D'abord :
«... de nos jours, il est difficile d'évaluer l'impact que Voltaire eut sur ses contemporains. Il connut une renommée inégalée au XVIIIe siècle. Bien qu'il ne fut pas un philosophe, pas plus qu'il ne proposat de système philosophique, ses idées marquèrent l'évolution du monde occidental presque jusqu'à la fin du XIXe siècle. Sa vie fut un tissu de contradictions. Il était consummé par l'ambition sociale et la cupidité. Pur produit de la classe moyenne, il perdit une bonne partie de son existence à tenter de se faire accepter par l'aristocratie tout en s'efforçant de devenir un courtisan accompli.
[...]
Les pamphlets et les romans qu'il écrivit par la suite [après son séjour forcé de deux ans en Angleterre] s'édifièrent sur un art de l'ironie et du ridicule que Swift avait été le premier à perfectionner, mais dont Voltaire sut faire des armes populaires invincibles. «Tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux», disait-il. Ses Lettres philosophiques, publiées en 1733, furent l'un des premiers grands coups portés aux pouvoirs publics. Quant au Siècle de Louis XIV, il donna naissance à la méthode historique moderne. Voltaire entreprit des recherches scrupuleuses pour rédiger cet ouvrage qui traite non d'un roi mais d'une société.
[...]
Faute d'avoir influencé les monarques et les hommes de pouvoir qu'il avait approchés, Voltaire se tourna vers les citoyens, devenant ainsi le champion des droits de l'homme, l'avocat le plus habile des réformes concrètes. «Il faut avoir pour passion dominante l'amour du bien public» : voilà qui résume en peu de mots les vingt dernières années de sa vie. Il inonda l'Europe de pamphlets, de romans et de poèmes, tous d'inspiration politique.»
Source : John Saül, Les bâtards de Voltaire. La dictature de la raison en occident, p. 10
- versus
La vérité ? point trop s'en faut
«... morale et vertu ? Voltaire écrira :«Mon coeur et mon esprit ont toujours tout sacrifié à ce que j'ai cru la vérité». Candeur émouvante, d'une étourdissante virtuosité du mensonge. Tout sacrifié ? Ce serait trop dire. On ne plaisante pas avec la hiérarchie des valeurs. Bien avant il disait «commencer à faire plus de cas du bonheur de la vie que d'une vérité», et mordicus il s'y tiendra. Michel Hennin, résident de France à Genève, et familier de la gentilhommière de Ferney, le présentera comme «tenant plus que personne à son repos et à ses richesses» (Hennin à Bertin, 27 octobre 1774, D19164). Il généralisera :«J'ai vécu avec ceux qu'on appelle les philosophes et je vous proteste que je n'en ai pas trouvé quatre qui donnassent leur diner pour toutes les vérités du monde» (idem)
C'est vrai en gros et dans le détail. Ayant des ennuis avec la censure, Buffon décrète avec sagesse «qu'il vaut mieux être plat que pendu», et modulera sa rhétorique en conséquence. Montesquieu avouera : «Je voudrais bien être le confesseur de la vérité; non pas le martyr.» Voltaire n'en pense pas moins. Laconisme exemplaire :« Il y aurait de la folie à être le martyr de la vérité» (Voltaire, Besterman) Avertissement à d'Helvétius : «Éclairez les hommes. mais soyez heureux»; ce mais, bien sûr, dit beaucoup de choses. [...] Tout cela il le dit en privé. Plus circonspect, ce qu'il publie sur le sujet va dans le même sens. Du poème sur la loi naturelle (1756) :
- La paix enfin, la paix que l'on trouble et que l'on aime,
est d'un prix aussi grand que la vérité même
En bref Voltaire, quoi qu'un jour il en dise, n'a pas toujours tout sacrifié à la vérité. Force est de dire qu'il en est loin. Cet historiographe approximatif n'indiquait-il pas : «Je ne veux que des vérités utiles» (Voltaire à d'Argental, 16 juillet 1756) ? Son collaborateur Collini s'est avéré impressionné par le spectacle de Voltaire oeuvrant à une modeste Histoire universelle : «Cet ouvrage aurait effrayé tout autre historien que le nôtre» mais «Vous savez qu'on a jamais fait d'histoire aussi aisément. et à meilleur marché» moyennant surtout «quelques coups de pinceau qui font de temps en temps le tableau de l'univers à peu de frais. Tout cela n'a rien coûté à notre historien. Comme le le dit aujourd'hui un spécialiste de Voltaire : «Son histoire ne s'embarrasse pas d'une érudition pesante». Ni d'un refus du parti pris. C'est sereinement qu'il professait, à l'intention des commanditaires russes de son Histoire de Pierre le Grand, «qu'en disant la vérité on peut toujours la présenter sous un jour favorable». Je ne veux blesser, leur affirmait-il admirablement, «ni la vérité ni la délicatesse de votre cour». Il le confirmera, disant des sources à lui transmises par l'entourage de la tsarine Élisabeth : «J'en ai supprimé tout ce qui pouvait être défavorable, et j'en ai tiré tout ce qui pouvait relever la gloire de votre patrie» (Voltaire à Schouvalov, 24 mai 1761).
Les études voltairiennes, fréquemment de nos jours, prêtent un peu à sourire en s'adonnant à la besogne d'édulcorer les imperfections de cet étrange historiographe.
Mais de son temps, ses propres amis ne cultivaient pas ce genre de scrupule. L'Histoire de la Guerre de 1741 en cours de confection ? Mme de Graffigny : «Il y aura bien des menteries, mais elle sera belle» (Mme de Graffigny à Devaux, 13 mars 1746). L'Histoire d'Allemagne, à laquelle le bruit court qu'il travaillait ? D'Argens confie à d'Alembert : comme pour le Siècle de Louis XIV, et plus encore probablement, «il compilera et abrégera ce qu'en ont dit les historiens, il dira du mal de ces mêmes historiens qu'il aura pillés, et étranglera les matières; il hasardera quelques anecdotes, dont il ne se sera instruit qu'à demi; il mêlera à cela quelques traits d'épigrammes, et il appelera cet ouvrage l'Histoire d'Allemagne» (D'Argens à d'Alembert, 20 novembre 1758)
Quant à Mme du Deffand ce n'est que par allusion qu'elle fait valoir ses réticences, mais elle le fait savoir directement à l'intéressé : «Quoique l'esprit philosophique soit bon à tout [manière de dire qu'elle ne le croit guère], je n'aime pas qu'on le fasse trop sentir dans l'histoire; cela peut rendre les faits suspects et faire penser que l'historien les ajuste à ses systèmes» (Mme du Deffand à Voltaire, 25 juin 1764). Ajoutons cet avis amusé de Montesquieu : «Voltaire n'écrira jamais une bonne histoire. Il est comme les moines, qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent, mais pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour son couvent.» (Montesquieu, Cahiers 1716-1765) Le point final à ce dossier, Voltaire l'a mis lui-même peu de mois avant sa mort; il a valeur d'aveu : «Pour l'histoire, ce n'est après tout qu'une gazette. La plus vraie est remplie de faussetés; et elle ne peut avoir de mérite que celui du style [...] C'est donc à la littérature qu'il faut s'en tenir» (Voltaire à Frédéric II, 6 janvier 1778) »
Source : Xavier Martin, Voltaire méconnu. Aspects cachés de l'humanisme des Lumières (1750-1800), 2006, p.22 [/color]