par Cinci » mer. 20 juin 2018, 12:42
La tache, Gallimard, 2002, 479 p.
A la veille de la retraite, un professeur de lettres classiques, accusé s'avoir tenu des propos racistes, préfère démissionner plutôt que de livrer le secret qui pourrait l'innocenter. Tandis que l'affaire Lewinski défraie les chroniques bien-pensantes, Nathan Zuckerman ouvre le dossier de son voisin Coleman Silk et découvre derrière la vie très rangée de l'ancien doyen un passé inouï, celui d'un homme qui s'est littéralement réinventé, et un présent non moins ravageur : sa liaison avec la sensuelle Faunia, femme de ménage de trente-quatre ans.
La tache complète la trilogie de Philip Roth sur l'identité de l'individu dans les grands bouleversements de l'Amérique d'après-guerre, où tout est équivoque et rien n'est sans mélange, car la tache "est en chacun, inhérente à demeure, constitutive, elle qui préexiste à la désobéissance, qui englobe la désobéissance, défie toute explication, toute compréhension. C'est pourquoi laver cette souillure n'est qu'une plaisanterie de barbare, et le fantasme de pureté terrifiant".
En ouvrant le livre :
Oedipe :
Quel est le rite de purification ? Comment faudra-t-il l'accomplir ?
Créon :
En bannissant un homme, ou par l'expiation du sang par le sang.
- Sophocle
Odedipe roi
... en Amérique en général, ce fut l'été du marathon de la tartufferie : le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute : un président des États-Unis, quadragénaire plein de verdeur et une de ses employées, une drôlesse de vingt-et-un ans folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l'Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l'indignation hypocrite.
Au Congrès, dans la presse, a la radio et à la télé, les enfoirés à la vertu majuscule donnaient à qui mieux mieux des leçons de morale, dans leur soif s'accuser, de censurer et de punir, tous possédés par cette frénésie calculée que Hawthorne (dans les années 1860) avait déjà stigmatisée à l'aube de notre pays comme le "génie de la persécution"; tous mourraient d'envie d'accomplir les rites de purification astringents qui permettraient d'exciser l'érection de la branche exécutive - après quoi le sénateur Lieberman pourrait enfin regarder la télévision en toute quiétude et sans embarras avec sa petite-fille de dix ans. Non, si vous n'avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c'est que l'indignation vertueuse.
L'éditorialiste William Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes : "Du temps d'Abelard, on savait empêcher le coupable de recommencer, insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président (ce qu'il appelait d'ailleurs ses incontinences charnelles) la destitution, punition anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l'avoir épousée.
La nostalgie nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l'incontinence, ne s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d'une gratification financière propre à susciter les bonnes volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.
Ce fut l'été où pour la millionième fois la pagaille, le chaos le vandalisme moral prirent le pas sur l'idéologie d'untel et la moralité de tel autre, Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une fois de plus l'Amérique.
[i]La tache[/i], Gallimard, 2002, 479 p.
[quote]A la veille de la retraite, un professeur de lettres classiques, accusé s'avoir tenu des propos racistes, préfère démissionner plutôt que de livrer le secret qui pourrait l'innocenter. Tandis que l'affaire Lewinski défraie les chroniques bien-pensantes, Nathan Zuckerman ouvre le dossier de son voisin Coleman Silk et découvre derrière la vie très rangée de l'ancien doyen un passé inouï, celui d'un homme qui s'est littéralement réinventé, et un présent non moins ravageur : sa liaison avec la sensuelle Faunia, femme de ménage de trente-quatre ans.
[i]La tache[/i] complète la trilogie de Philip Roth sur l'identité de l'individu dans les grands bouleversements de l'Amérique d'après-guerre, où tout est équivoque et rien n'est sans mélange, car la tache "est en chacun, inhérente à demeure, constitutive, elle qui préexiste à la désobéissance, qui englobe la désobéissance, défie toute explication, toute compréhension. C'est pourquoi laver cette souillure n'est qu'une plaisanterie de barbare, et le fantasme de pureté terrifiant".[/quote]
En ouvrant le livre :
Oedipe :
Quel est le rite de purification ? Comment faudra-t-il l'accomplir ?
Créon :
En bannissant un homme, ou par l'expiation du sang par le sang.
- Sophocle
Odedipe roi
[quote]... en Amérique en général, ce fut l'été du marathon de la tartufferie : le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute : un président des États-Unis, quadragénaire plein de verdeur et une de ses employées, une drôlesse de vingt-et-un ans folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l'Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l'indignation hypocrite.
Au Congrès, dans la presse, a la radio et à la télé, les enfoirés à la vertu majuscule donnaient à qui mieux mieux des leçons de morale, dans leur soif s'accuser, de censurer et de punir, tous possédés par cette frénésie calculée que Hawthorne (dans les années 1860) avait déjà stigmatisée à l'aube de notre pays comme le "génie de la persécution"; tous mourraient d'envie d'accomplir les rites de purification astringents qui permettraient d'exciser l'érection de la branche exécutive - après quoi le sénateur Lieberman pourrait enfin regarder la télévision en toute quiétude et sans embarras avec sa petite-fille de dix ans. Non, si vous n'avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c'est que l'indignation vertueuse.
L'éditorialiste William Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes : "Du temps d'Abelard, on savait empêcher le coupable de recommencer, insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président (ce qu'il appelait d'ailleurs ses incontinences charnelles) la destitution, punition anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l'avoir épousée.
La nostalgie nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l'incontinence, ne s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d'une gratification financière propre à susciter les bonnes volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.
Ce fut l'été où pour la millionième fois la pagaille, le chaos le vandalisme moral prirent le pas sur l'idéologie d'untel et la moralité de tel autre, Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une fois de plus l'Amérique. [/quote]