par Cinci » mer. 15 janv. 2020, 1:39
Voici quelques extraits du livre Le sang du pauvre.
Au chapitre 14
Le petit roi
Un soir dans une réunion publique en 1869 j'entendis cette citation de Lamennais ("J'ai vu, dans un berceau, un enfant criant et bavant, et autour de lui étaient des vieillards qui lui disaient Seigneur ! et qui s'agenouillaient, l'adoraient. Et j'ai compris toute la misère de l'homme") faite par un jeune homme triste qui est aujourd'hui parmi les fantômes, et l'amertume en est restée profondément en moi. Je pense qu'il y a encore de ces fils de roi quelque part, et je suis certain qu'il reste beaucoup de ces vieillards,surtout dans le monde républicain. En tout cas, il y a des petits enfants propriétaires.
En voici un qui dort dans son berceau blanc et rose, plein de dentelle et de satin. Il ressemble à une fleur sur des fleurs. C'est l'innocence et la beauté. On l'appelle "Petit Roi, Trésor adoré", et il possède, en effet, plusieurs millions. Sa mère est morte en le mettant au monde et son père l'a suivie de près, on ne sait pourquoi. L'un et l'autre sont allés, tout nus, rendre leurs comptes. Il a un tuteur plein de prudence et plusieurs gérants carnassiers qui s'occupent de ses affaires. C'est le commencement d'une belle vie. Si on ne le tue pas de douceurs et de caresses, il sera un fameux homme dans quinze ou vingt ans.
Son éducation, dans tous les cas, est assurée. Rien n'y manquera (*). Avant même qu'il ait appris à parler, on lui aura fait comprendre que la richesse est l'unique bien et qu'il est précisément possesseur d'une richesse immense. De très bonne heure, il saura qu'étant fils de son père, qui fut un admirable voleur, il a droit au respect le plus profond et à l'unanime adoration des autres mortels - si toutefois on peut croire qu'il soit lui-même un mortel. Sans risquer la méningite, il devinera que ce droit, conféré par la possession de l'argent, surpasse infiniment tous les efforts de l'intelligence et qu'il est ridicule de se surmener.
Si son éducation est très bien faite, le mépris de la pauvreté sera son flambeau, sa lumière pour tout éclairer, tout discerner, tout brouiller. Et cela toute sa vie, sauf miracle. Vécût-il cent ans, il ignorera toujours que les pauvres sont des hommes comme lui, et qui souffrent. Où prendrait-il, d'ailleurs, l'idée de la souffrance ? Cette idée-là est comme le lait : il faut la prendre au sein de la mère ; il faut avoir été allaité, bercé par la douleur, par la vraie douleur de misère. Passé l'âge de raison, qu'on dit être celui de sept ans, il n'y a presque plus moyen d'apprendre à souffrir.
En attendant son destin quel qu'il puisse être, les sports variés remplaceront la culture intellectuelle, si parfaitement inutile aux gens du monde, et surtout la culture morale, exigible seulement de la valetaille ou de quelques croupiers ambitieux. Laissant loin derrière lui ceux qui ne veulent rien savoir, il ne saura même pas qu'il y a quelque chose à ignorer. Mécanique à volupté jusqu'à son dernier jour, la pauvreté lui sera aussi inconnue que la théologie mystique ou l'histoire universelle, et, quand la mort le réveillera de ses imbéciles songes, il faudra lui essuyer les yeux avec des tessons brûlants pour qu'il aperçoive enfin cette compagne de Jésus-Christ !
Ce moment est loin, espérons-le. Aujourd'hui, le voici dans son berceau. Il pourrait être dans la rue sur un tas d'ordures, comme tant d'enfants abandonnés. Mais il y a une loi promulguée par les démons, qui veut que certains enfants naissent riches et que d'autres enfants naissent pauvres.
- Ton père, ô petit roi, s'est approprié la substance d'un grand nombre. Il est juste que tu en profites et que les enfants des pères qui n'ont jamais volé personne souffrent pour toi. Cela, c'est la stricte justice, tous les notaires le diront. Lorsqu'on te servira respectueusement ton petit déjeuner dans ton petit lit bien chaud, d'autres enfants de ton âge, à moitié nus, et qui ont plus faim que toi, chercheront parmi les ordures quelques-unes des précieuses croûtes que tu dédaignes, si les chiens ont eu la bonté de leur en laisser. Mais cela on ne te le dira pas, parce que cela te dégoûterait, cher ange.
On ne te dira pas non plus que ces misérables enfants qui te ressemblent si peu ont été mis dans la rue par toi, ou du moins pour toi, et en ton nom, car tu étais leur Propriétaire, et que la jolie tasse où tu bois ton chocolat représente beaucoup plus que le prix de l'humble table de famille où ils prenaient les repas chaque jour avec leurs parents quand tu n'avais pas fait vendre leur mobilier.
Que peuvent signifier l'Étable de Bethléem et le mystère de la Sainte Enfance pour ces petits êtres, avilis et dénaturés par la richesse dès leur entrée dans ce monde horrible que leur présence fait paraître plus horrible encore ? Imagine-t-on quelque chose de plus douloureux ? Un pauvre enfant désarmé dont on fait, sans qu'il le sache, un vase d'injustice et de cruauté, au nom de qui s'accomplissent légalement des actes affreux qu'il ne pourra jamais réparer [...] L'Évangile dit : "Malheur aux riches !" Se représente-t-on la force de cette parole s'exerçant sur un nouveau-né ?
A supposer une infinitésimale puériculture de religion, que pourra penser le petit roi, sinon que les gens de Bethléem eurent bien raison de ne pas héberger une famille si pauvre, et que l'Enfant de Marie dut s'estimer trop heureux de n'être pas rebuté par le boeuf ni l'âne et de recevoir gratuitement l'hospitalité de ces animaux ?
Pour ce qui est des Rois Mages, il est trop évident qu'ils avaient agi sans conseil et que leurs présents eussent été mieux placés à la cour d'Hérode avec qui ils eurent la maladresse de se brouiller, ce qui eut pour conséquence la mort de plusieurs enfants dignes d'intérêt dont les parents devaient avoir de l'argent placé dans les compagnies d'assurance de la Judée.
___
(*) Certains religieux y ont pourvu. Les Dominicains, entre autres, ont à Paris une école à l'usage exclusif des jeunes gens riches, appelés à briller dans le monde. Ces pères laïcisés sont des hommes de sport et de belle prestance. Une règle rigide en cette école religieuse, exige qu'il ne soit jamais parlé de religion aux élèves. Si l'un d'entre eux énonce des impiétés, il ne convient pas de lui imposer silence, encore moins de le réprimander. Le dimanche, messe rapide, uniquement pour la forme, juste ce qu'il faut pour sauver saint Dominique. Occasion, pour messieurs les élèves, de s'unir au Saint Sacrifice en lisant des cochonneries. L'après-midi du dimanche, vêpres au cirque, au cinématographe, en divers théâtres où leur maîtres les conduisent. Mais ils préfèrent la boxe, les courses et la danse qui fatiguent moins leur cerveau, et on les y encourage volontiers. Inutile d'ajouter que l'abstinence et le jeûne sont sévèrement prohibés. Quant aux moeurs, on présume qu'elles feraient peur à des chevaux de remonte. Cet établissement est recommandé aux familles riches et ambitieuses, pour leurs enfants, pour une éducation distinguée.
Voici quelques extraits du livre [i]Le sang du pauvre[/i].
[b]Au chapitre 14
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[size=150]Le petit roi
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Un soir dans une réunion publique en 1869 j'entendis cette citation de Lamennais ("[i]J'ai vu, dans un berceau, un enfant criant et bavant, et autour de lui étaient des vieillards qui lui disaient Seigneur ! et qui s'agenouillaient, l'adoraient. Et j'ai compris toute la misère de l'homme[/i]") faite par un jeune homme triste qui est aujourd'hui parmi les fantômes, et l'amertume en est restée profondément en moi. Je pense qu'il y a encore de ces fils de roi quelque part, et je suis certain qu'il reste beaucoup de ces vieillards,surtout dans le monde républicain. En tout cas, il y a des petits enfants propriétaires.
En voici un qui dort dans son berceau blanc et rose, plein de dentelle et de satin. Il ressemble à une fleur sur des fleurs. C'est l'innocence et la beauté. On l'appelle "Petit Roi, Trésor adoré", et il possède, en effet, plusieurs millions. Sa mère est morte en le mettant au monde et son père l'a suivie de près, on ne sait pourquoi. L'un et l'autre sont allés, tout nus, rendre leurs comptes. Il a un tuteur plein de prudence et plusieurs gérants carnassiers qui s'occupent de ses affaires. C'est le commencement d'une belle vie. Si on ne le tue pas de douceurs et de caresses, il sera un fameux homme dans quinze ou vingt ans.
Son éducation, dans tous les cas, est assurée. Rien n'y manquera (*). Avant même qu'il ait appris à parler, on lui aura fait comprendre que la richesse est l'unique bien et qu'il est précisément possesseur d'une richesse immense. De très bonne heure, il saura qu'étant fils de son père, qui fut un admirable voleur, il a droit au respect le plus profond et à l'unanime adoration des autres mortels - si toutefois on peut croire qu'il soit lui-même un mortel. Sans risquer la méningite, il devinera que ce droit, conféré par la possession de l'argent, surpasse infiniment tous les efforts de l'intelligence et qu'il est ridicule de se surmener.
Si son éducation est très bien faite, le mépris de la pauvreté sera son flambeau, sa lumière pour tout éclairer, tout discerner, tout brouiller. Et cela toute sa vie, sauf miracle. Vécût-il cent ans, il ignorera toujours que les pauvres sont des hommes comme lui, et qui souffrent. Où prendrait-il, d'ailleurs, l'idée de la souffrance ? Cette idée-là est comme le lait : il faut la prendre au sein de la mère ; il faut avoir été allaité, bercé par la douleur, par la vraie douleur de misère. Passé l'âge de raison, qu'on dit être celui de sept ans, il n'y a presque plus moyen d'apprendre à souffrir.
En attendant son destin quel qu'il puisse être, les sports variés remplaceront la culture intellectuelle, si parfaitement inutile aux gens du monde, et surtout la culture morale, exigible seulement de la valetaille ou de quelques croupiers ambitieux. Laissant loin derrière lui ceux qui ne veulent rien savoir, il ne saura même pas qu'il y a quelque chose à ignorer. Mécanique à volupté jusqu'à son dernier jour, la pauvreté lui sera aussi inconnue que la théologie mystique ou l'histoire universelle, et, quand la mort le réveillera de ses imbéciles songes, il faudra lui essuyer les yeux avec des tessons brûlants pour qu'il aperçoive enfin cette compagne de Jésus-Christ !
Ce moment est loin, espérons-le. Aujourd'hui, le voici dans son berceau. Il pourrait être dans la rue sur un tas d'ordures, comme tant d'enfants abandonnés. Mais il y a une loi promulguée par les démons, qui veut que certains enfants naissent riches et que d'autres enfants naissent pauvres.
- Ton père, ô petit roi, s'est approprié la substance d'un grand nombre. Il est juste que tu en profites et que les enfants des pères qui n'ont jamais volé personne souffrent pour toi. Cela, c'est la stricte justice, tous les notaires le diront. Lorsqu'on te servira respectueusement ton petit déjeuner dans ton petit lit bien chaud, d'autres enfants de ton âge, à moitié nus, et qui ont plus faim que toi, chercheront parmi les ordures quelques-unes des précieuses croûtes que tu dédaignes, si les chiens ont eu la bonté de leur en laisser. Mais cela on ne te le dira pas, parce que cela te dégoûterait, cher ange.
On ne te dira pas non plus que ces misérables enfants qui te ressemblent si peu ont été mis dans la rue par toi, ou du moins pour toi, et en ton nom, car tu étais leur Propriétaire, et que la jolie tasse où tu bois ton chocolat représente beaucoup plus que le prix de l'humble table de famille où ils prenaient les repas chaque jour avec leurs parents quand tu n'avais pas fait vendre leur mobilier.
Que peuvent signifier l'Étable de Bethléem et le mystère de la Sainte Enfance pour ces petits êtres, avilis et dénaturés par la richesse dès leur entrée dans ce monde horrible que leur présence fait paraître plus horrible encore ? Imagine-t-on quelque chose de plus douloureux ? Un pauvre enfant désarmé dont on fait, sans qu'il le sache, un vase d'injustice et de cruauté, au nom de qui s'accomplissent légalement des actes affreux qu'il ne pourra jamais réparer [...] L'Évangile dit : "Malheur aux riches !" Se représente-t-on la force de cette parole s'exerçant sur un nouveau-né ?
A supposer une infinitésimale puériculture de religion, que pourra penser le petit roi, sinon que les gens de Bethléem eurent bien raison de ne pas héberger une famille si pauvre, et que l'Enfant de Marie dut s'estimer trop heureux de n'être pas rebuté par le boeuf ni l'âne et de recevoir gratuitement l'hospitalité de ces animaux ?
Pour ce qui est des Rois Mages, il est trop évident qu'ils avaient agi sans conseil et que leurs présents eussent été mieux placés à la cour d'Hérode avec qui ils eurent la maladresse de se brouiller, ce qui eut pour conséquence la mort de plusieurs enfants dignes d'intérêt dont les parents devaient avoir de l'argent placé dans les compagnies d'assurance de la Judée.
___
(*) Certains religieux y ont pourvu. Les Dominicains, entre autres, ont à Paris une école à l'usage exclusif des jeunes gens riches, appelés à briller dans le monde. Ces pères laïcisés sont des hommes de sport et de belle prestance. Une règle rigide en cette école religieuse, exige qu'il ne soit jamais parlé de religion aux élèves. Si l'un d'entre eux énonce des impiétés, il ne convient pas de lui imposer silence, encore moins de le réprimander. Le dimanche, messe rapide, uniquement pour la forme, juste ce qu'il faut pour sauver saint Dominique. Occasion, pour messieurs les élèves, de s'unir au Saint Sacrifice en lisant des cochonneries. L'après-midi du dimanche, vêpres au cirque, au cinématographe, en divers théâtres où leur maîtres les conduisent. Mais ils préfèrent la boxe, les courses et la danse qui fatiguent moins leur cerveau, et on les y encourage volontiers. Inutile d'ajouter que l'abstinence et le jeûne sont sévèrement prohibés. Quant aux moeurs, on présume qu'elles feraient peur à des chevaux de remonte. Cet établissement est recommandé aux familles riches et ambitieuses, pour leurs enfants, pour une éducation distinguée.