René Rémond disait que Mai 68 avait fait en France trois principales victimes : l'université, le Parti communiste et... l'Eglise catholique. Tous les ingrédients de l'actuelle crise de langueur du christianisme se trouvent en effet dans l'explosion du carcan clérical, sous l'impact d'un double événement majeur et concomitant. Le concile Vatican II (1962-1965), par lequel l'Eglise catholique, en se réformant, acceptait "le risque de sa propre déstabilisation", comme l'observe l'historien Denis Pelletier (La Crise catholique, 1965-1978, Payot) ; puis Mai 68, qui allait saper l'autorité des Eglises, comme d'autres institutions porteuses de sens, de normes morales et prescriptions dogmatiques, trop insérées dans la culture du temps pour ne pas en subir les chocs et traumatismes.
Le constat est accablant. En 1950, l'Eglise catholique ordonne en France 1 033 nouveaux prêtres ; en 1965, ils ne sont plus que 646 ; en 1977, 97. Entre 1965 et 1980, 4 000 prêtres quittent les ordres. En quarante ans, le clergé chutera de moitié (moins de 20 000), séparé par un gouffre démographique entre les vieux prêtres, qui ont résisté, et les jeunes, en soif de reconquête. La crise des vocations n'est pas la seule. Une nouvelle " figure religieuse" émerge, écrit Jean-Louis Schlegel dans le dernier numéro d'Esprit : celle du catholique "qui n'obéit plus, ne conteste plus, part sur la pointe des pieds", celle du "croyant sans appartenance".
L'autorité des Eglises est frappée de plein fouet par des révolutions internes qui avaient commencé en amont et que Mai 68 a amplifiées. L'historien protestant Jean Baubérot rappelle que la première grève dans les facultés protestantes a commencé à Montpellier, le... 22 mars 1968. Dès le début des années 1960, de jeunes protestants se regroupaient autour d'une revue qui prône la libération sexuelle et presse leur Eglise de se dépoussiérer. En juin 1968, une "inter-communion" sauvage réunit des catholiques et des protestants dans un temple parisien. Paul Ricoeur est l'un des initiateurs : " Il y a des transgressions qui détruisent, d'autres qui, en détruisant, édifient.", écrit-il. Le pasteur Georges Casalis fait de l'utopie 68 "le nom d'une spiritualité nouvelle", le lieu "de signes, de rappels et d'échos de l'Evangile" (dans l'hebdomadaire Réforme du 14 mai).
Il y a aussi un "gauchisme catholique" qui lit Althusser (Denis Pelletier) et prétend retrouver la saveur des origines chrétiennes dans des "communautés de base" ou autour de figures emblématiques, comme Bernard Besret ou Jean Cardonnel, qui prêche le Carême à... la Mutualité sur le thème "Eglise et révolution". Le 21 mai, une quinzaine de personnalités catholiques et protestantes (dont Ricoeur) lancent un appel commun : "La présence des chrétiens à la révolution suppose et requiert la présence de la révolution à l'Eglise."
Un fossé de générations s'est creusé. Celle qui avait préparé Vatican II était la génération de la Résistance et des théologiens d'avant-garde (Congar, Chenu, etc.) en lutte contre l'intransigeance romaine. Pour eux, le concile était un aboutissement. Mais la génération chargée de l'appliquer est celle de Mai 68, d'une culture de la liberté et de la spontanéité. Pour elle, le concile n'est qu'un commencement. La réforme liturgique, avec ses débordements, suscite en réaction une contestation de type traditionaliste qui, malgré son faible poids, ne cessera plus, de Paul VI à Benoît XVI, de hanter les nuits des décideurs romains.
En pleine révolution sexuelle, Paul VI publie, le 25 juillet 1968, Humanae vitae, une encyclique sur l'amour qui dénonce toute contraception dissociant la sexualité de la procréation. La condamnation de la pilule fait l'effet d'une bombe. Des centaines de théologiens américains se rebellent et invitent les couples à désobéir. La conférence des évêques de France adoucit le caractère contraignant du texte et plaide la liberté de conscience. C'est le début d'une autre hémorragie, celle des couples, des médecins, des scientifiques, qui ne va plus cesser devant les autres incursions du magistère, au nom de la lutte contre le "relativisme éthique", dans le domaine de l'intime : condamnation du divorce, de l'avortement, des relations homosexuelles, des recherches sur l'embryon.
LES "HÉRITIERS PARADOXAUX"
Quarante ans après, personne ne nie l'échec de ce "gauchisme" des Eglises. Les contestataires ont disparu ou perdu la partie. Plus aucun acteur sérieux ne croit qu'une révolution mettra fin à la crise. Les fruits de Mai 68 sont chez ceux qui, comme Maurice Clavel, ont misé sur un sursaut de l'esprit. Et il y a plus d'un lien à faire entre l'ébullition de Mai et l'émergence d'un "Renouveau" de type charismatique chez les catholiques, pentecôtiste chez les protestants. Conversion, engagement radical, attestation sans complexe de la foi en Dieu : les charismatiques sont les "héritiers paradoxaux" de Mai 68, constate Denis Pelletier. Ils bouleversent les cadres établis de l'évangélisation. En 1975, le pape bénit ce "nouveau Printemps".
Héritiers paradoxaux, car c'est bien une ligne anti-Mai 68 qui a triomphé. Revanche de ceux qui avaient dû se taire face à la contestation des curés, à la confusion entre Evangile et révolution. Ceux qui, comme Jean-Marie Lustiger, aumônier du centre Richelieu à la Sorbonne, ne voyaient dans les événements que "foutoir" et manipulation. Ceux qui, comme Josef Ratzinger, théologien réformateur à Vatican II, ont pris leurs distances avec une application désordonnée du concile. Depuis, comme pape, Ratzinger défend une interprétation du concile " en continuité", et non "en rupture", dit-il, avec la tradition de l'Eglise, au risque de sembler donner des gages aux intégristes.
Avec d'autres théologiens (Henri de Lubac, Hans-Urs von Balthazar), autour d'une revue internationale comme Communio, ces hommes ont misé sur une ligne de réaffirmation de l'identité catholique et de l'autorité dans l'Eglise. Ils ont rejoint un pape polonais ayant fait l'expérience de la "révolution", et la plus tyrannique, celle qui réprime les croyants. Jean Paul II a conduit son pontificat au nom de l'"attestation" de la foi, de l'ouverture au monde, mais sans compromis avec lui. Il a fait de la formation, de la communication moderne, des rassemblements de masse les piliers d'une "nouvelle évangélisation". Ces hommes au pouvoir dans l'Eglise ont été les héritiers à la fois du concile, dans son interprétation la plus rigoureuse, et d'un besoin de liberté et de dialogue qu'ils ont fini par reconnaître, malgré des concepts intellectuels jugés mortifères, dans le mouvement de Mai.
tincq@lemonde.fr
Henri Tincq
Source : Journal le Monde
http://www.lemonde.fr/opinions/article/ ... _3232.html
Henri Tincq emploit le terme Eglises pour parler des communautés ecclésiales protestantes, or celle ci ne peuvent s'appeler Église (Cf. Vatican II et Dominus Iesus).
Mis à part cette erreur, pour une fois, je suis entièrement d'accord avec monsieur Tincq !
Voici un article sérieux que je vous propose de lire.
Iesus Veritas Est
Arzur