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par Cinci » dim. 05 janv. 2020, 22:28
La défaite
"J'étais humilié. Mon pays, celui de Clémenceau, et de Foch, était battu. Vingt ans plus tôt, des centaines de milliers de jeunes gens avaient résisté dans la boue des tranchées pendant des mois, au cri de "On les aura". Notre génération n'avait pas tenu cent jours. Je songeai une nouvelle fois à mes amis allemands anti-hitlériens. Avec la défaite de la France, c'était leur espoir de voir le régime nazi s'écrouler par la défaite qui s'évanouissait. Et pour longtemps. Les armées du Reich paraissaient irrésistibles. A cet instant, je n'aurais pas voulu me trouver en leur présence, affronter leurs regards.
Le 29 juin, je fus affecté à l'état-major du général René Altmeyer. [....] Un soir, le colonel Groussard vint me faire ses adieux. Il était en instance de départ pour une destination mystérieuse. Notre entretien dura quelques minutes : "Naurois, pour moi, la guerre n'est pas finie", me confia-t-il. Nous nous comprîmes sans commentaire, et il me plut de sentir que je n,avais pas seulement un supérieur, mais mieux : un camarade d'armes à qui m'unissait une profonde communion de pensée.
[...]
Une lettre de Mgr Saliège
La vie à Pau était morne. Si près de l'Espagne, une pensée revenait sans cesse en moi : quitter la France pour gagner Londres. J"écrivis à mon évêque, Mgr Saliège, pour lui demander de m'autoriser à franchir les Pyrénées dès que possible. La rédigeant, je me demandai si ma lettre lui parviendrait, ou échouerait sur quelque table d'un bureau de police. Je ne mentionnais pas le général de Gaulle, mais par des périphrases, je lui expliquais que je souhaitais poursuivre le combat : autant dire gagner l'Angleterre.
Aux alentours du 1er juillet, je reçus de Mgr Saliège une réponse à ma lettre. Un billet très court, rédigé de sa main d'une écriture tremblée. Il me disait, les mots sont inscrits à jamais dans ma mémoire :
"Cher ami,
l'âme de la France a plus que jamais besoin d'être sauvée à l'intérieur. Voilà pourquoi je vous dis, sans hésitation aucune, que votre devoir est de rester. Affectueusement à vous.
Jules Saliège, archev. de Toulouse
J'étais effondré, mais pas résigné. Je décidai d'aller le trouver pour le convaincre et emporter sa décision. Un mois après la réception de cette lettre, je me rendis à Toulouse pour me présenter à l'archevêché. Je fus introduit dans le bureau de Saliège. J'étais en uniforme d'officier d'artillerie. En le voyant un peu ramassé sur son siège, je pensai au soldat de la guerre de 1914-1918 qu'il avait été, simple brancardier au dévouement admirable, récompensé par une citation en 1917 ... Je m'approchai, baisai son anneau, comme c'était l'usage avec les évêques. Il laissa entendre une sorte de rugissement : "Cet uniforme de honte ..." Son accent d'Auvergnat résonne encore à mes oreilles - "de honte, de honte. Cette armée en déroute ..."
Devant sa colère, je suis devenu tout rouge, et j'ai baissé la tête. Puis il m"a prit les mains ... comme s'il était ma maman. J'étais très ému, probablement autant que lui. C'était un cri qui lui venait du coeur. Celui de la colère et de l'humiliation. Et rugissant de nouveau : 'Ce n'est pas fini ..."
Puis il passa en revue les perspectives qui s'ouvraient : la résistance des Anglais, l'entrée en guerre possible des Russes, pour ne rien dire de celle - probable - des Américains ... "Eh non, ce n'est pas finit !"
Pas plus que Mgr Saliège, le général Altmeyer, à qui je m'étais ouvert avec franchise de mon projet de gagner Londres, n'y était favorable : "Je vous fais la même réponse, Naurois, il faut suivre le Maréchal ..." Pétain, lui seul, paraissait à ces hommes le bouclier contre les malheurs qui accablaient notre pays. Pour eux, le général de Gaulle, qu'Altmeyer avait côtoyé quand il avait été un éphémère sous-secrétaire d'État à la Défense, n'existait pas. Les faits semblaient leur donner raison : de Gaulle était un homme en fuite qui appelait à la désertion quand il fallait serrer les rangs. Pourtant, au 1er bureau ou je travaillais, un officier de chars m'entretenait volontiers de De Gaulle, qu'il avait connu colonel, spécialiste de l'arme blindée. C'était, disait-il, une personnalité exceptionnelle, ayant élaboré une doctrine d'emploi des chars de combat ... doctrine nouvelle et même révolutionnaire. C'était aussi un penseur, capable de voir loin. Oui, ajoutait-il, le colonel de Gaulle est capable d'imaginer les conditions de la victoire dans une guerre prochaine. Ni l'In ni l'autre n'avions entendu les termes de l'appel du 18 juin [...] Dans réflexion fiévreuse, me revenaient aussi les propos de Barthe-Dejean, un officier que j,avais connu au camp d'Argentières en 1938, qui me décrivait de Gaulle - dont les passages dans les états-majors avaient laissé un souvenir contrasté - comme un homme droit, rigide même, d'humeur désagréable, voire dédaigneuse. Je n'en avais cure. Que m'importait le caractère d'un homme s'Il pouvait sauver notre pays ? Lui seul proposait une perspective à nos jeunes énergies que la défaite laissait sans emploi. Les autres se contentaient de temporiser.
Nos frères juifs
Dans notre région du Sud-Ouest, des laïcs catholiques s'engagèrent dans la protection des Juifs persécutés, comme par exemple Thérèse Dauty, jeune femme courageuse qui venait de terminer ses études universitaires et exerçait comme jeune professeur de lettres. Membre du mouvement de résistance "Libération Sud', elle fut arrêtée en 1941 (elle le sera à nouveau, cette fois par la Gestapo, en fébrier 1942) et interdite d'enseignement. Elle disposait donc, sans l'avoir souhaité, d'un peu de temps. [...] Thérèse Dauty rapporte dans une note que Saliège venait de recevoir du Vatican des crédits destinés à libérer le plus de détenus possibles afin de les soustraire à ce qu'on nommait alors pudiquement le "transport" : l'envoi en camp de concentration en Allemagne ou en Pologne. La mission de Thérèse Dauty comportait donc des visites à l'intérieur des camps et également de savantes manoeuvres pour tenter de soustraire des prisonniers, des enfants en particulier, au sort qui leur était promis. De retour, Thérèse raconta à l'évêque des scènes déchirantes ou les internés la suppliaient : "Pouvez-nous nous éviter d'être livrés à Hitler ?" L'un de ses récits les plus émouvants raconte ce qui advint le 8 apût 1942 : ce jour-là des femmes de tous âges furent jetées ous un soleil accablant pour gagner à pied une gare ou les attendait un convoi de déportation. Un mot revint aux oreilles de Thérèse qui le répéta à Saliège : "Qui donc prendra notre défense ? Qui parlera pour nous ?"
Quelques jours plus tard, l'archevêque - indigné ! - rendait publique sa célèbre protestation du 23 août 1942 sur le sort des Juifs. Cette "Lettre sur la personne humaine" fut lue dans la plupart des églises de son diocèse et diffusée dans plusieurs pays de l'Europe occupée :
:Que des enfants, que des femmes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que des membres d'une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle [...] Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes [...] Tout n'est pas permis contre eux [...] Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d'autres. Un chrétien ne peut l'oublier."
Le 26 août, une autre protestation épiscopale suivit, celle de Mgr Théas, évêque de Montauban. Sa lettre parvint dans toutes les paroisses pour être lue à la messe du dimanche par une moyen aussi efficace que prudent [...] D'autres prélats réagirent, tels Mgr Delay, archevêque de Marseille, et le cardinal Gerlier à Lyon [...] Quand il me fut donné de rencontrer le cardinal Gerlier, je n'hésitai pas une seconde et tentai de lui transmettre tout ce que je savais. Gerlier n'avait interrompu : "Mais, monsieur l'abbé, je me suis longuement entretenu de tout cela avec le Maréchal, et celui-ci m'avait répondu : "Ce sont des questions que nous réglerons lorsque nous serons entre nous [c'est à dire après la guerre]" ! Cloué sur place par cette réponse dont j'espérais qu'elle relevait de l'inconscience et non du cynisme, je n'osai insister ... Fort heureusement, sous la pression des événements, quelques mois plus tard, le cardinal Gerlier protesta lui aussi avec courage contre les rafles et les déportations de Juifs.
L'archevêque de Toulouse quant à lui, constitua dans son diocèse et ses alentours des filières de sauvetage [...] Des Juifs furent cachés au Grand Séminaire , à l'Institut catholique et dans toutes les maisons religieuses sollicitées pour héberger des enfants. Dans l'une de ces maisons, Saliège et Courrèges firent entrer une cinquantaine de petites filles juives qui passèrent là un an ou deux. Le message de l'évêque à la Supérieure était simple : "Vous mentirez ma soeur ... ! Jamais on ne devait découvrir que ces enfants sont juives. Vous ne chercherez pas à les convertir ... mais elles recevront toutes des patronymes de chrétiennes." Le recteur de l'Institut catholique de Toulouse, Bruno de Solages, fournissait lui-même des actes de baptême afin que les enfants ne fussent plus soumis aux lois antisémites. Grâce à Solages, avec l'aide de l'abbé Decahors et de l'abbé Carrières (qui seront arrêtés et déportés tous les trois), la "Catho" devint le refuge de nombreuses personnalités exposées. L'endroit accueillait des réfugiés et on leur procurait des cachettes, on favorisait les évasions, en accord avec Mgr Saliège. La bibliothèque dirigée par l'abbé Martimort abritait de nombreuses personnalités menacées pour des raisons raciales ou politiques, dont certaines étaient bien connues : ainsi, Vladimir Jankélévitch, professeur de philosophie à Toulouse jusqu'au moment ou Vichy l'exclut de l'université en octobre 1940. La décision lui fut signifiée par le doyen de la faculté qui manifesta ouvertement son désaccord aux étudiants mais obtempéra. Dès qu'il apprit la nouvelle, Bruno de Solages revêtit tous les insignes de sa prélature - sa large ceinture d'un violet éclatant en particulier - et rendit visite à Jankélévitch, à 3 heure de l'après-midi, à l'hôtel ou il s'était réfugié, place du Capitole, afin de signifier publiquement son soutien moral au philosophe. D'autres personnalités furent abritées ailleurs dans des couvents : Jean Cassou, Julien Benda [...]
La visite de l'amiral Darlan
A Uriage, l'école était hébergée dans un très vieux château ou avait vécu Bayard. Le site était magnifique, entouré de montagnes. Nous vivions tant bien que mal dans un esprit de "résistance légaliste" si l'on peut dire. [...] le 2 juin 1941, un lundi de Pentecôte, l'amiral Darlan, sans y avoir été invité, vint visiter Uriage. Il tint à se faire présenter tous les instructeurs de l'École. Je refusai de me mettre sur les rangs pour éviter d'avoir à lui serrer la main. Aumônier de l'École, je ne faisais pas officiellement partie des instructeurs qui, eux, ne pouvaient faire autrement que de l'accueillir. [...] Darlan prononça une conférence ou il justifia la politique de l'État français - la collaboration - et tint des propos très durs envers les alliés, allant jusqu'à dire qu'il souhaitait la victoire de l'Allemagne ! Je le revois évoquant avec suffisance un souvenir de jeunesse [...] Il vitupéra enfin ceux qu'il nommait avec dédain "les curés" dont l'influence sur la société française gênait vraisemblablement sa politique. Pour modèle de ce que devait être leur rôle dans un pays, il prit l'Allemagne, ou Hitler les avait mis au pas ! Pendant toute son allocution, je l'écoutai le regard fixe, les bras croisés, sans broncher, sans applaudir, sans sourire ...
[...]
Sous le prince esclave
Au fil des mois, la situation en France était devenue plus claire [...] Le Maréchal Pétain n'était plus seulement le "vainqueur de Verdun" ; il était l'homme qui subissait. [...] Il était devenu ce que Gaston Fessard appellera un prince-esclave, le dépositaire d'une légitimité illusoire et sous tutelle. Bruno de Solages ne pouvait supporter cette imposture : que l'homme du renoncement soit qualifié au pays de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc, de "providentiel". J'entends encore sa réponse : "Providentiel ? ... Judas aussi fut un homme providentiel !"
Vivre dans un pays occupé par une force tyrannique et ou se maintient une souveraineté intermédiaire dont le pouvoir s'amenuise chaque jour un peu plus, aurait nécessité de la part du pays un grand discernement - moral et spirituel - qui a fait défaut; comme il avait fait défaut avant Munich.
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[après Noël 1942, arrivé à Londres via l'Espagne et ensuite Gibraltar ...]
Aumônier militaire
Sitôt libre sur le sol anglais, je m'étais empressé en effet d'aller me présenter à mon supérieur, aumônier interarmes, le chanoine Olphe-Gaillard. Il était originaire de Grenoble et avait été un brillant officier d'aviation pendant la guerre de 1914-1918, décoré de la croix de guerre. A Londres, Olphe-Gaillard avait reçu ses pouvoirs canoniques du cardinal Hinsley, archevêque de Westminster, et exerçait les fonctions de directeur de l'aumônerie militaire pour les trois armes, Terre, Mer et Air, en Grande-Bretagne.
On ne peut évoquer l'Église catholique en Angleterre sans s'arrêter un peu sur ce prélat, Mgr Hinsley, qui faisait l'admiration de Churchill. Il avait pleinement épousé la cause de la liberté en Europe et dans le monde; et le premier ministre, avec sa nature passionnée, aimait retrouver une ardeur semblable - devotion to duty - chez le chef de l'Église catholique en Angleterre. Hinsley avait d'ailleurs manifesté dès la fin de l'année 1940 sa sympathie pour la France de la manière la plus inattendue pour un Britannique, en déclarant : "L'esprit de la France n'est pas écrasé, l'esprit de Jeanne d'Arc vit toujours , et vaincra !" Dès le mois de décembre 1941, il avait repris des propos de Mgr Saliège à l'occasion d'une messe à laquelle assistaient des représentants des nations étrangères et le général de Gaulle :
"C"est l'avenir de l'esprit chrétien, dit-il, qui se joue en ce moment et peut-être pour des siècles. Beaucoup de prêtres, beaucoup de catholiques ne le voient pas. Voilà pourquoi je les préviens, je les avertis officiellement. C'est pourquoi, moi, archevêque de Westminster, je m'associe aujourd'hui à cet avertissement significatif; [...] nous, dans cette cathédrale, nous nous unissons au peuple de Toulouse et à son Pasteur suprême dans une prière ardente pour la délivrance de la France et des nations asservies." Comment de telles paroles ne me seraient-elles pas allées droit au coeur ?
Le représentant du Saint-Siège
A l'inverse, je garde un souvenir mitigé de ma visite protocolaire auprès du représentant du Saint-Siège à Londres, Mgr Godfrey. Le chanoine Olphe-Gaillard avait approuvé cette visite, sans d'ailleurs se faire d'illusions sur le résultat : "Il n'est pas très aimable, m'avait-il confié. D'ailleurs, il nous dédaigne un peu, nous, les aumôniers des Forces Françaises Libres". De fait, l'accueil fut glacial. Le Délégué apostolique fut d'abord heurté par le fait que je ne portais pas le col romain réglementaire. D'autres part, il voulait absolument que je puisse fournir des documents signés de mon évêque, ne comprenant pas que je n'aie pas traversé l'Espagne avec un celebret à mon nom, moins encore signé de Saliège ! Je tentai de lui expliquer les circonstances de mon départ, les risques encourus ... En vain ! Son Excellence ne se départit pas de cette raideur protocolaire. A la fin pourtant, il m'interrogea :
- Vos soldats sont-ils pieux ?
- Pas très pieux, répondis-je, en éclatant de rire ... Enfin ... comme tous les soldats du monde.
Il daigna sourire poliment; et ce fut tout.
J'ai longtemps réfléchi sur les étranges réserves de Mgr Godfrey : je pense qu'il appartenait à cette catégorie de religieux britanniques, heureusement peu nombreux, qui ne voyaient comme ennemis que le communisme soviétique et pensaient sans doute, de ce fait, comme François Mauriac en 1938, que Hitler était le dernier rempart contre le bolchévisme. Mgr Godfrey paraissait souhaiter que les Français restent solidaires des Allemands par la collaboration pour consolider cette barrière entre la Russie et le monde occidental. C'était contester tout l'intérêt et la valeur de la Résistance française à l'hitlérisme.