par Cinci » ven. 12 mars 2021, 1:58
La Bruyère
Le temps, la vie, la mort
Le moraliste Jean de la Bruyère (1645-1696) passe pour un aimable portraitiste ébloui par la pittoresque cour de Louis XIV dont il eût dénoncé les pompes avec des accents du XVIIIe siècle. Erreur. Il était pieux, proche des jésuites, disciple de Bossuet, de moeurs austères, généreux; et, bien sûr, son livre, Les Caractères, est profond si l'on daigne le lire en entier.
La Bruyère a sur la mort une remarque étonnante :
"Si de tous les hommes les uns mouraient, les autres non, ce serait une désolante affliction que de mourir." (De l'homme, chap. 43)
En effet, nul en ce cas ne saurait, dès sa naissance, s'il est destiné à mourir, ou non; les uns, mortels, s'indigneraient en mourant du privilège des autres; les autres, immortels, auraient la souffrance de survivre à leurs proches; et règneraient donc entre les hommes une révoltante inégalité, s'ajoutant à tous les autres. Il vaut donc mieux que nous mourions tous, tôt ou tard, bien ou mal, ce qui nous autorise à poser sûrement qu'il est une condition humaine, universelle, qui, notamment, nous égalise dans la mort. Que nous y soyons sujets, c'est évidemment une affliction, puisque par la mort nous perdons les nôtres ou nous mourons nous mêmes. Mais, si la mort ne nous frappait pas tous, La Bruyère précise : une désolante affliction.
Désolante. Le mourant se penserait nécessairement la victime d'une disgrâce imméritée, le survivant ne comprendrait pas pourquoi il reste toujours en vie, et dans les deux cas, le désespoir ou de mourir, ou de vivre, serait atroce. Pire même : quelle société pourrait se fonder sur une telle disparité, et quelle communion de pensées, de langages, de prières serait concevable entre des hommes ainsi désaccordés ?
Donc tous meurent. Mais la mort du chrétien, dit encore notre auteur, en tant que mort inéluctable, se trouve (exactement comme sa vie) "adoucie par la religion".
Lui-même expira chez lui, dans la nuit du 10 au 11 mai 1696, dans son petit logement de l'Hôtel des Condé à Versailles, frappé d'une attaque. Les médecins vinrent, un prêtre aussi, il était encore conscient. Il avait cinquante et un ans. Il léguait à ses neveux ses médiocres biens : une centaine de livres, une guitare, un prie-Dieu en sapin, une canne à poignée d'argent; il avait déjà réservé le produit de la vente de ses Caractères à la fille de son éditeur, ce serait sa dot; il mourut sous le seul tableau qu'il possédait, un portrait de son maître, Bossuet. Il travaillait à améliorer encore ses Caractères.
Saint-Simon, si souvent sévère à l'encontre de ses semblables et inquiet sur leur salut éternel, daignera parler de la mort de La Bruyère dans ses Mémoires, et dira :" C'était un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant, et fort désintéressé. Je l'avais assez connu pour le regretter."
Pour Saint-Simon, pas de doute : La Bruyère avait su adoucir sa vie, et forcément sa mort, par la religion.
Alain Lanavère, "L'eschatologie dans les lettres" in Chemin d'éternité, novembre-décembre 2015
[size=150]La Bruyère[/size]
[b]Le temps, la vie, la mort
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Le moraliste Jean de la Bruyère (1645-1696) passe pour un aimable portraitiste ébloui par la pittoresque cour de Louis XIV dont il eût dénoncé les pompes avec des accents du XVIIIe siècle. Erreur. Il était pieux, proche des jésuites, disciple de Bossuet, de moeurs austères, généreux; et, bien sûr, son livre, Les Caractères, est profond si l'on daigne le lire en entier.
La Bruyère a sur la mort une remarque étonnante :
"Si de tous les hommes les uns mouraient, les autres non, ce serait une désolante affliction que de mourir." ([i]De l'homme[/i], chap. 43)
En effet, nul en ce cas ne saurait, dès sa naissance, s'il est destiné à mourir, ou non; les uns, mortels, s'indigneraient en mourant du privilège des autres; les autres, immortels, auraient la souffrance de survivre à leurs proches; et règneraient donc entre les hommes une révoltante inégalité, s'ajoutant à tous les autres. Il vaut donc mieux que nous mourions tous, tôt ou tard, bien ou mal, ce qui nous autorise à poser sûrement qu'il est une condition humaine, universelle, qui, notamment, nous égalise dans la mort. Que nous y soyons sujets, c'est évidemment une affliction, puisque par la mort nous perdons les nôtres ou nous mourons nous mêmes. Mais, si la mort ne nous frappait pas tous, La Bruyère précise : [i]une désolante affliction[/i].
Désolante. Le mourant se penserait nécessairement la victime d'une disgrâce imméritée, le survivant ne comprendrait pas pourquoi il reste toujours en vie, et dans les deux cas, le désespoir ou de mourir, ou de vivre, serait atroce. Pire même : quelle société pourrait se fonder sur une telle disparité, et quelle communion de pensées, de langages, de prières serait concevable entre des hommes ainsi désaccordés ?
Donc tous meurent. Mais la mort du chrétien, dit encore notre auteur, en tant que mort inéluctable, se trouve (exactement comme sa vie) "adoucie par la religion".
Lui-même expira chez lui, dans la nuit du 10 au 11 mai 1696, dans son petit logement de l'Hôtel des Condé à Versailles, frappé d'une attaque. Les médecins vinrent, un prêtre aussi, il était encore conscient. Il avait cinquante et un ans. Il léguait à ses neveux ses médiocres biens : une centaine de livres, une guitare, un prie-Dieu en sapin, une canne à poignée d'argent; il avait déjà réservé le produit de la vente de ses [i]Caractères[/i] à la fille de son éditeur, ce serait sa dot; il mourut sous le seul tableau qu'il possédait, un portrait de son maître, Bossuet. Il travaillait à améliorer encore ses [i]Caractères[/i].
Saint-Simon, si souvent sévère à l'encontre de ses semblables et inquiet sur leur salut éternel, daignera parler de la mort de La Bruyère dans ses [i]Mémoires[/i], et dira :" C'était un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant, et fort désintéressé. Je l'avais assez connu pour le regretter."
Pour Saint-Simon, pas de doute : La Bruyère avait su adoucir sa vie, et forcément sa mort, par la religion.
Alain Lanavère, "L'eschatologie dans les lettres" in [i]Chemin d'éternité[/i], novembre-décembre 2015