Épiscopat, clergé : disparitions. Paix à leur âme !

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Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » mar. 08 nov. 2016, 19:55

Une autre forte personnalité de l'Église canadienne, de l'Église catholique du Québec, qui disparaît. "Un homme-pont", écrit le journaliste Stéphane Baillargeon à propos de Jacques Grand'Maison (1931-2016). Un article qui résume bien la chose. Un homme-pont sur la plan disciplinaire sans doute.

Voir :
« Il espérait que la modernisation du Québec étatique ne se ferait pas sans oublier les racines, les solidarités propres au christianisme qui ont façonné le Canada français pendant des siècles. Je pourrais dire qu’il tenait désespérément les deux bouts de la chaîne. Ce projet de liaison, il l’a dit et redit jusqu’à sa mort. »


« Pour moi, Jacques Grand’Maison est un des plus grands intellectuels, disons, du XXe siècle au Québec, avec Fernand Dumont et Pierre Vadeboncoeur, poursuit le professeur Meunier. Il a la particularité d’être à la fois un prêtre, un théologien, un sociologue, et il tente d’arrimer toutes ces facettes dans son rôle de pasteur et de pédagogue. Avant d’être un intellectuel, c’est un homme qui aime les gens, un homme solidaire, dans l’action et la réflexion. En fait, ses ouvrages sont souvent des retours sur ce qu’il a fait pour comprendre ce qui a marché ou pas. »

[...]

« Ce qui me scandalise le plus du monde d’ici au Québec, y écrit-il, c’est sa superficialité et son vide spirituel. » Il propose aussi cette métaphore sur un monde perdu, le nôtre, hyperbranché et pourtant si déconnecté : « À quoi bon la ville intelligente et le précieux GPS, s’il y manque une petite boussole intérieure pour bien orienter le sens de sa vie ? »
Encore :
Sa réputation semble moins bien assurée auprès des autres départements et dans la société. Le professeur Meunier attribue cette mise à l’écart à la nature de l’oeuvre, moins théorique que celle de Fernand Dumont, par exemple, mais aussi à son côté plus grinçant et provocateur.

« Il aimait dire des choses que d’autres n’auraient pas osé dire, dit son fin connaisseur. À plusieurs moments de sa vie, il n’a pas hésité à décrier les évêques, les politiciens, les fonctionnaires et même ses collègues. Ça ne l’a pas aidé à se faire des amis. À mon avis, les groupes chrétiens auraient avantage à reconnaître encore plus la contribution de Jacques Grand’Maison. Et je crois que ça devrait être fait sous peu… »

http://www.ledevoir.com/societe/actuali ... homme-pont
Je trouve peinant de voir disparaître des témoins comme celui-là. Des gardiens de la mémoire en quelque sorte, témoins d'une autre époque.

Reposez en paix !

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » dim. 15 janv. 2017, 2:51

Un passage de Jacques Grand'Maison, tiens!

Extrait :

"La capacité d'inscription dans le temps est le premier test de vérité de la qualité de notre fibre humaine, de notre tonus moral, de notre profondeur culturelle et spirituelle. [...] La boutade de l'économiste Keynes : "A long terme nous sommes tous morts" se révèle tragique quand je vois la cohorte des "prospères" d'aujourd'hui préoccupés avant tout de leurs intérêts immédiats [...] sans véritable souci des enjeux à long terme.

M'inspire ici ce propos de Simone Weil dans son ouvrage L'enracinement :

  • De par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l'avenir. Elle contient de la nourriture non seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d'êtres non encore nés qui viendront au monde au cours des prochains siècles. Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l'unique organe de conservation pour les trésors amassés par les morts, l'unique organe de transmission par l'intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l'unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l'homme, c'est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération.
Et j'ose dire qu'il serait dommage qu'entre autres références, la tradition judéo-chrétienne, qui a marquée si profondément l'histoire occidentale, devienne lettre morte. Les générations futures nous reprocheront peut-être d'avoir cédé à pareille tentation de refus global et de tabula rasa. Même l'athée Jean-Paul Sartre s'inquiétait, à la fin de sa vie, de cette aveugle impasse.

[...]

Jean-Marie Domenach le rappelait, il y a quarante ans, à ses interlocuteurs [au Québec] de la revue Partie pris. Il leur demandait comment ils pouvaient se réclamer de l'histoire, tout en discréditant totalement leur souche principale en Occident. Depuis ce temps, dans les débats et projets auxquels j'ai participé, on pensait et agissait comme si cette composante de l'histoire et de l'expérience humaine non seulement n'avait aucun sens mais, pire encore, comme si elle n'existait pas. Toujours la table rase. Pas la moindre question sur les conséquences de l'évacuation de la religion de l'espace public.

Quand je soulève ce problème, on se met à parler des Amérindiens et des autres communautés culturelles et de leur religion, mais de nous, point question. On ne se reconnait aucune filiation historique de cet ordre.

[...]

Je n'ai jamais oublié une conversation avec un sociologue juif qui connaît bien le Québec. Il me disait :

  • Vous êtes un peuple qui historiquement a défié, par sa singularité entêtée, tout l'Amérique du Nord. A ce chapitre, je vous admire, mais vous faites aussi des choses insensées qui minent votre admirable dynamisme historique. Je suis athée, mais il ne me viendrait pas une minute à l'esprit de ne pas initier mes enfants à la Bible, ni de rayer l'histoire religieuse de mon peuple qui a traversé l'histoire depuis plusieurs millénaires. Notre dynamique juive doit beaucoup à cette filiation.

    Vous, vous avez brisé plusieurs de vos filiations. Vous avez sombré dans le mythe mortifère du meurtre du père. Vous ne pouvez pas continuer sur cette erre sans compromettre gravement votre avenir. Le meurtre d'Abel par Caïn son frère est le symbole le plus juste de l'effet pervers de la négation de toute filiation historique. C'est le rituel le plus nihiliste après la disparition des rites qui nous inscrivent dans le temps et permettent une socialité dans laquelle tout le peuple peut se reconnaître.

    Vous vous croyez plus libres, plus émancipés en bricolant chacun vos repères. Mais vous ne savez plus vous réunir rituellement. Vous m'objecterez que vous vous êtes inventés de nouveaux rites collectifs. Moi, je les trouve très évanescents et ponctuels. C'est une conception bien pauvre et superficielle de ce qu'est la ritualité avec sa profondeur historique, culurelle, sociale, temporelle et religieuse.

    Les élites québécoises n'ont rien compris du message que Gaston Miron lançait quand il les a convoquées à l'église de Sainte-Agathe pour célébrer ses funérailles. Il avait, lui, le sens de la continuité historique. Tout ce qui tient lieu de fondement exige de la durabilité. Autrement, c'est un peu comme si vous confondiez la longue gestation des bouillon de culture à l'écume évanescente des vagues. Vous méritez plus que ce mirage. Il faut savoir assumer aussi bien ses nuits que ses jours, sinon on désapprend la beauté des étoiles à déchiffrer et on passe d'une noirceur à l'autre.
"

[Remarque personnelle : J'ai déjà évoqué Gaston Miron dans ce forum. Je n'avais pas signalé que notre poète national, ce cher Gaston, était un homme qui avait conservé sa foi catholique.

Les animateurs de la revue [l]Parti pris[/i] était quant à eux des nationalistes québécois, adeptes d'une vraie révolution sociale, socialisante, en réaction contre l'Église, ne voulant plus tenir compte de la dimension religieuse sinon pour condamner ses méfaits ]

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » dim. 15 janv. 2017, 3:41

Encore :

"Une culture, par exemple, marque à la fois une singularité, une similitude partagée et une tendance à la totalité ... mais une totalité qui ne peut épuiser l'humanité et sa riche diversité.

Je dirais la même chose de la politique, de la morale, de la religion et de la laïcité. Autant de domaines où il faut résister à la tentation monolithique et dogmatique, car c'est la façon la plus sûre de sombrer dans la violence, d'assassiner la liberté et de briser à sa racine la formidable dynamique de créativité chez l'être humain. Y compris sa mystérieuse aptitude à faire sens là où il n'y en avait plus et à réenchanter la vie au-delà de tous les désenchantements, vicissitudes et contingences de notre finitude.

Transcender le destin, la fatalité, n'est-ce pas la fine et forte pointe du meilleur des civilisations et des grandes traditions spirituelles de l'histoire?

[...]

Quand on fait une impasse aussi totale sur la moindre filiation historique, on se plonge dans une crise identitaire même si on prétend le contraire.

Je le redis : combien d'acteurs de la Révolution tranquille, chrétiens ou d'idéologie laïque, ont été par la suite semblables aux soixante-huitards qui les contestaient. Partis en quête d'une société nouvelle, plusieurs "parvenus" de la Révolution tranquille se sont investis dans une poursuite sans fin de leur moi identitaire. D'où une société thérapeutique comme jamais on en a vue. D'où un idéal de retraite prise de plus en plus tôt et conçue comme un décrochage de la société, garant de bonheur. Comment alors convaincre les décrocheurs scolaires et les jeunes suicidaires de ne pas lâcher?

On ne me fera pas accroire qu'il n'y a aucun lien entre notre grande rupture historique et tous ces décrochages que je viens d'évoquer, entre le rejet global de notre histoire passée et de notre propre héritage religieux, d'une part, et d'autre part, nos façons de miner notre mini-État, de discréditer la politique, d'utiliser pour ses intérêts individuels immédiats nos ressources et institutions publiques. Sans compter les dérives pop-psychologiques du culte du nombril et d'un "religieux" crédule, éclaté, sans véritable ancrage dans une tradition éprouvée. Sans compter aussi un univers médiatique de plus en plus narcissique et son jeu de miroirs entre les vedettes qui le monopolisent. Et ces sondages à répétition qui tiennent lieu de politique en s'appuyant sur l'opinion du moment, formulée en quelques secondes.

Dans cette société "passoire", on en vient même à soutenir que n'importe quel mode de parentalité peut sainement permettre à ses enfants de construire leur identité psychique, sexuelle, personnelle et sociale. Ce qui contredit les acquis psychologiques les plus élémentaires sur les processus de différenciation incontournables qu'appellent les repères de rôles, de sexes et de générations. On a même inscrit cette indifférenciation dans une législation présentée comme la plus ouverte et progressiste du monde et on l'a votée à l'unanimité. A ma connaissance, il n'y a pas eu de réactions publiques de psychologues, de psychiatres, de travailleurs sociaux, comme s'il n'y avait plus matière à débat. [...] Dans la nuit tous les chats sont gris. Tout est égal. Il y a bien des façons de se plonger dans la Grande Noirceur, à gauche comme à droite, au présent comme au passé. Ces néo-conformismes n'ont rien à envier à ceux d'hier. Et l'on se plaint de la perte de repères chez les jeunes. Quelle contradiction!"

Source : J. Grand'Maison, Questions interdites sur le Québec contemporain, Fides, 2003, pp. 20-26

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » lun. 16 janv. 2017, 20:17

Bernard Emond

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_%C3%89mond

Vu dans la chronique d'aujourd'hui de Louis Cornellier :
"Habituons-nous à ce mot, province, Nous n'avons pas fini de l'entendre, et par notre faute. Librement, nous avons choisi par deux fois de demeurer une minorité dans un pays qui n'est pas le nôtre", constatera le cinéaste Bernard Emond dans Camarade, ferme ton poste, un recueil d'essais publié ces jours-ci chez Lux éditeur. Dans le style classique et tranchant qui le caractérise, Emond résume son éditeur Mark Fortier, défend l'espérance sans optimisme, en plaidant pour la justice sociale, l'attachement à la beauté du monde et la nécessité de l'indépendance du Québec,

http://www.ledevoir.com/culture/livres/ ... -quebecois
Emond est un anthropologue qui a réalisé à peu près les seuls films à caractère religieux que j'ai vu au Québec lors des dernières décades, et qui ne seront pas des caricatures de la religion en même temps. En tombant sur ce résumé de Louis Cornellier, j'ai été stupéfié d'y retrouver comme la pensée du chanoine Jacques Grand'Maison ... l'espérance sans optimisme ... justice sociale, attachement à la beauté ...

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par ChristianK » sam. 21 janv. 2017, 22:34

Il a fait énormément de mal sans s'en rendre compte. Car il a affaibli par sa dissidence partielle ("antidogmatique" a -t-on dit) les moyens qui auraient pu atténuer la décadence postconciliaire. La quasi mort du diocese de Gatineau lui doit beaucoup, par l'intermédiaire de son 1er évêque, disciple de Grandmaison à St Jerome.
Il était infiniment trop horizontal, le prêtre à la page des 60s... Ne parlons pas de la faculté de théologie de Montréal... (qui devrait suivre celle de Sherbrooke, qui lui ressemblait tant, vers la mort)

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » mar. 24 janv. 2017, 22:16

La salutation des évêques du Québec ...
Mgr Lortie, président de l'Association des évêques catholiques du Québec, au nom de tous les évêques du Québec :

- Par ses écrits, son enseignement théologique et ses recherches sociologiques, Jacques Grand'Maison a été une figure marquante au Québec, tant dans l'Église que dans le monde universitaire, et sa pensée a eu une influence qui a largement débordée le milieu académique. Il a contribué à mettre en valeur, chez nous, la doctrine sociale de l'Église, à enraciner la foi dans le terrain concret de la vie et du parcours historique d'un peuple et d'une culture. On reviendra longtemps sur ses études et enquêtes sur les différences et les rapports entre les générations.

Auteur prolifique,il maniait admirablement notre langue. Aussi je me permets de lui redonner la parole en citant quelques phrases des notes autobiographiques qu'il avait placées au début du livre Une foi ensouchée dans ce pays (1979) :

"Je suis d'un pays incertain, sinon impossible, mais c'est le mien. Je suis d'un village anachronique, d'une a-société bâtarde, d'un peuple peut-être parvenu à une croisée des chemins décisive. Je suis d'un héritage généreux, emmêlé de contradictions, mais chevillé à de belles et fortes passions. Je suis d'une foi qui n'est pas bouée de mes vides et détresses, ni entrelacs d'angoisses indénouables, mais plutôt roc de ma vie et Promesse de Dieu qui l'habite." (Jacques Grand'Maison)

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » mer. 25 janv. 2017, 20:54

Bonjour
Christian K :
Il a fait énormément de mal sans s'en rendre compte. Car il a affaibli par sa dissidence partielle ("antidogmatique" a -t-on dit) les moyens qui auraient pu atténuer la décadence postconciliaire. La quasi mort du diocese de Gatineau lui doit beaucoup, par l'intermédiaire de son 1er évêque, disciple de Grandmaison à St Jerome.
Je vous avoue que je ne connais pas du tout la situation du diocèse de Gatineau. Je ne connais pas non plus l'évêque dont vous parlez. Il me serait bien difficile de juger à distance que Jacques Grand.Maison aurait dû être responsable de quelque chose de très négatif via des décisions que l'éveque aurait dû prendre. Vouloir faire porter sur les épaules d'un seul homme (ou presque) la responsabilité d'une chute de la pratique religieuse dans un pays, dans un diocèse ou dans une province : c'est une opération qui me semble toujours assez hasardeuse.

:?:

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » mer. 21 juin 2017, 17:22

Il [Jacques Grand'maison] était infiniment trop horizontal, le prêtre à la page des 60s... ChristianK
Je suis tombé sur ce petit texte de Jacques Grand'maison, ci-dessous et daté de 1977, et puis, ma foi, il me semble encore plus actuel qu'il pouvait l'être à l'époque. Incroyable. Je le donne pour illustrer l'aspect soi-disant "trop horizontal" du prêtre.

La barrière

"Entre nous et vous a été fixé un grand abîme, pour que ceux qui voudraient passer d'ici chez vous ne le puissent, et qu'on ne traverse pas non plus de là-bas chez vous" - Luc 16,26

Je ne m'étais jamais arrêté sur ce passage de la parabole de Lazare. Abraham dit au mauvais riche qu'entre lui et Lazare il y a désormais un fossé infranchissable. Dans l'au-delà, la barrière érigée sur la terre devient insurmontable. Pas même Abraham ne peut la franchir. Serait-ce le fameux péché irrémissible? Laissons l'Esprit en décider lui-même puisqu'il n'a pas précisé la faute exacte. Mais je ne puis résister à suggérer ici ce rapprochement dramatique. Il ne s'agit même plus du trou de l'aiguille : l'emmurement est total.

Certaines espérances faciles des derniers temps sont peut-être aussi suspectes que les consolations symboliques des vieilles rhétoriques chrétiennes sur la pauvreté. Le drame pascal de Jésus nous invite à plus de profondeur et de vérité. S'il est allé aussi loin, c'est que l'enjeu pointé est d'une gravité exceptionnelle. Cette parabole nous en convainc. Mais on peut la tenir à distance d'une vague inquiétude qui n'engage à rien.

Ce fossé dans l'au-delà n'est pas une pure métaphore, simple figure de style. Ce que les esprits religieux ont de facilité pour s'en tenir au pur symbolisme! Surtout, quand il y va de la communauté, de la solidarité. Le "nous" promut par les Évangiles se situe d'abord dans la cité réelle. Un peu comme s'il était le "nous" premier et dernier devant Dieu. Sans lui, le "nous" sacramentel entre chrétiens devient contradiction et péché. La parabole est pourtant très explicite : les barrières qui séparent les hommes dans la cité deviennent des abîmes qu'Abraham ne peut même pas franchir. Sauf, sans doute, le Dieu des miséricordes. Les spirituels comme les évangélistes nous avertissent de ne pas abuser Dieu en ce domaine. Un coeur fermé sera enclin à ne pas croire à la pitié de Dieu . Et nous voilà encore au tragique fossé de la parabole et aux barrières terrestres qui le préparent.

Plus que le refus de partager le pain, la barrière érigée entre le riche et Lazare, signifie le drame central. On peut donner du pain, sans partager vraiment, sans établir une relation humaine, sans changer les rapports sociaux injustes, sans remettre en cause la dialectique dépendance-domination, sans établir une authentique fraternité. L'égalité foncière des hommes devant Dieu en Jésus-Christ est ici radicalement contredite.

Le mauvais riche s'arrange pour ne pas voir Lazare. La pauvreté anonyme quoi! Comme nous, ce riche typifié n'a peut-être pas nié la nécessité d'aider les pauvres. Il a pu envoyer des sommes importantes au Temple afin que l'institution s'occupe des canards boiteux. Mais, comme nous, il a trouvé indécente et gênante, la présence physique et sociale de la pauvreté dans son environnement quotidien. Une version anticipée de nos attitudes modernes : "Que le gouvernement s'en occupe!"

Nous nous scandalisons des raffinements cruels de l'apartheid en Afrique du Sud. Les Blancs de là-bas n'ont même pas le droit de pénétrer dans les banlieues pauvres "réservées" aux Noirs. Ce gouvernement raciste a établi la barrière à pareille hauteur! Avec la complicité tacite des Blancs. Nous faisons la gorge froide devant cette attitude politique criminelle. Voyons nos propres comportements du même type.

Une des grandes stratégies de l'urbanisme actuel est de confier aux regroupements de citoyens le contrôle de leur habitat. Il semble qu'aucune loi gouvernementale, qu'aucune force policière n'aient autant de force dissuasive que certains "nous" égoïstes et auto-protecteurs. Les zones résidentiels établis par les citoyens nantis sont de plus en plus sélectifs, exclusifs, pour ne pas dire brutaux. Zonages on ne peut plus efficaces. Des agents d'assurance, des permanents syndicaux, des professeurs politisés, des féministes radicaux participent à l'établissement de ces règles du jeu. On ne veut pas de constructions subventionnées (futurs taudis) qui dévalorisent les propriétés grandes ou petites. Que de fois, j'ai assisté à de tels refus face à nos efforts de relocalisation plus décente des pauvres évincés du centre-ville.

J'y ai découvert que les deux vraies classes sociales sont les "intégrés" et les "exclus". Ce qui ne correspond pas aux scénarios idéologiques des gauches et des droits de luxe. Combats d'élite. Affrontements de petites et grandes bourgeoisies. Débats politiques entre "forts" qui ne veulent pas vraiment changer les règles du jeu, en dépit d'orientations idéologiques apparemment opposées. C'est peut-être la plus grande imposture du jeu politique dans les pays riches.

Eh oui, la parabole rejoint notre quotidien tout autant que la grande politique internationale. Mais nos propre barrières de tous les jours sont mieux camouflées. Nous avons même trouvé des solutions de luxe pour parquer les exclus hors de nos regards. Des institutions pour les enfants handicapés ou abandonnés, pour les vieux inutiles. Des théories pour être bien dans sa peau peu importe le prix payé par les autres. Des rationalisations qui permettent d'abandonner un conjoint accidenté, un grabataire encombrant. Tout pour protéger son bonheur moyen d'homme moyen défini par le centre d'achat. Au comptoir de l'offre et de la demande, comme des objets, vous troquerez le foetus vivant, l'agonisant euthanasié, le suicidaire. Bientôt des mouroirs isolés et feutrés pour ce dernier. Au moins, le village d'autrefois assumait ses canards boiteux. Nous sommes devenus des barbares.

Et dire que des hommes d'Église, des chrétiens qui se prétendent de l'Évangile, voient ici une politisation hérétique du Message.

Comment concilier le plaidoyer d'une interprétation spiritualiste de la pauvreté en esprit avec ces barrières bien concrètes qu'évoque la parabole? Il faudrait alors évacuer tout le courant prophétique d'Amos à Jésus.

Et ce chapitre 25 de Matthieu qu'on nous reproche de citer abusivement. Il s'agit bien pourtant du jugement dernier, d'un moment décisif. Tout centré sur les responsabilités matérielles et fraternelles dans la cité profane.

Le texte évangélique ne vise pas d'abord le pratiquant, ni même le croyant, mais le non-homme à libérer dans sa chair, pour une égalité à hauteur d'homme! Une égalité à faire, un peu comme la vérité biblique de Dieu. Jésus se révèle dans cette dramatique de l'homme qui n'a que sa condition humaine à mettre dans la balance, du non-homme vidé de son humanité. A ce niveau, le Dieu nu et l'homme qu'est Jésus-Christ sur la croix se nouent dans un sens historique que nous n'osons avouer.

Eh oui, la kénose n'est pas que mystérielle; elle est au coeur du drame historique jusque dans ses dimensions politiques. A chaque fois que l'humain et le divin sont anéantis chez le Pauvre et les siens.

Nier l'homme et nier Dieu, c'est tout un pour nous croyants.

Depuis l'Incarnation, voilà un critère de jugement, d'action et de foi non négociable. Nous ne pouvons pas caricaturer l'homme que nous portons en Jésus-Christ, sans défigurer le vrai visage de Dieu. Or les Pères de l'Église nous ont appris que le pauvre opprimé, c'est la première brisure fondamentale de l'image de Dieu, et plus encore, le Dieu crucifié lui-même.

En savons-nous les conséquences?

L'ouverture du Royaume passe donc par la solidarité humaine la plus radicale. Celle que révèle la crucifixion de l'esclave en dehors des murs de la cité. Ce qu'il faut d'abord évaluer, c'est le péché multiforme de l'exclusion. Seule le Père pouvait vaincre ces dernières profondeurs du mal.

Pour croire à une issue qui n'est pas purement symbolique dans la résurrection, nous devons accepter le réalisme biblique et évangélique des murs érigés par les hommes eux-mêmes. Notons ici que jamais le péché des barrières n'est rattaché à Satan. Il y a un drôle de petit sens politique en dessous de cela ... à savoir la pleine responsabilité humaine. Voilà ce que bien des croyants tentent d'éluder de multiples façons. Je me demande si l'apolitisme de Jésus ne nous renvoie pas précisément à nos propres responsabilités dans la cité terrestre.


Source ; Jacques Grand'maison, "Préface" dans Cri de Dieu. Espoir des pauvres, p. 8

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » jeu. 22 juin 2017, 2:05

Cette phrase de Jacques Grand'maison écrite en 1977 ...


J'y ai découvert que les deux vraies classes sociales sont les "intégrés" et les "exclus". Ce qui ne correspond pas aux scénarios idéologiques des gauches et des droits de luxe. Combats d'élite. Affrontements de petites et grandes bourgeoisies. Débats politiques entre "forts" qui ne veulent pas vraiment changer les règles du jeu, en dépit d'orientations idéologiques apparemment opposées. C'est peut-être la plus grande imposture du jeu politique dans les pays riches.


Quelle lucidité! On dirait vraiment un commentaire sorti d'une chronique de la semaine dernière, de la colonne d'un excellent éditorialiste travaillant dans un vrai journal de combat. 1977 ... On croirait qu'il commente la dernière campagne électorale française!


Au comptoir de l'offre et de la demande, comme des objets, vous troquerez le foetus vivant, l'agonisant euthanasié, le suicidaire. Bientôt des mouroirs isolés et feutrés pour ce dernier. Au moins, le village d'autrefois assumait ses canards boiteux. Nous sommes devenus des barbares.


Nous sommes beaucoup plus enfoncés aujourd'hui dans cette situation qu'il ne faisait qi'anticiper. Son texte est plus actuel en 2017 qu'en 1977.

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par ChristianK » mar. 27 juin 2017, 23:53

Quand ce type a-t-il parlé des fins dernières, du purgatoire, du jugement particulier, de Fatima, de lèxpiation, du danger des mondains, quand s`est-il abstenu de soutenir les défroqués de sa fac de théo de Mtl? On le voyait encore parler pour la liturgie `debout` (ie.contre la mise à genoux) en pleine messe. Non, le type des 60s, très clair, le type des séminaires vidés et des vocations tuées.
Il était un parfait représentant de cette fac, un des plus populaires en 68 , avec Audet, Martucci, et quelques autres.

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » mer. 28 juin 2017, 3:51

Il avait de quoi s'inspirer :
"En dépit des nobles affirmations du christianisme, l'Église a souvent laissé s'affaiblir son souci de justice sociale et s'est trop souvent contentée de débiter de pieuses inepties et de dévotes insignifiances. Elle a souvent si absorbée dan un bon "là-haut" futur qu'elle en a oublié le mauvais "ici-bas" actuel. Pourtant l'Église est chargée d'appliquer l'Évangile de Jésus-Christ à la situation sociale. Nous devons arriver à voir que l'Évangile chrétien est comme une route à double-voie; d'un côté, il cherche à changer les âmes des hommes et par là les unir à Dieu; de l'autre, il cherche à changer les conditions de l'homme en sorte que l'âme soit en situation plus favorable après le changement. Une religion qui professe être concernée par les âmes des hommes mais ne l'être point par les conditions économiques et sociales qui les étranglent appartient à cette espèce que les marxistes décrivent comme l'"opium du peuple".

L'honnêteté nous force aussi à admettre que l'Église n'a pas été fidèle à sa mission sociale dans le problème de la justice raciale. Dans ce domaine, elle a misérablement abandonné le Christ. [...] L'un des principaux défenseurs du triste régime d'apartheid en Afrique du Sud est l'Église réformée hollandaise. En Amérique, l'esclavage n'aurait pas pu exister pendant presque deux cent cinquante ans si l'Église ne l'avait pas validé; la ségrégation et la discrimination ne pourraient plus exister si l'Église chrétienne n'était pas leur partenaire par son silence et souvent même par sa voix. Nous devons regarder en face ce fait honteux que, dans la société américaine, l'Église est parmi les grandes institutions celle où il y a le plus de ségrégation; comme le professeur Liston Pope l'a noté, l'heure de la semaine la plus marquée par la ségrégation est onze heures le dimanche matin.

Ce sera l'une des tragédies de l'histoire chrétienne si les historiens futurs rapportent qu'au faîte du XXe siècle l'Église fut l'un des remparts principaux de la suprématie blanche.

Nous devons examiner honnêtement la faiblesse du capitalisme traditionnel. En toute loyauté, nous devons admettre que le capitalisme a souvent laissé se creuser un abîme entre le superflu et la misère; qu'il a créer des conditions permettant de dépouiller le grand nombre du nécessaire pour donner le superflu à quelques uns; qu'il a encouragé ceux qui manquaient de coeur à devenir froids et sans conscience au point que, comme le riche devant Lazare, ils restent insensibles devant l'humanité atteinte par la souffrance et la pauvreté. Dieu veut que tous ses enfants aient le minimum indispensable à une vie saine et qui ait un sens. Sans doute possible, il n'est ni chrétien ni moral que les uns se prélassent dans le luxe alors que les autres s'enlisent dans la misère.

[...]

L'attrait du gain, s'il est la seule base d'un régime économique, encourage une compétition sans merci et une ambition égoïste qui poussent les hommes à se montrer plus concernés par les moyens d'existence que par la vie elle-même. Ils deviennent à ce point centrés sur le "moi" que le "toi" fini par s'effacer de leur perspective. Ne sommes-nous pas trop portés à mesurer le succès aux taux de nos salaires et au format de nos voitures, au lieu de la mesurer à la qualité de nos services et de notre relation à l'humanité? Le capitalisme peut conduire à un matérialisme pratique aussi pernicieux que le matérialisme théorique enseigné par le communisme.

- Martin Luther King, "Comment un chrétien voit le communisme" , 1963, p.182
https://www.youtube.com/watch?v=130J-FdZDtY

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ChristianK
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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par ChristianK » jeu. 29 juin 2017, 22:31

Dans un contexte postconciliaire local de 1975, pures niaiseries de la génération défroquées. Il y a eu exactement le contraire: fanatisme social, censure du surnaturel. Grandmaison était là-dedans...

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par gerardh » ven. 30 juin 2017, 10:25

________

Bonjour,

Avec de telles qualités, pourquoi n'a t-il pas été nommé évêque ?


__________

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » ven. 30 juin 2017, 18:09

Salut gérardh,

Pour vous répondre, tout ce que je sais à ce sujet : Jacques Grand'maison a déjà été pressenti pour être nommé évêque. C'est lui-même qui aurait décliné l'offre, préférant demeurer en contact direct avec les gens de son diocèse, à oeuvrer sur le terrain si l'on peut dire.

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Re: Disparition du chanoine Jacques Grand'Maison

Message non lu par Cinci » dim. 02 juil. 2017, 3:17

Christian K :
Quand ce type a-t-il parlé des fins dernières, du purgatoire, du jugement particulier, de Fatima, de l'expiation, du danger des mondains [...]
Je ne connais pas suffisamment l'homme et toute sa carrière dans l'Église pour vous confirmer si oui ou non il aurait dû délibérément vouloir occulter les grands thèmes théologiques de l'Église, comme si ces derniers auraient dû être des embarras ou des nuisances par surcroit! Je suppose que non.

Mais il est compréhensible qu'un aspect de revendication en faveur d'une plus grande justice sociale ait pu prendre davantage le devant de la scène à l'époque, et par opposition à un clergé conservateur d'une époque précédente qui aurait pu facilement se faire le chantre d'une religion opium du peuple,

Il ne s'agit pas de faire une idole avec le défunt chanoine. Personne n'est parfait. Et il peut bien y avoir eu des déséquilibres chez les professeurs de faculté, un peu d'excès dans les réactions. Sûrement que Grand'Maison aurait eu naturellement tendance à soutenir la critique de l'Église ou les jeunes loups adeptes de changements et d'expérimentations. On pourrait bien ne pas être d'accord avec toutes ses idées soit!

Il n'en reste pas moins qu'il était un vrai catholique, je pense, un homme de foi et un véritable apôtre de la continuité quoi que vous en disiez. Il me semble qu'il ce sera toujours opposé aux excès de la "Révolution tranquille"au Québec, à cette propension des Québécois à faire table rase de leur passé, à sacrifier la foi, la religion catholique de leurs ancêtres. Là-dessus, il était quand même à contre-courant de bien d'autres commentateurs. A ce sujet, il se serait plutôt bien entendu avec notre poète Gaston Miron (grand défenseur de la langue française et chantre du nationalisme québécois) et, bien oui - quel surpise! - attaché pour vrai à la foi catholique lui aussi. Pas une foi de carton-pâte, pas une religion de façade, mais une foi véritable.

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