Suroît a écrit : Balthasar semble bien dire que l'enfer ne concerne que la partie que la personne a concédé au péché, et non toute la personne, de manière absolue.
Pour précision, le texte n'est pas de Balthasar mais d'Adrienne Von Speyr. Mais étant donné que la théologie de Balthasar est étroitement liée à la mystique d'Adrienne Von Speyr, on peut je pense considérer que c'est aussi la pensée de Balthasar.
Suroît a écrit :
Sur cette base, si je comprends bien le texte de ce théologien catholique, il semble ouvrir une autre compréhension de l'enfer : l'enfer n'est pas à comprendre comme le lieu où il y aurait des damnés absolus, à l'exclusion de tous les sauvés, puisque chacun aura concédé dans sa vie une partie de soi-même au péché, donc à l'enfer. Bref, même un "sauvé" aura une partie de lui même damnée. Ainsi on ne comprend plus le Jugement dernier comme le tri entre des personnes justes et damnées, mais comme la séparation, en chaque personne, de ce qu'il a concédé de lui-même au péché et de ce qu'il a laissé en lui-même de place à l'amour.
Cela me fait penser à la parole de la bonne semence et de l'ivraie Matthieu 13:24-30 et son explication aux versets 37-43. Au premier abord, je me disais que cette parabole pouvait justement illustrer cette séparation en chacun et non pas la séparation entre des bonnes personnes et des mauvaises personnes. Mais en regardant l'explication plus loin, je lis "la bonne semence, ce sont les fils du royaume ; l'ivraie, ce sont les fils du malin".
Il m'est donc apparu au premier abord qu'il était effectivement question ici d'une séparation entre des personnes ("des fils"). Mais en y regardant de plus près,
qu'est-ce que les fils du malin ? Qu'est-ce que le mal peut-il bien engendrer si ce n'est justement du péché, ce qui est dénué d'être ?
Il paraît donc plutôt convenable de penser que les fils du malin ne sont pas à entendre comme des personnes en tant que telles mais plutôt comme des péchés, fruit du mal, ce qu'il produit, engendre.
Peut-être que je me trompe mais ça me paraît se tenir.
Suroît a écrit : Si Balthasar parle plus spécifiquement de ceux qui se sont repentis, que penser de ceux qui ne se repentent pas, qu'il semble assimiler à ceux "qui ne connaissent pas l'amour", c'est-à-dire à l'ignorance?
L'enfer concernerait donc la partie négative de l'être de la personne où Dieu n'a pu s'insérer en raison du refus de sa créature. Et plus la personne a fait place nette à l'amour, plus sa personnalité s'est accomplie, et moins sa personnalité aura une partie de lui-même en enfer. Cela rejoint en effet ce que vous disiez : Dieu ne veut pas la suppression du pécheur, mais du péché et de la partie de l'homme qui a concédé le péché. Avec pour corolaire la chose suivante : la personne humaine ne se réduit jamais totalement à son péché, et que ce péché peut être dit "sien" sans pour autant réduire totalement la personne à cette partie de lui-même.
Bon après, c'est une approche qui n'est pas officiellement posée mais je sais que d'autres ont eu un raisonnement se rapprochant de ça, donc ce n'est pas isolé.
Suroît a écrit : Ceci dépasse le problème du "damné absolu", qui semblerait supposer une "créature diabolique", ce qui ne manque pas de refouler la bonté de la création, et de l'enfermer dans un mal originaire, fondement de l'être, etc., ce qui est effectivement combattu par les Pères de l'Eglise depuis le début (le manichéisme, etc.). Et en effet, ce texte de Balthasar, qui pose le problème à partir de l'intensité de la participation à l'amour, semble bien présupposer une conception du mal comme déficience, destruction, attraction vers le néant, fidèle en cela à la tradition augustinienne, dont les influences sont platoniciennes.
Et je rejoins votre questionnement : dire qu'il y a des damnés en un sens absolu, c'est absolutiser le mal, et cela revient à dire que sa force est au moins aussi puissante que Dieu... C'est tout le problème du manichéisme, et on retombe sur une autre discussion que nous avions eu ailleurs. Comme quoi tout est lié, et il faut penser les dogmes en rapports, en le mettant en relation entre eux, me semble-t-il, sans considérer un dogme de manière isolée, sinon le piège du contre-sens n'est pas loin.
Oui c'est bien ce qui me pose problème lorsqu'on me taxe de ne pas respecter ce que dit l'Eglise. Parce que c'est bien justement parce que je me fie à ce que dit l'Eglise et que je la prends très au sérieux sur certaines affirmations de foi que je bloque sur certaines autres conceptions plus "traditionnelles". Et je trouve que ceux qui défendent bec et ongles cette approche ne s'arrêtent justement que sur un dogme de manière isolée comme vous dites.
Et je vois aussi dans cette conception d'une damnation éternelle une forme de relent manichéen en rapport à tout ce qu'implique une telle approche.
Et j'apprécie de voir que vous au moins semblez comprendre ce que je tente d'exprimer et qui paraît si incompréhensible pour d'autres.
Oui c'est un aspect intéressant à creuser.Suroît a écrit : Or, il me semble qu'en disant que la mal a été vaincu, le christianisme pose un mal relatif et non absolu, et que là se trouve son espérance la plus profonde.
Et puisqu'il faut penser les dogmes en rapport entre eux, me semble-t-il, je crois qu'on pourrait s'interroger sur la signification du dogme de l'enfer en lien avec le dogme catholique de la réversibilité des mérites et des fautes, dogme relatif à la communion des saints et à leur capacité à compenser les défaillances de la création. Je crois que cela rejoint l'intuition de Péguy dans les quatre vers de sa Jeanne d'Arc que j'ai plusieurs fois cités, quatre vers qui semblent bien réunir les deux dogmes ensemble et les comprendre dans leur rapport mutuel - ouvrant ainsi vers une théologie de l'espérance que Von Balthasar avait lui-même repéré chez Péguy et sa conception de la sainteté en rapport avec le problème de l'enfer :
Et s'il faut, pour sauver de l’Absence éternelle
Les âmes des damnés s’affolant de l’Absence ;
Laisser longtemps mon âme à la souffrance humaine,
Qu’elle reste vivante en la souffrance humaine.