Le voyage du Pape en Irak, nom donné aujourd’hui à l’ancienne Mésopotamie, c’est, au-delà de toutes les motivations politiques et contemporaines données à ce voyage, une confrontation majeure à l’histoire.
C’est là que, dans les écoles, commence l’histoire de l’humanité. C’est là que commence l’écriture. C’est là que l’on trouve les fondements de notre civilisation, mais c’est aussi de là que sort le «
père des croyants », le patriarche Abraham, issu de «
Ur, en Chaldée ».
La Chaldée, c’est ainsi que la Bible nommait le pays des «
deux fleuves », le Tigre et l’Euphrate.
Les ruines de la ville de Ur sont toujours visibles près de la ville actuelle de Nassiriya (à 300 km au sud est de Bagdad), où une importante rencontre interreligieuse est prévue ce samedi 6 mars 2021.
Compte tenu des opinions critiques de nombreux théologiens et exégètes par rapport à l’histoire des patriarches relatée par le livre de la Genèse à laquelle beaucoup refusent d’accorder un crédit historique réel, le voyage semble une étape importante en ce que le Pape a décidé de visiter « «
la plaine d’Ur liée à la mémoire d’Abraham ».
Le site officiel du Vatican vient de publier une interview de l’assyriologue français
Dominique Charpin qui présente une synthèse de l’état actuel de la réflexion historique.
https://www.vaticannews.va/fr/monde/new ... arpin.html
Le fait même de cette interview sur le site officiel du Vatican montre déjà par lui-même que l’Église ne situe pas sa réflexion historique en marge de celle de la science et des historiens profanes.
Il n’y a pas deux réalités historiques concrètes. Il n’y en a qu’une. Même s’il y a des points de vue différents. Même s’il y a des opinions différentes au-delà des faits qui peuvent être prouvés par des traces matérielles ou dans les interprétations de la valeur des sources disponibles.
Il n’y a pas deux manières différences de faire valablement de la science historique. Il n’y en a qu’une. Même s’il y a des convictions au-delà de ce que la science peut objectivement constater. Même s’il y a de multiples variantes dans les modalités scientifiquement acceptables.
Dominique Charpin attire d’emblée l’attention que le fait que l’ancienne Mésopotamie est le «
berceau de prestigieux empires et civilisations, dont les vestiges ont traversé les siècles » et qu’il s’agit de la «
terre d’origine d’Abraham ».
C’est une réalité historique, même s’il ne faut pas tout de suite en déduire une indication quant à la valeur historique du récit biblique de la Genèse que l’assyriologue comme tout autre scientifique doit examiner, lorsqu’il fait de la science, avec objectivité comme une source ancienne parmi d’autres.
M. Charpin décrit ce qu’est la région d’Ur : «
La caractéristique de la plaine mésopotamienne au sud de Bagdad est d'être une zone très plate, autrefois régulièrement inondée. Son sol argileux est très fertile, à condition d'être irrigué. Pendant des siècles, cette région a été marquée par la complémentarité entre les agriculteurs sédentaires et les pasteurs nomades ».
La question historique majeure concernant Abraham est clairement posée : «
Peut-on aujourd’hui situer chronologiquement le départ d’Abraham d’Ur, sa ville natale, selon la Genèse? La Bible donne-t-elle des indications à l’historien sur ce point ? »
Selon M. Charpin, «
L'historien constate qu'il n'existe aucun élément relatif à Abraham en dehors de la Bible. C'est seulement à partir du VIIIe siècle av. J.-C. que certains rois d'Israël et de Juda sont mentionnés dans les inscriptions des rois assyriens, puis babyloniens. Auparavant, même des figures comme David et Salomon ne sont connues que par la Bible –l'inscription découvertes en 1993-94 à Tell Dan ne mentionne David qu'indirectement dans l'expression la «Maison de David», c'est-à-dire la dynastie qui se réclame de David comme fondateur.
Pour des figures comme Abraham, on ne dispose pas d'autres données que les récits de la Genèse: son nom n'apparaît pas dans les quelques 1 500 tablettes d'archives écrites en cunéiforme datant des années 2000 à 1738 retrouvées à Ur. »
Cette réponse est aussi complète que possible. La même réponse devrait être faite pour quasi tous les autres personnages de l’époque qui, à quelques très rares exceptions, n’ont laissé aucune trace. Il ne s’en déduit rien quant à la réalité concrète. De nombreux personnages ont vécu concrètement à cette époque. Le fait que leur existence ne fait plus l’objet d’aucune preuve ne contredit pas le fait qu’ils ont existé.
La constatation que la plupart des faits relatés dans l’Ancien Testament ou par les Évangiles n’ont laissé aucune trace matérielle, ni aucune preuve extérieure en dehors des écrits bibliques, ne contredit pas leur réalité concrète dans l’histoire, ni aucune constatation scientifique. Dire que la source n’est «
que » biblique ne signifie pas que le fait est inventé et n’aurait pas existé. L’historien peut seulement constater une insuffisance de preuve historique, en tant que scientifique, tout en croyant ou non à la véracité concrète historique sur la base du seul témoignage biblique et de l’enseignement de l’Église.
Dominique Charpin considère que «
On voit bien que le récit biblique n'est pas historique au sens moderne de ce terme ». Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien d’historique dans le récit, ni que les faits relatés par ce récit ne se sont pas produits concrètement dans la réalité du passé historique. Seulement que ce n’est pas une constatation selon les critères de la science historique.
L’assyriologue nous précise sa pensée par un exemple : «
Par exemple, les deux frères d'Abraham sont nommés Nahor et Haran; or il s'agit, non pas de nom de personnes, mais de villes situées en Haute-Mésopotamie, dans une région irriguée par des affluents de l'Euphrate. Harran se trouve sur le Balih, en Turquie, juste au nord la frontière actuelle avec la Syrie; Nahur, qui n'est pas encore identifiée, se situait un peu plus à l'est, dans la région du « triangle du Habur ».
Il ne peut certes pas être affirmé qu’il n’y aurait pas eu d’individus nommés «
Nahor » et «
Haran », mais seulement que rien ne constate objectivement leur existence concrète individuelle. Les noms à cette époque sont souvent ceux de collectivités.
Même le nom d’Abram semble liée à une collectivité. «
ab-ram », c’est le père des Araméens. Il sera nommé «
Ab-raham », le père d’une multitude.
Il est important de relever que, dans la Genèse, les noms attribués à des individus, comme ici les deux frères d’Abraham, ne sont pas nécessairement des «
noms » au sens où nous le comprenons comme un terme utilisé pour identifier un individu particulier dans son milieu de vie. Mon prénom m’identifie au milieu de mes intimes et de mon voisinage. Mon nom m’identifie, avec mon prénom, par rapport à tous les autres individus de la société.
Nom et prénoms sont pour nous des identifiants personnels. M. Charpin nous introduit dans un monde antique où l’approche était différente.
Lorsque les proches ou des voisins désignaient l’individu que le récit biblique nomme «
Abram » puis «
Abraham », rien ne permet d’affirmer que l’un de ces mots était utilisé pour son identification individuelle. Il en va de même pour les autres patriarches cités par la Genèse qui souvent passe imperceptiblement d’un individu à une collectivité en usant du même nom.
On peut considérer que ce n’est pas nécessairement le seul individu «
Noé » qui vit 950 ans et «
meurt » 58 ans après qu’Abraham ait été engendré.
Le fait que M. Charpin considère que «
Nahor » et «
Haran » n’étaient pas les noms individuels des frères d’Abraham à leur naissance et pour les désigner individuellement mais des noms collectifs qui leur sont attribués ne signifie pas que les frères d’Abraham n’ont pas existé.
Dominique Charpin aborde ensuite la crédibilité du récit biblique dans le contexte historique : « L
a région est alors régulièrement sujette à de nombreux mouvements de population. L’exode d’Abraham doit-il s’appréhender à cette aune ?
Il est vrai que la circulation des hommes, des biens et des idées, entre la Mésopotamie et la côte levantine existait depuis au moins le troisième millénaire: les archives d'Ebla de Mari ou d'El-Amarna en témoignent. Certains ont voulu relier les pérégrinations d'Abraham aux migrations des Amorrites. Mais leur mouvement général, aux alentours de 2000 av. J.-C., va des régions occidentales vers le Sud-Est –exactement le mouvement inverse de celui de Terah, qui emmena avec lui son fils Abraham et son petit-fils Lot: leur itinéraire les conduisit d'Ur à Harran, donc du sud vers le nord-ouest. Du coup, certains ont voulu faire de Terah et d'Abraham des marchands; il est vrai que l'on possède un itinéraire daté de 1748 av. J.-C. qui retrace le déplacement d'une caravane depuis le sud de l'Irak jusqu'au nord-ouest de la Syrie, mais ce document prouve seulement l'existence d'une telle route, pas celle de Terah et Abraham.
De façon plus pertinente, on a remarqué que les deux points extrême de cette pérégrination, Ur et Harran, sont des villes dont la divinité principale était le dieu-Lune (Sîn), et cela depuis au moins le début du IIe millénaire. Ce n'est sans doute pas un hasard mais le texte biblique, dans son état actuel, ne permet que des spéculations sur ce point. »
Voilà une excellente réflexion nuancée sur les réalités de l’époque d’Abraham.
Les mouvements de population entre le nord et le sud de la Mésopotamie existaient. La plupart existaient dans le sens nord vers le sud, mais, et surtout à l’époque de la chute de Ur (en 2004 avant Jésus-Christ) un mouvement dans l’autre sens est aussi tout à fait crédible.
La crédibilité d’un trajet entre les deux villes qui partageaient une même religion est un fait historique qu’il peut être très utile de constater pour comprendre le contexte de l’émigration d’Abraham.
Dominique Charpin aborde ensuite les doutes répandus sur l’ancienneté de la tradition biblique en faisant observer que «
Les récits sur les Patriarches, même s'ils n'ont été intégrés au Pentateuque qu'à une époque récente, contiennent des éléments sûrement anciens, notamment le passage relatant la conclusion d'une alliance entre Dieu et Abraham ; elle comporte un rite d'immolation d'animaux qu'on rencontre pour la première fois dans les archives du palais de Mari, qui fut détruit par Hammurabi. L'épisode de Kedorlaomer au chapitre 14 de la Genèse pose de difficiles questions sur la mémoire qu'on aurait pu garder d'événements très anciens, comme une invasion venue d'Elam. »
Examinant, à titre d’exemple, le récit de la tour de Babel, l’assyriologue constate que «
La ziggurat d'Ur a toujours attiré l'attention des voyageurs et elle reste aujourd'hui une attraction pour de nombreux visiteurs –notamment irakiens.
Bâtie au XXIe siècle av. J.-C., elle fut restaurée une dernière fois par des rois babyloniens du VIe siècle av. J.-C. C'est son homologue de Babylone qui donna lieu au récit de la Tour de Babel dans la Genèse. Nous connaissons encore mal le rôle exact des ziggourat dans les sanctuaires, mais il est sûr que les Hébreux, dans leur polémique contre la religion babylonienne, ont déformé la réalité: pour les Mésopotamiens, les ziggourat n'étaient pas tant un moyen pour les hommes de s'élever jusqu'au ciel qu'au contraire une possibilité offerte aux dieux de descendre visiter les hommes sur terre. »
Ces observations attirent l’attention sur le fait que la lecture des événements faite par le récit biblique n’est pas neutre mais est déterminée par le contexte et les finalités de l’auteur du récit. Cela ne se résume pas en vrai ou faux par rapport à la réalité concrète. Tout récit est toujours une interprétation du réel qui demande au lecteur d’éviter d’y rattacher des reconstructions imaginaires au-delà de ce que le texte dit objectivement. L’approche poétique, patriotique ou théologique n’a souvent pas pour finalité de décrire des faits de manière neutre et objective, au sens du réel concret recherché par un historien.
Selon M. Charpin, «
Notre dette envers la Mésopotamie est considérable, en commençant par l'écriture: certes, l'alphabet latin dérive du grec lui-même issu de l'écriture phénicienne, mais celle-ci est née dans un milieu où l'écriture cunéiforme s'était imposée depuis longtemps. L'invention de l'écriture à Sumer remonte à la fin du IVe millénaire à Uruk.
Parmi les éléments directement hérités de la Mésopotamie, on peut également citer le comput du temps, avec la division de l'heure en soixante minutes, selon un principe de calcul qui remonte aux Sumériens. Plus généralement, les Mésopotamiens ont légué bien des éléments de leur culture à leurs voisins et la Bible nous a transmis une partie de cet héritage. Les récits du Déluge ou le livre de Job ont des précurseurs dans la littérature mésopotamienne, qui a fourni de véritables chefs-d'œuvre dont le plus connu est l'épopée de Gilgamesh. »
Ce sont des constats objectifs qui montrent les sources mésopotamiennes de la Genèse.
Mais, il ne faut en aucun cas en déduire que le récit biblique les aurait copiés lors d’une invention ultérieure. Il faut seulement constater que le récit biblique est dans une continuité qui remonte à la littérature mésopotamienne. Le texte a pu évoluer, intégrer des traditions orales et des sources écrites diverses, au fil des copies, des traductions, des interprétations.
La similitude littéraire entre l’épopée de Gilgamesh et le récit biblique du déluge permet de constater que, même s’il y a d’importantes différences dans le contenu, le style et le genre du récit biblique existaient déjà avant l’époque d’Abraham. On pourrait retrouver dans les centaines de milliers de tablettes (voire les millions) déjà retrouvées ou encore enfouies un récit similaire au récit biblique.
Le fait historique c’est la constatation qu’un tel récit a pu être écrit dès cette époque. L’état d’avancement et de développement de la littérature mésopotamienne le permettait.