Bonjour Nebularis,
C'est le même calcul qui a conduit ensuite à l’affirmation autoritaire d'une suzeraineté de Rome sur toutes les autres Églises, idée qui n'a jamais été énoncée de façon claire avant le IXe siècle.
C'est faux. La primauté du pape est d'origine apostolique et n'apparaît pas qu'au IXe siècle. Je développerai peut-être cela un jour (ou quelqu'un d'autre qui en a le temps). C'est l'idée d'une primauté
inter pares qui n'est pas traditionnelle. Je vous accorde qu'il y eut au fil du temps une centralisation du pouvoir, mais non pas une rupture substantielle du rôle du pape (cf Fortescue, par exemple). Il n'y a pas de nouveauté dans l'idée que le successeur de Pierre est le chef de l'Eglise et possède une autorité spirituelle particulière sur les autres évêques.
Mais enfin, les papes eux-mêmes ont refusé l'usage officiel du filioque. Tout simplement parce qu'ils n'avaient pas l'autorité pour l'accepter dans le Credo : seul un concile aurait eu ce pouvoir.
Non, ce n'est pas parce qu'elle pensait ne pas en avoir le pouvoir ou le droit que Rome a refusé pendant un certain temps d'ajouter le
filioque dans le Credo. C'est essentiellement pour ne pas froisser les Grecs. D'ailleurs, elle n'a pas imposé aux Byzantins de réciter le Credo avec
filioque dans leur liturgie et elle ne l'impose actuellement toujours pas aux gréco-catholiques. Et surtout, Rome n'a pas refusé d'ajouter le
filioque au Credo parce qu'elle considérait la formule hérétique. Toute la ruse de Photius fut de mêler ce qui doit être clairement dissocié : 1) l'affirmation de la foi en la procession du Saint-Esprit par le Père et le Fils par la formule du
filioque. 2) l'introduction du
filioque dans le Credo liturgique. D'ailleurs, même le pape saint Léon III ne jugeait pas l'ajout du
filioque hérétique, bien qu'il y fût opposé. Dans une lettre aux moines latins de Jérusalem, il écrit clairement que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils et que c'est là la foi orthodoxe, que nul ne doit rejeter. Aux envoyés de Charlemagne, il explique bien que le
filioque est orthodoxe et qu'on peut l'enseigner, mais qu'il ne veut pas qu'on l'ajoute dans le Credo liturgique. C'est ce pape qui a fait graver sur des plaques d'argent le Credo en grec et en latin sans le
filioque. C'est pour cela que distinguer les points 1) et 2) est fondamental.
Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les Géorgiens, comme les Russes et comme tous les orthodoxes, s'identifient fortement à l'Empire byzantin et à son histoire, et ressentent le sac de Constantinople presque aussi douloureusement que les Grecs.
Certes, mais je pense que dans le cas de la Géorgie, c'est un sentiment qui n'est apparu que plus tard. Une vingtaine d'années seulement après le sac de Constantinople, la reine de Géorgie Russudane répondit à une lettre du pape Honorius III, incitée en cela par le
catholicos Arsène. Elle y reconnaît le pape comme le "père et seigneur de tous les chrétiens" et se montre favorable à la demande du pape en faveur de la Croisade. Le contexte politique délicat du pays fit que finalement, il ne fut pas possible d'envoyer des Géorgiens à la Croisade, mais c'est une autre histoire...
D'autant plus que, encore une fois, jamais les Turcs n'ont vandalisé la Hagia Sophia comme l'ont fait les croisés... vous dites qu'ils l'ont transformée en mosquée. Mais enfin, c'est dans l'ordre des choses !
Mais enfin, Nebularis ! Les Turcs ont mis fin à l'empire romain d'Orient ! Ils ont profané Sainte-Sophie durablement en y faisant totalement cesser le culte orthodoxe ! Comment pouvez-vous ne pas réaliser que c'est bien plus grave qu'une profanation certes inexcusable, mais n'ayant pas provoqué la fin de la liturgie pour toujours ? Qu'est-ce qui est pire : que des calvinistes commettent des sacrilèges dans une église catholique, brisant les images et les statues et saccageant l'autel, mais finalement sans la transformer durablement en temple protestant, ou qu'ils fassent les deux ? Qu'est-ce qui est censé provoquer le plus d'amertume ? Après le sac de Constantinople, la divine liturgie a de nouveau retenti dans Sainte-Sophie. Depuis la conquête de 1453, la Sainte Trinité n'y est plus invoquée et il s'entend actuellement beaucoup de voix musulmanes en faveur de la retransformation en mosquée...
C'est ce passé qui a fait de nous ce que nous sommes. Allez dire à un Grec de passer l'éponge, d'oublier 1204, d'oublier l'occupation ottomane ! C'est insensé, enfin.
Ce qui me semble insensé, c'est de mettre 1204 plus ou moins sur le même pied, question traumatisme, que l'occupation ottomane. Je n'ai aucun problème en soi avec le fait d'entretenir la mémoire de son passé...
C'est faux, puisque la Russie n'a jamais connu ni islamisation ni enclavement, et qu'elle s'est au contraire étendue à quasiment la moitié de l'Asie, notamment dès le XIVe siècle dans le Grand Nord, à l'Est de la Scandinavie, où vivent des peuples finnois. Ces derniers ont été évangélisés de manière pacifique, par l'exemple qu'offrait la vie des moines présents sur le territoire.
Je sais tout cela, mais on ne peut pas comparer l'évangélisation de quelques peuples finno-ougriens ou sibériens aux grandes missions d'évangélisation des catholiques. Je pense que l'infériorité du niveau d'éducation en Russie, par rapport au monde catholique, a joué un grand rôle dans la question qui nous occupe et explique mieux pourquoi ce sont les catholiques qui ont le plus fait d'efforts pour convertir les orthodoxes que l'inverse. La rigueur dont a pu faire preuve Byzance dans la répression des hérétiques et la violence de certains conflits théologiques ne me permettent en effet pas de conclure que les Grecs seraient "par nature" plus pacifiques que les Latins dans le maintien et la propagation de l'orthodoxie religieuse (sans parler de la répression des Vieux-croyants en Russie). L'amélioration dans l'instruction du clergé doit d'ailleurs beaucoup à l'influence catholique. C'est un peu cela aussi que je qualifiais d'enclavement.
Quant à Charlemagne, si je voulais vous embêter, je vous dirais de lire les pages que consacre Dom Guéranger à ce bienheureux (parce que oui, il apparaît dans plusieurs calendriers liturgiques et peut être fêté le 28 janvier...) dans son
Année liturgique.
En revanche, la querelle du filioque, les différends dogmatiques et moraux sont en relation tout à fait évidente avec les événements politiques, tels que le couronnement de Charlemagne ou le sac de Constantinople. Comment ne le voyez-vous pas ?
Ce que je vois, c'est que c'est vrai du côté grec. Mais quant à vous, comment ne voyez-vous pas que parler ainsi, c'est sous-entendre que le dogme est prisonnier des vicissitudes du temps et qu'il n'y a pas d'assurance infaillible de le voir préservé dans toute sa pureté ?