américain se réunit à Medellín (Colombie). Lors de sa première assemblée, un jeune théologien péruvien, Gustavo Gutiérrez, présente un rapport sur la « théologie du développement ». L’idée faisant son chemin, le document final, après avoir affirmé que le continent est victime du « néocolonialisme », de l’« impérialisme international de l’argent » et du « colonialisme interne », reconnaît la nécessité de « transformations audacieuses, urgentes et profondément rénovatrices ». Cette profession de foi marque l’acte de naissance de la théologie de la libération. Procédant à une lecture engagée de l’Evangile, l’une de ses convictions centrales est qu’il existe, à côté du péché personnel, un péché collectif et structurel, c’est-à-dire un aménagement de la société et de l’économie qui cause la souffrance, la mort d'innombrables «frères et soeurs». Dans les campagnes, les quartiers populaires des bidonvilles, une génération de membres s'engagent concrètement, et donc politiquement aux côtés des plus démunis.

Trois pôles de résistance se manifestent : l'Argentine et le Brésil, par les militaires sans que ne s'émeuvent les prélats, ainsi que la Colombie. Nul n'est surpris quand la tentative de reconquête du terrain perdu à Medellin met en première ligne un ressortissant de ce pays, Alfonso Lopez Trujillo. Son rôle s'amplifie lorsque, évêque auxilliaire de Bogota, il est élu secrétaire général du conseil épiscopal latino-américain (Celam) en novembre 1972, avant d'en devenir ultérieurement le président jusqu'en 1983. A partir de 1973, les dirigeants de cet organisme dénoncent une «infiltration marxiste» de l'Église. Les théologiens de la libération l'ont pourtant maintes fois répété : du marxisme, ils n'utilisent que les concepts qui leur paraissent pertinents - la foi dans le peuple comme artisan de son histoire; certains éléments d'analyse socio-économique; le fonctionnement de l'idéologie dominante; la réalité du conflit social. Mgr Lopez Trujillo ne s'en efforce pas moins de torpiller ce courant. Et va bientôt recevoir un sacré coup de pouce : l'aide du Vatican.

Après la mort de Paul VI, c'est le polonais Karol Wojtyla, devenu Jean-Paul II le 16 octobre 1978, qui préside la troisième conférence générale de l'épiscopat latino-américain de Puebla (Mexique). Tous les pays de la région, sauf quatre, sont alors soumis à des régimes militaires. Alors que les évêques confirment le «choix prioritaire des pauvres», le nouveau pape évite toute déclaration sur les tensions qui traversent l'Église latino-américaine . Mais il s'abstient tout autant de dénoncer les régimes dictatoriaux. Marqué par son expérience d'un pays du bloc de l'Est, férocement anticommuniste, il adopte une lecture simpliste des événements et, en 1981, appelle à Rome un théologien allemand avec qui il a noué des liens personnels, le cardinal Ratzinger, qui devient préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi - l'ancienne Inquisition.

Avec, pour toute expérience de terrain, un an de vicariat dans une paroisse munichoise, le nouvel «idéologue en chef» devient le meilleur appui de Mgr Trujillo (qui le rejoindra en 1983 en tant que membre de ladite Congrégation).Dans une ambiance de guerre froide, le Nicaragua en particulier devient une sorte de «modèle polonais» où la hiérarchie est appelée à la résistance ouverte contre le régime sandiniste - d'inspiration chrétienne autant que marxiste - et un partenariat informel se noue entre le Vatican et les États-Unis de Ronald Reagan pour, entre autres, combattre la menace communiste en Amérique centrale.

Lors d'une conférence prononcée au Vatican, en septembre 1983, Ratzinger se livre à un violent réquisitoire : «L'analyse du phénomène de la théologie de la libération fait apparaître clairement un danger fondamental pour la foi de l'Église.» Dénonçant une radicalité «dont la gravité est souvent sous-estimée parce que cette théologie n'entre dans aucun schéma d'hérésie existant à ce jour», il observe : «Le monde en vient à être interprété à la lumière du schéma de la lutte des classes [...] le peuple devient ainsi un concept opposé à celui de la hiérarchie et antithétique à toutes les institutions qualifiées de forces d'oppression.» Les termes vifs d'une première instruction de la Congrégation, datée du 3 septembre 1984, résonnent comme une condamnation pour la gauche cléricale latina.

Auparavant, le «grand inquisiteur» avait adressé à l'épiscopat péruvien un document en dix points sur le travail du père Guttiérez, avant de l'obliger à reviser ses oeuvres, dans un procès digne de celui de Galilée. En 1985, c'est sur l'ouvrage Église, charisme et pouvoir, du franciscain Léonardo Boff, que la foudre s'abat. Mis à l'écart de la maison d'édition qu'il dirigeait, le père Boff se voit interdit d'enseignement et de prise de position publique.Dans un pays - le Brésil - sortant de vingt ans de censure militaire, cette sanction provoque l'indignation.

Face à l'amertume que provoque ces diktats, Jean Paul II cherche à maîtriser l'incendie sur lequel le «Panzerkardinal» jette de l'huile par bidons entiers. Évoquant la théologie contestée dans une lettre du 9 avril 1986 à l'épiscopat brésilien, le pape juge qu'elle n'est pas seulement opportune mais utile et nécéssaire. Il lui arrive même de condamner la nouvelle idéologie dominante, le capitalisme libéral. Il n'empêche : avec une volonté bien arrêtée de liquider l'héritage, Rome démantèle les acquis de Medellin. Par les nominations d'évêques conservateurs et de membres de l'Opus Dei, par la place grandissante accordée à des mouvements comme le néocathécuménat, les légionnaires du Christ, le Renouveau charismatique, le duo Wojtyla-Ratzinger renforce la tendance conservatrice. Pour réduire l'influence de pasteurs jugés trop contestataires, certains diocèses comme celui du cardinal Paulo Evaristo Arns, au Brésil, sont savamment redécoupés. En 1985, Mgr José Cardoso, parachuté depuis la curie romaine, remplace Dom Hélder Câmara, atteint par la limite d'âge. Le nouveau venu se met rapidement à dos presque tout son clergé et ses équipes de laïques militants.

Si les prêtres participants au gouvernement sandiniste sont blâmés, ce ne sera jamais le cas de ceux qui ont collaboré avec la junte militaire argentine. Et, Jean Paul II visitant à plusieurs reprises l'Amérique latine, on se souviendra longtemps du jour où, au Chili, il a donné la communion au couple Pinochet. On sait moins que lorsque l'ex-dictateur fut détenu à Londres, de novembre 1998 à mars 2000, le cardinal chilien Jorge Medina entreprit des négociations discrètes en faveur de sa mise en liberté ainsi que son retour immédiat à Santiago. Faut-il le préciser, ces négociations furent appuyées, depuis le Saint-Siège, par les cardinaux Trujillo et Ratzinger. Moins chanceux, cent quarante théologiens qui avaient tenté de mettre en pratique les ouvertures du concile Vatican II ont été sanctionnés pendant le pontificat de Jean Paul II.

Devenu Benoit XVI et recevant le 5 décembre 2009 un groupe de prélats brésiliens, l'inspirateur et théoriciens des mesures conservatrices de Wojtyla maugréait toujours, évoquant la théologie de la libération : «Les séquelles plus ou moins visibles de ce comportement, caractérisé par la rebellion, la division, le désaccord, l'offense et l'anarchie, perdurent encore, produisant dans vos communautés diocésaines une grande souffrance et une grave perte des forces vives ...» On peut être Saint-Père et peu enclin à la repentance et au pardon.»

- Le Monde diplomatique, mars 2013, p. 28



Pour en savoir plus :

* Conférence générale de l'épiscopat latino-américain, L'Église dans la transformation actuelle de l'Amérique latine à la lumière du concile Vatican II, Éditions du Cerf, Paris, 1992

* «Théologie de la libération. Pourquoi cette méfiance ?», Études, no 3851-2, Paris, juillet-août 1996

Epsilon
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Re: Ratzinger et l'Amérique latine

Message non lu par Epsilon » dim. 17 mars 2013, 9:32

Merci cher Cinci pour cet article.

Il n'est pas certain que le Pape François soit favorable à la "théologie de la libération" ... le problème de cette "théologie" c'est son dosage et son encrage dans le temps ... je pense, et espère, que c'est cette voie que notre nouveau Pape suivra ... tout en douceur mais avec fermeté à suivre.

Un article du Monde :

Michael Lowy, sociologue et bon connaisseur de l'Amérique latine, analyse les relations du pape François à la théologie de la libération.

Question: On reconnaît au pape François un engagement marqué auprès des pauvres et en faveur d'un rôle social de l'Eglise. En quoi ses conceptions sociales divergent-elles toutefois de la théologie de la libération ?

Réponse: La position de Jorge Mario Bergoglio est celle, traditionnelle, de l'Eglise : les pauvres sont considérés comme un objet d'attention, de compassion et de charité. La conception catholique traditionnelle du pauvre se traduit en actes de charité, par l'assistance sociale et par des aides diverses aux plus démunis. Cela peut aller jusqu'à une critique des conditions économiques qui sont responsables de la pauvreté. On retrouve de telles critiques chez Jean Paul II et aussi chez le cardinal Bergoglio.

Pour la théologie de la libération, les pauvres doivent être les sujets de leur propre libération, les acteurs de leur propre histoire. La différence est évidente avec la conception traditionnelle de l'Eglise. Pour la théologie de la libération, il s'agit de participer, à travers les communautés de base et à travers des pastorales populaires (pastorale de la terre, pastorale ouvrière...) aux luttes et à l'auto-organisation des pauvres (ouvriers, chômeurs, paysans sans terre, indigènes...) pour leur libération. L'émancipation des pauvres implique un changement radical de société. La théologie de la libération implique donc aussi la dénonciation des violations des droits de l'homme et des dictatures militaires, pouvant aller jusqu'au soutien et à l'aide à ceux qui les combattent, comme cela a été notamment le cas en Amérique latine au cours des années 1970 et 1980.

A la différence de cet engagement politique marqué de la théologie de la libération, le clergé conservateur peut tout au plus intervenir en privé auprès des dictateurs pour demander de la clémence. Jorge Mario Bergoglio prétend ainsi avoir demandé et obtenu de la dictature militaire en Argentine la libération de deux jésuites emprisonnés et torturés.


Cordialement, Epsilon

jeanbaptiste
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Re: Ratzinger et l'Amérique latine

Message non lu par jeanbaptiste » dim. 17 mars 2013, 15:24

Merci Cinci et Epsilon.

C'est très intéressant car cela permet de comprendre "l'état d'esprit" d'un peuple.

Ce qui me frappe, et qui est peu étonnant, dans l'article du Monde Diplomatique et dans les propos de Lowly, c'est l'analyse strictement politique. Ces deux personnes analysent la question exclusivement sur plan politique, dès lors ils sont incapables de percevoir ce qui réellement posait problème dans la théologie de la libération.

Pour faire très simple : le problème de la théologie de la libération c'est qu'elle sécularisait le salut et en faisait un but atteignable "ici-bas" par la seule force de la lutte des pauvres. Ce qui est une erreur grave.

Qu'il y ait eu, au sein des sympathisants de cette théologie, des chrétiens convaincus, c'est certains : ceux qui voyaient le problème, mais défendait la dimension politique ; ceux qui n'avaient pas perçus la dimension de "salut sécularisé" ; ceux qui hésitaient, mais défendaient la cause par amitié pour tel ou tel etc. etc.

Il fallait une réponse sérieuse du Vatican afin que cette erreur grave ne s'ancre pas profondément (et pour longtemps) dans la société, quand bien même cela devait heurter des fidèles de bonne foi.

P.S. : typiquement, les propos sur la charité sont erronnés. L'Eglise n'interdit pas que des hommes pauvres se réunissent pour lutter contre la pauvreté. L'Eglise n'a jamais dit que le seul moyen de lutter contre la pauvreté passait par la charité individuelle des classes aisées. Les auteurs confondent la charité chrétienne avec la charité bourgeoise.

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Re: Ratzinger et l'Amérique latine

Message non lu par Romanus » dim. 17 mars 2013, 18:47

Lettre de Jean-Paul II à la conférence épiscopale brésilienne, 9 avril 1986 :
Siamo convinti, noi e loro Signori, che la teologia della liberazione è non solo opportuna, ma utile e necessaria.

Nous sommes convaincu, chers frères évêques, que la théologie de la libération est non seulement opportune, mais aussi utile et nécessaire.

http://www.vatican.va/holy_father/john_ ... le_it.html

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Re: Ratzinger et l'Amérique latine

Message non lu par Cinci » lun. 18 mars 2013, 6:19

Merci pour vos commentaires. La lettre de Jean Paul II ? Oui, il me la faudrait en version française. Je n'ai pas fouillé sur le site du Vatican si une telle traduction existait.

Ensuite ...

En cherchant un peu à propos de l'Amétique latine, je suis tombé sur ce site qui m'a l'air intéressant. C'est pour rappeler la mémoire et la continuation de l'oeuvre de Dom Helder Câmara, une figure importante de l'Église au XXe siècle quand même. Je me disais qu'il serait impossible de penser que ce grand bonhomme n'aurait pas pu avoir de l'influence sur le pape François. Trois minutes sur le site et l'on tombera aussi sur une maison de frère François ... tiens, tiens ...

:coeur:

http://www.heldercamara-actualites.org/ ... AGES-.html

(les témoignages sont passionnants à lire ... très impressionnant ... donne envie d'en savoir plus ...)

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Re: Ratzinger et l'Amérique latine

Message non lu par Fée Violine » lun. 18 mars 2013, 18:59

Epsilon a écrit :Jorge Mario Bergoglio prétend ainsi avoir demandé et obtenu de la dictature militaire en Argentine la libération de deux jésuites emprisonnés et torturés.
Il n'est pas le seul à le dire:
Jorge Bergoglio n’a pas été complice de la dictature argentine !
Le Prix Nobel de la Paix Pérez Esquivel et l’ancienne médiatrice argentine démentent catégoriquement cette rumeur malveillante.
http://www.aleteia.org/fr/politique/act ... ine-542001

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