Bonjour Raistlin,
Raistlin a écrit :Mais bien sûr que théologiquement parlant, je suis anti-judaïste.
Vous rappelez-vous cette petit discussion que nous avons eu par le passé sur ce forum ? La foi chrétienne n'est pas "anti-" parce qu'elle n'est pas "contre" le judaïsme. Elle l'accompli. J'avais alors proposé cette reformulation d'anapléro-judaïsme, si vous vous souvenez. Après, j'entends bien que le judaïsme rabbinique n'est pas le judaïsme du second temple, et c'est là que le thèse du théologien J. Ratzinger (qu'ici nous allons distinguer du pape Benoit XVI pour ne pas faire de confusion avec le magistère) est intéressante. Cette branche du judaïsme rabbinique a ceci en commun avec le christianisme de se construire sur une théologie "sans-temple-de-pierre". Tout en n'ayant pas accepté l'Evangile, le chemin de ce peuple se poursuit sur les pas de l'ancienne alliance, mais livré à une destinée sans ce temple de pierre, les poussant à une relecture de cette ancienne alliance qui ne peut que les conduire en définitif au Christ, vrai temple (j'extrapole un peu son bouquin, si ma mémoire est bonne).
Théologiquement, il est plus ou moins reconnu dans l'Eglise qu'un temps est prévu par Dieu pour le salut des juifs, que Dieu seul connait. Ce qu'il faut bien voir c'est qu'en attendant le jugement dernier, notre situation à tous doit nous poser question : nous avons tous été sauvés par le Christ, et pourtant sa parousie n'a pas encore eu lieu. Nous vivons une ère comme un espèce de "non-temps" ou une sortie du temps. La venue du Christ sur terre est le commencement et la fin de toute l'histoire. La révélation est complètement achevée, et pourtant nous continuons de vivre ici bas comme "avant" en quelque sorte. Nous ne sommes pas tous montés aux cieux d'un seul coup derrière Jésus après l'Ascension. Cela veut dire que notre histoire a quelque chose de particulier et qui pose beaucoup question dans le rapport du salut au temps. C'est un temps où se développe l'espérance du salut, sans trop qu'on puisse en comprendre la logique.
Si on s'arrête un moment sur cette question, donc... Je crois que le fait que l'ancienne alliance et la nouvelle "cohabitent" dans notre histoire est un signe important de cette ère "sacramentelle" que nous vivons. Il y a un temps de l'histoire où les couches de la révélation se développent comme les couches d'un oignon, et où, pour prendre l'exemple que nous connaissons le mieux, le salut de l'Eglise est déjà préfiguré dans l'exode d'Israël d'Egypte vers la terre promise. Dans cette ère de l'histoire qui voit s'accomplir pas à pas la révélation divine, il y a une progression de la révélation.
Puis un jour, "tout est achevé". La logique, pour qui croit cela, serait de penser que ça y est : le pèlerinage de l'humanité sur terre prend fin. Mais non, une nouvelle ère commence. Par le baptême, l'humanité peut entrer dans ce dernier shabbat qu'est notre ère, un "non-jour" mais qui dure probablement jusqu'à ce que chaque personne en ce monde y entre par le baptême. C'est là que de concevoir que les juifs sont probablement appelés à être les derniers à entrer dans ce "non-jour" a quelque chose d'incroyablement lumineux. Parce que dans ce temps particulier que nous vivons, dans l'attente de la parousie, la coexistence visible dans l'humanité de l'ancienne alliance et de la nouvelle rend visible dans sa totalité la révélation. Son début et sa fin. S'il n'y avait plus de juifs aujourd'hui, mais que nous soyons toujours dans l'attente du retour du Christ, alors ce serait pour les nouvelles générations un "signe des temps en moins". La révélation, l'histoire de l'alliance de Dieu avec son peuple, ne serait pas visible dans sa globalité. L'ère sacramentelle est une ère du signe, du témoignage. C'est l'ère de ce qui rend visible et incarne les réalités célestes. Voilà pourquoi l'eucharistie ! Nous revivons sans arrêt la passion, la mort et la résurrection du Seigneur. Nous la rendons visible dans l'eucharistie. Mais aussi par notre témoignage et l'Espérance dont nous rendons compte. C'est notre vocation de baptisés. Nous ne nous précipitons pas en masse dans le royaume des cieux tirés par Dieu qui nous y conduit. Le royaume des cieux n'est pas un ailleurs où nous devons aller. Dieu veut transsubstantier notre monde pour qu'il devienne le royaume des cieux. Et nous collaborons à cette tâche tant par la liturgie, que par le témoignage de sainteté et surtout, surtout, par la communion eucharistique qui nous transsubstantie nous-mêmes.
Où est-ce que je veux en venir. Si le monde d'ici bas est comme l'offrande eucharistique, dans lequel Dieu s'invite pour en faire le royaume des cieux attendu, et si nous y collaborons en étant signe de sa passion, sa mort et sa résurrection, les juifs y collaborent également en étant des signes vivants de l'ancienne alliance. Ainsi, ici-bas et tant qu'il durera comme cela, il FAUT que l'ensemble de la révélation, ancienne et nouvelle alliance, soit rendue visible. L'ancienne alliance reste un enseignement pour nous et pour le monde. Dans cette ère où l'enseignement divin se transmet par des pierres vivantes, les juifs sont les pierres vivantes de l'ancienne alliance. Voilà pourquoi je crois que leur subsistance dans l'histoire est providentielle. Ainsi, avec les juifs et les chrétiens vivant chacun l'alliance qu'ils ont reçu de Dieu, c'est toute l'alliance de Dieu avec l'humanité qui est rendue visible et vivante, de la base au sommet.
Ca ne veut pas dire que le judaïsme se suffit à lui-même comme religion. Mais ma foi chrétienne à moi non plus n'est pas complète. Elle est en devenir, chaque jour. La Tradition aussi est vivante et sans cesse actualisée. La révélation est complète mais mon intelligence n'y a pas encore accédé dans son entier. Il y a un nouvel oignon à éplucher ! Et concrètement, le peuple juif dans ce qu'il perpétue, garde vivant une grosse partie de ce qu'il me manque encore d'intelligence de la révélation. Voilà pourquoi cette thèse que le peuple juif a sa raison d'être encore aujourd'hui dans l'économie du salut, je la trouve lumineuse. Elle nous rappelle ce qu'est un "accomplissement" des Saintes Ecritures. Elle rend visible les racines de ce qui est accompli. Et pas uniquement comme des archives textuels. De la même manière que nous ne sommes pas une religion du livre, tout ce que nous avons à vivre, à contempler, à recevoir comme enseignement, doit être porté par le vivant.
De la même manière que chaque dimanche nous ne nous contentons pas de lire le récit de la passion et de la résurrection, mais que nous le vivons réellement et que Dieu se rend réellement présent ; de la même manière, nous ne pouvons pas nous contenter de puiser en plus dans les archives de l'ancienne alliance pour comprendre l'ensemble de la révélation, mais il faut que cette ancienne alliance soit vivante et incarnée, car alors seulement elle peut nous nourrir. Je sais bien que le judaïsme rabbinique, encore une fois, n'est pas celui de l'ancienne alliance ; mais pas plus que la célébration du mystère eucharistique n'est trait pour trait la réplique de la passion. C'est un prêtre qui incarne Jésus, ce ne sont pas les apôtres qui sont autour de la table, nous parlons dans une autre langue, nous avons une liturgie qui n'était pas exactement pratiquée comme ce que Jésus a pratiqué et a appris à pratiquer. Parce que nous ne mimons pas, nous levons un voile et rendons signifiants. De même, à leur manière - qui me dépasse tant la tradition juive m'est inconnue - les juifs d'aujourd'hui rendent signifiante l'ancienne alliance, ils la maintiennent vivante, visible et en offre au monde le témoignage.
Pour le dire en bref, après ce trop long exposé : ils collaborent avec les chrétiens pour faire de la révélation divine dans sa globalité, une réalité visible et vivante pour notre monde. Voilà ce dont, je pense, l'intuition du théologien J. Ratzinger dans son livre Jésus de Nazareth est le prémisse. Aussi je ne regrette pas qu'il ait fait cette proposition, mais je regretterai presque qu'il ne l'ait pas développé plus que cela.
Raistlin a écrit :Non, vous ne m’avez pas compris : le peuple juif n’est pas responsable collectivement de la mort du Messie. En cela, je suis d’accord pour dire que le terme de peuple déicide est profondément inadapté.
Mais le rejet du Christ est bien collectif.
Votre distinction entre le meurtre collectif et le rejet collectif est un peu glissante. Pour une raison simple, qui a été assez bien démontrée, c'est que de rejeter Jésus comme Messie conduisait de facto à le considérer comme un blasphémateur, et donc, selon la Loi en vigueur, à vouloir sa mise à mort. J'ai donc de la peine, à moins que le Seigneur justifie là une incohérence, comment Il pourrait ne pas considérer les juifs collectivement responsable de la mort du Christ, mais les considérer collectivement responsable de son rejet.
Raistlin a écrit :Oui, je suis d’accord… d’un point de vue chrétien. Mais d’un point de vue juif ?
D'accord pour distinguer les points de vue. Mais comme je l'ai répondu à Jean-Baptiste précédemment, nous ne sommes pas juifs, et vous reconnaissez aisément que ce "point de vue juif" est nécessairement incomplet. Que les juifs pensent rationnellement avoir été punis ne fait pas de cette punition une vérité, du fait même que leur conclusion n'est pas éclairée par la reconnaissance de la venue du Messie.
Raistlin a écrit :Alors là, il me semble que vous vous contredisez complètement. L’exil à Babylone est post-exode et a bien eu lieu.
Non, c'est juste que ma phrase était formulée de manière ambigüe. Je ne confonds pas l'exode et l'exil. Je prenais l'exemple de l'exode parce que c'est le plus connu et le plus parlant, où Israël est isolé d'un seul bloc, et se retourne d'un seul bloc contre Dieu. Je sous-entends qu'on peut concevoir la relation à Dieu sous cette forme jusqu'à l'exil, mais pas après. Après, il y a dispersion du peuple juif.
Raistlin a écrit :C’est un très bon argument. Auriez-vous des textes du Nouveau Testament, des Pères ou du Magistère qui permettrait de l’étayer ?
Non, je n'ai rien d'autre.
Raistlin a écrit :Pour ma part, j’y vois juste cette objection : si la Première Alliance n’est pas caduque, donc tout ce qui l’entoure est encore valide, notamment les menaces de punition sur le peuple si le peuple n’est pas fidèle.
C'est pas faux, et là j'avoue que je sèche. Pour autant, voilà : le rachat des péchés est universel. Il faudrait analyser beaucoup plus profondément pour savoir si les punitions divines sont consubstantielles de l'ancienne alliance. Ou dit autrement, si maintenues vivantes, elles participent à rendre vivante et intelligible cette ancienne alliance comme révélation divine. Elles peuvent très bien, tout au contraire, et c'est ma conviction, être "conjoncturelles" (providentielles). A savoir que Dieu punit un peuple en un temps et une époque où ces punitions peuvent avoir du sens.
En conclusion, ce que je retiens surtout, par rapport au sujet, c'est ce que nous dit Nostra Aetate :
Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ [13], ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps. S’il est vrai que l’Église est le nouveau Peuple de Dieu, les Juifs ne doivent pas, pour autant, être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture. Que tous donc aient soin, dans la catéchèse et la prédication de la Parole de Dieu, de n’enseigner quoi que ce soit qui ne soit conforme à la vérité de l’Évangile et à l’esprit du Christ.
Je sais qu'une punition n'est pas une malédiction. Mais dire que leur punition dure depuis 2000 ans s'y apparente dangereusement. Quoiqu'il en soit, ce qu'il faut retenir de ce bout de texte, c'est que les juifs ne sont pas
réprouvés par Dieu. Or donner une punition qui ne soit consécutive à aucune réprobation me semble impossible. Elle serait non-justifiée. Ce ne serait pas une punition. Et à ma connaissance, il n'y a aucune punition de ce genre dans l'ancien testament. Dieu réprouve d'abord, Il punit ensuite (éventuellement).