par Cinci » mer. 07 juil. 2021, 7:00
En 2019, Bret Easton Ellis a défrayé la chronique aux États-Unis en s'y attaquant avec un pamphlet intitulé White. Après une décennie de silence littéraire, l'écrivain américain y brave de front cette cancel culture et le politiquement correct qu'elle fait régner sur les réseaux. Douze mois plus tard, nous l'avons appelé afin de comprendre les ressorts de son incroyable développement en Amérique mais aussi en Europe.
[...]
«Quand un ami me demande comment je vais, je lui réponds : Écoute, je vais pas trop mal pour quelqu'un qui a été canceled à trois reprises durant la même année. Avant d'ajouter plus solennel : Je constate que cette cancel culture se répand un peu partout dans le monde [...] Je remarque que la plupart des phénomènes de cancel culture sont fondés sur des accusations morales et pas sur des faits. Alors, évidemment, tout cela représente une menace pour nos libertés, celles qui constituent notre culture et sont aujourd'hui foulées aux pieds. Cette société de l'indignation et du blâme s'appuie sur des schémas très autoritaires qui ne tiennent pas compte de la complexité de l'être humain. Nous sommes la conséquence d'erreurs et d'errements, cette ère de l'irréprochabilité n'a aucun sens.»
A ses yeux, le vrai problème réside dans le crédit accordé à ces mouvements de meute sur les réseaux.
«Que des gens encouragent la cancel culture sur Twitter, c'est une chose, s'appesantit Ellis. Ce n'est pas très surprenant. Mais ce qui me choque le plus, c'est de voir que des entreprises la corroborent en répondant positivement à ces demandes des réseaux sociaux. Quand une boîte décide de se séparer d'un employé au seul motif que des gens le demandent, c'est un grave problème. Comment une foule de gens anonymes qui hurlent le plus fort possible peut-elle être prise au sérieux dans la rupture d'un contrat de travail ? »
L'enfant terrible des années 1980 jadis critique de la droite reaganienne estime aujourd'hui que c'est la gauche américaine qui vire réactionnaire : «Quand j'étais plus jeune, la gauche défendait plutôt la liberté d'expression. Aujourd'hui, les mouvements progressistes deviennent aussi rigides et autoritaires que les institutions qu'ils combattent. Avant de raccrocher il conclut : «Ce qui est révélateur, c'est que dans beaucoup de cas, on est canceled pour quelque chose qu'on a fait il y a très longtemps. Parfois plus de trente ans. Sur une période aussi longue, personne aujourd'hui n'est irréprochable, et donc tout le monde peut être canceled. Qu'est-ce que cela veut dire ? Ça veut dire que nous sommes tous coupables. Nous avons tous eu à un moment donné un comportement limite et nous avons tous continuer d'avancer. [...] »
Le 7 juillet 2020, un collectif de plus de cent cinquante écrivains, artistes et journalistes de divers horizons politiques a tiré la sonnette d'alarme contre l'atmosphère étouffante générée par la cancel culture en publiant une lettre ouverte sur le site de la prestigieuse revue américaine , Harper's Magazine. On peut y lire :
«La censure, que l'on s'attend plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement aussi dans notre culture : intolérance à l'égard des opinions divergentes, goût pour l'humiliation publique et l'ostracisme, tendance à dissoudre les questions politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. On renvoie des rédacteurs en chef pour avoir publié des articles controversés; on retire des livres sous le prétexte d'un manque d'authenticité; on empêche des journalistes d'écrire sur certains sujets; on enquête sur des professeurs à cause des oeuvres littéraires qu'ils citent en classe; un chercheur est renvoyé pour avoir fait circuler un article scientifique [pourtant] dûment examiné par des pairs; et on limoge des dirigeant d'organisation pour des erreurs qui ne sont parfois que des maladresses.»
Parmi les personnalités signataires du texte : Salman Rushdie, Margaret Atwood, Gloria Steinem, Noam Chomsky, ou bien encore Mark Lilla, l'historien des idées qui avait déjà fustigé les dérives autoritaires de la gauche américaine. Pour ce professeur en science humaine à l'université Columbia (New-York), la cancel culture trouve son origine dans l'héritage évangélique puritain et protestant des Américains qui pousse à voir le monde de façon binaire à travers l'éradication des péchés.
C'est une menace pour nos libertés mais ce n'est pas le pire, met en garde Lilla. C'est surtout un danger pour le débat démocratique. Une démocratie libérale a besoin d'un échange régulier d'idées et d'arguments pour bien fonctionner, sinon elle devient une démocratie illibérale, comme on le voit en Hongrie ou en Turquie.
(à suivre)
En 2019, Bret Easton Ellis a défrayé la chronique aux États-Unis en s'y attaquant avec un pamphlet intitulé [i]White[/i]. Après une décennie de silence littéraire, l'écrivain américain y brave de front cette cancel culture et le politiquement correct qu'elle fait régner sur les réseaux. Douze mois plus tard, nous l'avons appelé afin de comprendre les ressorts de son incroyable développement en Amérique mais aussi en Europe.
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«Quand un ami me demande comment je vais, je lui réponds : Écoute, je vais pas trop mal pour quelqu'un qui a été [i]canceled[/i] à trois reprises durant la même année. Avant d'ajouter plus solennel : Je constate que cette cancel culture se répand un peu partout dans le monde [...] Je remarque que la plupart des phénomènes de cancel culture sont fondés sur des accusations morales et pas sur des faits. Alors, évidemment, tout cela représente une menace pour nos libertés, celles qui constituent notre culture et sont aujourd'hui foulées aux pieds. Cette société de l'indignation et du blâme s'appuie sur des schémas très autoritaires qui ne tiennent pas compte de la complexité de l'être humain. Nous sommes la conséquence d'erreurs et d'errements, cette ère de l'irréprochabilité n'a aucun sens.»
A ses yeux, le vrai problème réside dans le crédit accordé à ces mouvements de meute sur les réseaux.
«Que des gens encouragent la cancel culture sur Twitter, c'est une chose, s'appesantit Ellis. Ce n'est pas très surprenant. Mais ce qui me choque le plus, c'est de voir que des entreprises la corroborent en répondant positivement à ces demandes des réseaux sociaux. Quand une boîte décide de se séparer d'un employé au seul motif que des gens le demandent, c'est un grave problème. Comment une foule de gens anonymes qui hurlent le plus fort possible peut-elle être prise au sérieux dans la rupture d'un contrat de travail ? »
L'enfant terrible des années 1980 jadis critique de la droite reaganienne estime aujourd'hui que c'est la gauche américaine qui vire réactionnaire : «Quand j'étais plus jeune, la gauche défendait plutôt la liberté d'expression. Aujourd'hui, les mouvements progressistes deviennent aussi rigides et autoritaires que les institutions qu'ils combattent. Avant de raccrocher il conclut : «Ce qui est révélateur, c'est que dans beaucoup de cas, on est [i]canceled[/i] pour quelque chose qu'on a fait il y a très longtemps. Parfois plus de trente ans. Sur une période aussi longue, personne aujourd'hui n'est irréprochable, et donc tout le monde peut être canceled. Qu'est-ce que cela veut dire ? Ça veut dire que nous sommes tous coupables. Nous avons tous eu à un moment donné un comportement limite et nous avons tous continuer d'avancer. [...] »
Le 7 juillet 2020, un collectif de plus de cent cinquante écrivains, artistes et journalistes de divers horizons politiques a tiré la sonnette d'alarme contre l'atmosphère étouffante générée par la cancel culture en publiant une lettre ouverte sur le site de la prestigieuse revue américaine , [i]Harper's Magazine[/i]. On peut y lire :
«La censure, que l'on s'attend plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement aussi dans notre culture : intolérance à l'égard des opinions divergentes, goût pour l'humiliation publique et l'ostracisme, tendance à dissoudre les questions politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. On renvoie des rédacteurs en chef pour avoir publié des articles controversés; on retire des livres sous le prétexte d'un manque d'authenticité; on empêche des journalistes d'écrire sur certains sujets; on enquête sur des professeurs à cause des oeuvres littéraires qu'ils citent en classe; un chercheur est renvoyé pour avoir fait circuler un article scientifique [pourtant] dûment examiné par des pairs; et on limoge des dirigeant d'organisation pour des erreurs qui ne sont parfois que des maladresses.»
Parmi les personnalités signataires du texte : Salman Rushdie, Margaret Atwood, Gloria Steinem, Noam Chomsky, ou bien encore Mark Lilla, l'historien des idées qui avait déjà fustigé les dérives autoritaires de la gauche américaine. Pour ce professeur en science humaine à l'université Columbia (New-York), la cancel culture trouve son origine dans l'héritage évangélique puritain et protestant des Américains qui pousse à voir le monde de façon binaire à travers l'éradication des péchés.
C'est une menace pour nos libertés mais ce n'est pas le pire, met en garde Lilla. C'est surtout un danger pour le débat démocratique. Une démocratie libérale a besoin d'un échange régulier d'idées et d'arguments pour bien fonctionner, sinon elle devient une démocratie illibérale, comme on le voit en Hongrie ou en Turquie.
(à suivre)