Le populisme ou les demeurés de l'histoire

« Par moi les rois règnent, et les souverains décrètent la justice ! » (Pr 8.15)
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Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 22 oct. 2017, 16:10

Chantal Delsol
Populisme
Les demeurés de l'Histoire
Le populisme évoque un courant d'opinion fondé sur l'enracinement (la patrie, la famille) et jugeant que l'émancipation (mondialisation, ouverture) est allée trop loin. Si le populisme est d'abord une injure, c'est que ce courant d'opinion est aujourd'hui frappé d'ostracisme. Cet ouvrage a d'abord pour but de montrer sur quoi repose cet ostracisme, ses fondements et ses arguments. Et les liens entre le peuple et l'enracinement, entre les élites et l'émancipation.

Il est normal qu'une démocratie lutte en permanence contre la démagogie, qui représente depuis l'origine sa tentation, son fléau mortifère. Mais une démocratie qui invente le concept de "populisme", autrement dit, qui lutte par le crachat et l'insulte contre les opinions contraires, montre qu'elle manque à sa vocation de liberté,

Le populisme est le sobriquet par lequel les démocraties perverties dissimulent leur mépris pour le pluralisme.

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 22 oct. 2017, 17:10

Introduction ...

Pour les Grecs, la tyrannie et la démocratie décadente sont l'une et l'autre livrées aux flatteurs. Le tyran vit entouré de flagorneurs, et le peuple mal dirigé est entouré de démagogues. Aristophane, pour lequel les démagogues représentent l'une des cibles principales, souligne à quel point il est facile de duper le peuple par la flatterie.

Jacqueline de Romilly montre que : le mot même de démagogue, qui à l'origine voulait dire chef du peuple, prit ainsi, dans le cours du cinquième siècle (avant J.C.) , le sens défavorable qui est aujourd'hui le sien.

On sait depuis toujours à quel point il est facile de duper une foule. Hérodote disait à propos de l'histoire d'Aristagoras :"Il est plus aisé, faut-il croire, de tromper beaucoup d'hommes qu'un seul. Il faut que le peuple soit bien faible pour que les démagogues puissent si facilement profiter de sa colère pour l'égarer."(Hérodote, V, 97, éd. Gallimard Pléïade, 1964)

Le meneur de foule

La question de la tyrannie puis de la démagogie au sein de la démocratie naissante, serait-elle une question de foule? Ce problème tiendrait-il de l'amassement? On trouve les débuts d'une psychologie des foules chez les anciens. Déjà, chez Homère, la foule est décrite comme une mer agitée, une masse imprévisible et violente, capable de tout emporter sur son passage. Lorsque Aristote raconte l'histoire de Solon, il met en valeur la difficulté principale de la tâche du législateur :"Retenir la peuple", ce dernier étant comparé à une meute de chiens. (Aristote, Constitution d'Athènes, XII, 4-5)

Dès la première démocratie, on sait que les individus assemblés risquent davantage de se livrer à leurs passions que s'ils étaient seuls ou en petit groupe. "Chacun de vous isolément suit la trace du renard; mais, réunis, vous avez l'esprit béant", .écrit Solon. Et Aristophane dans Les Cavaliers :"Je suis perdu! Car ce vieillard chez lui est le plus fin des hommes, mais dès qu'il siège sur cette pierre (à l'assemblée du peuple), il est là bouche bée comme s'il tassait des figues sèches." (Aristophane, Les Cavaliers, 751 dans Problèmes de la démocratie grecque, éd. Harmattan, 1975, p. 25)

La démocratie grecque fonctionnait naturellement à partir d'une foule, un amas de plusieurs milliers d'hommes réunis sur une place,et les règles de la psychologie des foules s'y rencontrent déjà dans leur sordide vérité. Quand le grand nombre est rassemblée, chacun tend à perdre au milieu des autres sa capacité de raisonner et de juger sainement. Comme si la conscience individuelle, à la fois intelligence des situations et capacité morale, se diluait. Au milieu de la multitude, c'est toujours la passion qui parle la première : cette exaltation à partir au combat sans réflexion sur les risques et les enjeux, par exemple, dont parle Thucydide à propos de l'expédition de Sicile, à ce point que les esprits les plus lucides prennent le parti de se taire, "craignant de passer pour de mauvais patriotes s'ils désapprouvent en public l'ardeur fanatique de la foule qui les entoure".

Et la passion comme on sait s'exprime dans l'instant qui seul la nourrit, d'où la versatilité des foules, leur capacité à changer d'avis d'un moment à l'autre [...] La foule est oublieuse, passe de l'indulgence extrême à l'extrême sévérité, de la ferveur à la négligence, de la colère au découragement. Ainsi, se trouve-t-elle incapable de mener une véritable politique, qui exige la réflexion à long terme, et récuse la spontanéité dangereuse.

p. 24

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 22 oct. 2017, 17:38

Les nombreux et les quelques uns

Dans l'atmosphère de la démocratie grecque apparaît une expression qui, néanmoins simple et présente dans toute société humaine, va revêtir ici une signification essentielle : les nombreux. Il s'agit de désigner de façon d'abord triviale, la masse des habitants de la cité, citoyens ou non, l'addition de tous les hommes de la rue, les individus couleur de muraille, tout le monde et personne.

Les nombreux se distinguent des quelques uns, au sein de la même cité. Ils se caractérisent par une certaine manière de se comporter. Dans la cité, les quelques uns qui pensent vraiment regardent les nombreux, les identifient et les désignent. En revanche, les nombreux ne définissent pas les quelques uns, qui se définissent eux-mêmes. Dans la cité démocratique apparaît une différence, apparemment bien peu démocratique, entre une masse observée et un petit groupe qui observe la masse.

Les nombreux, par définition, supérieurs en quantité aux quelques uns , sont inférieurs en qualité. Les nombreux sont attachés à leurs désirs propres. Ils manquent une vue d'ensemble pour conceptualiser et vouloir le bien commun. Il semble que deux facteurs liés caractérisent ceux que l'on appelle les nombreux : l'attachement au principe du plaisir et la méconnaissance du temps long.

Le propre du démagogue est de faire plaisir dans l'instant, en prétendant que tout est facile et que tout peut être obtenu, en dissimulant les difficultés et les efforts essentiels. Il s'agit donc de proférer l'agréable, au détriment du bien. Ou si l'on veut, de promettre le bien-être, confort de l'instant, au détriment du bien, qui exprime davantage une hauteur de l'être dans le temps.

Ainsi, même lorsqu'il n'est pas réuni en foule, le peuple se caractérise par une affectivité prégnante qui évince le jugement droit, par l'explosion spontanée des affects qui repousse la vision de l'avenir; par une crédulité excessive qui révèle un manque de distance dangereux; par une incapacité à prévoir qui engendre l'irresponsabilité; par une exigence de la possession qui dénigre les pesanteurs de la nécessité. Bref, les nombreux sont privés, comme nous le verrons plus loin, de la raison (noos) dont se prévalent les quelques uns.

p. 28

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 22 oct. 2017, 17:49

Mais ...
Aristote est le seul penseur grec à ne pas disqualifier les nombreux. Au contraire, il explique que la masse du peuple a toute chance de porter de meilleurs jugements que quelques particuliers même doués. En effet, chacun apporte son écot de lucidité, et les lucidités s'additionnent, même si l'auteur admet que certaines multitudes sont moins lucides que d'autres.

De même, les quelques uns sont plus que les nombreux, accessibles à la corruption par l'argent ou par la faveur.

Ces affirmations supposent un postulat sous-jacent : tous sont capables d'une certaine sagesse. C'est parce que Aristote fonde le gouvernement sur la prudence, la sagesse humaine, et parce qu'il la croit partagée, qu'il est le seul véritable démocrate d'Athènes.

p.31

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 22 oct. 2017, 18:25

La critique de Platon

La critique platonicienne de la démocratie s'appuie sur la discordance que produira immanquablement la liberté d'être ce que l'on veut :

Partout où il en a le droit, manifestement chaque citoyen ordonnera dans le privé sa propre existence selon telle ordonnance qui lui conviendra.

Platon utilise le mot grec idiov, la singularité.

Pour lui, la multiplicité ne peut venir que des désirs et des passions. Il ne saurait y avoir, par exemple, une multiplicité d'opinons sensées. C'est pourquoi la démocratie est une pitrerie. Parce que la raison ne peut qu'être une. Il n'existe donc pas de multiples opinions raisonnables.

Ce régime est le plus facile, il plaît à tout le monde, et surtout aux gens simples, qui trépignent pour qu'on accède à leurs désirs. En réalité, la démocratie est tout simplement une démagogie, autrement dit un populisme précurseur, puisqu'il consiste à faire plaisir au premier bébé ou au premier imbécile venu.


Chantal Delsol ajoute :

L'identification de la multiplicité avec la médiocrité, son identification avec le chaos, traduisent un élitisme qui repousse toute tentative, ou espoir, de tenir compte de l'expression populaire. Seule une poignée d'individus détient la vérité.

Cette vision de Platon est annonciatrice des points de vue actuels sur le populisme : aujourd'hui, si l'opinion du peuple ne correspond pas avec le discours des droits de l'homme envisagés d'une manière spécifique, cette opinion est identifiée à une dispersion de caprices et de passions, et celui qui lui prête attention à un démagogue.


p. 33

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » mar. 24 oct. 2017, 4:06

La raison ancienne et la Raison moderne

La première manifestation de ce qui deviendra le populisme repose déjà sur une distinction entre le peuple inculte et l'élite éduquée. Et l'infériorité du peuple tient dans sa vision spécifique des choses, tandis que l'élite regarde le monde du point du vue du logos : d'où sa capacité à viser le bien commun. Notre vision du populisme est très proche de celle des Athéniens de l'époque : le populiste de notre temps est ce chef de parti, parfois gouvernant, qui flatte non seulement les passions du peuple en masse, mais surtout la tendance du citoyen ordinaire à demeurer enraciné dans sa particularité. C'est encore le logos que nous défendons aujourd'hui lorsque nous récusons les populistes d'aujourd'hui.

Pourtant ce logos , ce langage universel, était chez les Grecs bien différent de ce qu'il est devenu, même si une généalogie les rapproche [...]

Le logos des Grecs est une vérité encore introuvée et probablement introuvable. Elle est toujours en attente : un idéal. L'esprit quête la vérité unique par le moyen de la dialectique. Le dialogue est une aventure, une errance. Il repousse le désir, qui dénature les arguments, il réclame une mise à l'épreuve des opinions reçues. On sait que la vérité existe (la chose même, le beau ou le bon en soi), mais on ne la détient pas, on la cherche à travers un débat sans fin. Quant à la vérité politique, on la saisie du contenu du bien commun, elle ressort aussi d'un dialogue.

Ainsi, pour les Grecs de l'époque démocratique, l'idiot est celui qui n'est pas en condition de participer au dialogue pour la quête de la vérité. Il n'est pas celui qui refuse d'accepter une vérité définitive, mais celui qui refuse de cherche une vérité à découvrir ensemble : il se laisse aveugler par ses désirs et ses préjugés.

Ce que les philosophes grecs reprochent à l'idiot, c'est de ne pas utiliser cette faculté commune à tous les hommes : la raison. Non pas que l'utilisation de la raison leur fasse voir la vérité que l'élite aurait déjà découverte. Mais l'utilisation de la raison leur permettrait d'accéder à cette longue quête de l'universel, faisant d'eux des hommes complets - si l'on peut parler ainsi, car l'homme complet est justement celui qui marche, donc qui se sait dans l'inachèvement. Ce que les Grecs reprochent à l'idiot et par conséquent au démagogue qui le flatte, c'est de se satisfaire dans une particularité première, insuffisante au regard de l'homme qui par nature a besoin de la dépasser.

Il s'agit donc ici de vouloir le développement de l'homme en même temps que le bien de la cité. La cité 'est bien gouvernée que par des hommes qui se hissent au-dessus d'eux-mêmes, qui déploient leur nature au-delà de la particularité où leur naissance les a jetés.

Les reproches qui nourrissent la critique de la démagogie chez les Grecs sont ceux-ci : les citoyens sont entretenus dans leur statut d'idiots, et la cité sera ainsi mal gouvernée. Il s'agit donc à la fois d'une question morale et d'une question politique, liées entre elles. La recherche du bien commun exige des citoyens prêts à déployer leur humanité autant que possible. Seul le citoyen qui abandonne le socle assuré mais étroit de sa particularité, qui ose s'échapper vers les espaces du questionnement, pourra entrer dans l'aventure dialectique et s'approcher du bien commun de la cité.

[...]

La raison interrogative, primesautière, toujours échappée des certitudes où l'on voudrait l'enfermer, espérant l'absolu comme réalité encore innommée ... est devenu la Raison qui éteint au fur et à mesure qu'elle avance les ténèbres de l'ignorance, et désigne les vérités illuminés, que tous doivent dès lors accepter pour telles. La raison grecque, qui était une pièce maîtresse d'une anthropologie est devenue, à l'âge moderne, une idéologie. Le passage de la démagogie ancienne au populisme moderne s'enracine dans cette métamorphose.

p. 55

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » mar. 24 oct. 2017, 4:59

La trahison du peuple

Le comportement que l'on va dénommer populiste n'a véritablement de sens que sous un régime démocratique, qu'il s'agisse de l'ancien ou du moderne. La complicité qu'il sous-entend entre le chef et le peuple devient dangereuse lorsque le peuple détient un pouvoir, qu'il peut conférer à un gouvernant pour le représenter. Spartacus reçoit du peuple des esclaves une légitimité, et cela effraie suffisamment les gouvernants en place pour qu'ils mènent contre lui une guerre féroce et mettent finalement en oeuvre la punition que l'on sait.

Le caractère inquiétant du populisme, proviendra du pouvoir que les foules peuvent conférer à leurs meneurs : le pouvoir légitime et légal à la fois.

Pourtant, ce raisonnement fondateur présuppose que le système démocratique se tiendrait constamment à la hauteur de ses espérances. Ce qui n'est le cas pour aucune organisation humaine. Il faut plutôt comprendre que les populismes contemporains se déploient dans les déficits de la démocratie. Ils obtiennent leur succès à la mesure de la déception : la démocratie a beaucoup promis, son nom représente déjà une espérance, et bien souvent elle ne parvient pas à honorer ses promesses.

Comme la démocratie moderne ne peut être directe, comme les intérêts populaires exigent d'être relayés par des représentants, c'est tout naturellement cette médiation qui sera récusée en cas de mécontentement. D'où le lien entre le peuple et son chef, souvent charismatique.


Le peuple n'a pas toujours le sentiment d'être défendu par la démocratie, pourtant faite pour lui. Il a parfois l'impression qu'on se sert de lui pour mieux le trahir : les gouvernants se donnent bonne conscience en prétendant se dévouer au peuple; ils tirent de cette affirmation toutes les bonnes raisons pour décider à leur guise; mais en réalité, ils ne travaillent que pour eux. La bonne intention de la démocratie se retourne contre elle-même. Elle pense pouvoir exprimer les décisions du peuple, le rendre vraiment maître de son destin, et en ce sens atténuer la tragédie politique, qui laisse toujours les uns en face des autres des gouvernés et des gouvernants. Pourtant elle restitue le face à face tragique, et la béance entre gouvernés et gouvernants. Alors que les premiers ont véritablement choisi les seconds, ceux-ci leur échappent aussitôt - au moins c'est sur cette certitude que naît le populisme. Et l'amertume en est d'autant plus grande que le peuple qui se sent abandonné et trompé est institutionnellement maître de son destin.

Le populisme contemporain va naître de cette double rancoeur : le peuple se sent instrumentalisé par la démocratie, la démocratie se sent trahie par un homme qui va au peuple directement, sans transiter par l'appareil rationnel-légal. Le populisme met à nu les problèmes de la démocratie.

p. 61



Commentaire :

On croirait percevoir ici ce qui fait le fond de la révolte des hauts fonctionnaires américains contre Donald Trump, la richesse personnelle de ce dernier lui ayant permis de court-circuiter l'étape du transit par l'appareil "raisonnable" des partis. L'individu y paraît alors comme un électron libre qui ne se contente pas de débiter les formules toutes faites - et bien lisses; policées - comme celles que maîtrisent des grands mandarins. Les oligarques qui ont la main haute sur l'appareil gouvernemental, les opérateurs qui font tourner la machine dans les ministères ne se reconnaissent pas dans le chef sorti de nulle part. Le président n'est pas "leur" président. On n'y rêve que d'impeachment nuit et jour. Les gouvernés n'ont franchement pas élu un candidat comme il faut. Trump fait ressortir en pleine lumière la contradiction des représentants du peuple (comme ceux de son propre parti) qui sont bien plus des représentants de l'oligarchie et de la haute administration publique que d'authentiques représentants des prolétaires.

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » jeu. 26 oct. 2017, 6:44

La défense du peuple idéal

La révolution de 1917 devait, comme on sait, achopper au départ sur la question du peuple : certes, il fallait faire la révolution pour le peuple, mais pour quel peuple? Pour celui qui existait là présentement, avec ses tracas et ses espérances, ou pour celui que l'on espérait façonner? Les deux dissemblaient absolument : fallait-il écouter les aspirations du peuple ou bien travailler à sa place, en son nom et pour son bien, dont il ignorait le visage?

C'est au début du XXe siècle, à l'époque où Lénine élabore son action révolutionnaire, qu'apparaît avec éclat la question qui va engendrer le populisme contemporain.

La question qui s'élève à ce moment-là n'est pourtant pas anodine. Elle exprime au contraire ce qui va devenir un maillon essentiel de notre rapport à la politique : le peuple veut-il son propre bien? Le connaît-il? Et dès lors, faut-il l'écouter?

Comme on le sait, Lénine faisait partie à l'origine du courant des Narodniki, soit des populistes. Pour rénover la Russie, il s'agissait donc d'aller "au peuple", autrement dit, d'une démarche nouvelle, d'entendre les plaintes et les volontés du peuple depuis si longtemps méprisé, écrasé, humilié. La théorie marxiste avait posé en principe que les oppresseurs avaient de beaux jours devant eux tant que le peuple ne se serait pas réveillé : tant qu'il n'aurait pas aperçu sa propre aliénation. Un opprimé qui s'éveille perçoit alors l'injustice de ce qui l'écrase. Lénine et ses compagnons, au sein du mouvement alors appelé "social-démocrate", se donnaient une tâche d'éveilleurs.

Or voilà que se produisit un phénomène inattendu. Lénine écrit : "Une découverte stupéfiante menace de renverser toutes les idées reçues." Voici la surprise : les masses, quand elles s'expriment, n'émettent pas les mêmes volontés que le Parti qui travaille pour elles. Le prolétariat industriel réclame de pouvoir se défendre contre ses employeurs, il est trade-unioniste, ou syndicaliste, il souhaite augmenter son salaire, vivre et travailler dans des conditions décentes. Le Parti, lui, veut abolir le système capitaliste et par conséquent la notion même de salarié. Les paysans, et ce sera l'un des plus graves problèmes auxquels Lénine va se heurter, étant donné leur nombre, désirent mieux vivre au sein même de leurs traditions et coutumes communautaires. Pendant que le Parti veut abolir les traditions et sacrifier la religion. Conclusion amère : le peuple rêve de devenir petit-bourgeois, catégorie que le Parti espère précisément supprimer. Là où Lénine attend les renforts de va-nu-pieds révolutionnaires, prêts à tout pour changer le monde, il trouve des cohortes de progressistes et de conservateurs. Déception.

La spontanéité des masses fait apparaître les éléments instinctifs de la révolte, quand l'éveil a lieu. Mais elle manque encore à la raison. En revanche, la conscience dont sont dotés les intellectuels, exprime la vraie volonté d'avenir. Seule la spontanéité des masses s'oppose au Parti. Mais quand les masses seront conscientes, elles seront en accord avec lui.

Le ver est dans le fruit et la contradiction dans l'argument : Lénine explique en même temps que la conscience ne peut venir au peuple que du dehors, c'est à dire de l'apport des intellectuels. Ceux-ci définissent la doctrine à laquelle le peuple n'aspirerait pas tout seul. Il devient légitime d'impose au peuple cette conscience, et ce sera la querelle avec Plekhanov. La révolution russe résulte de la victoire d'un idéologue éclairé, Lénine, prêt à faire le bonheur du peule malgré lui, contre Plekhanov, confiant dans les désirs du peuple.

Le plus intéressant est de constater que les adversaires de Lénine, qu'il cite avec indignation, ont clairement analysé ce triomphe du concept sur la vie, cette dévalorisation des hommes présents au profit de futurs et hypothétiques surhommes, ce qu'ils appellent "la surestimation de l'idéologie". Lénine leur reproche de faire passer la spontanéité avant la conscience, autrement dit, d'écouter le peuple dans son bon sens instinctif. Il va en arriver à dire que le peuple, de lui-même, est incapable d'accéder à la conscience; d'où la théorie de l'intellectuel fer-de-lance, qui dicte au peuple débile la voie de son vrai bonheur. L'intellectuel est armé, lui, d'une connaissance scientifique, bien différente de l'expérience quotidienne de l'homme moyen.

Ce faisant, Lénine n'a pas conscience de mettre à mal une figure fondamentale de l'humain. Il ne voit l'homme que mené par des concepts, et pour lui, si l'ouvrier réclame de devenir petit-bourgeois, c'est que l'idéologie petit-bourgeoise a pris de l'avance pour influencer les mentalités. Il ne s'agit donc pas pour Lénine d'un combat d'un concept contre la réalité, qui n'existe pas, mais de la lutte de deux concepts. Pour cette raison, le bolchévisme va devenir un despotisme éclairé : les bolchéviks croient que le peuple ne peut rien savoir de lui-même, parce qu'il n'a, à proprement parler, pas d'être, il n'est que ce que des idéologues construisent.

Nous allons retrouver cette certitude intime, plus feutrée et n'osant pas se théoriser, chez bien des élites contemporaines : la spontanéité du peuple ne vaut rien, car tout est construit. Si une partie du peuple considère qu'une société ne peut assimiler une population étrangère au -dessus d'un certain seuil, ce n'est pas en obéissant à un bon sens issu de l'expérience séculaire, c'est parce que cette frange a été influencée par une idéologie raciste.

Pour Lénine, prendre en compte la spontanéité populaire c'est faire de l'opportunisme, autrement dit, non pas écouter la voix d'une existence humaine fondatrice, mais courir comme une girouette au gré des vents contraires, travailler dans l'instant du caprice. De la même manière, l'élite de notre époque a souvent tendance à considérer que le pragmatisme, c'est du nihilisme, puisqu'il n'y a aucun concept là-dessous. La réalité serait sans légitimité.

p. 75

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » jeu. 26 oct. 2017, 15:33

Toujours est-il que le peuple dont le communisme avait fait le bénéficiaire unique de son action, n'a pas été à la hauteur des espérances de ceux qui le veillaient amoureusement. C'est du moins ainsi que l'élite a compris le choses. Em vérité, elle avait nourri des illusions non pas sur les capacités du peuple, mais sur la vérité de ses propres doctrines. Mais elle l'ignore. Elle voit un peuple qui fait défection. Qui trahit. Qui refuse d'agréer avec reconnaissance une nouvelle vie qu'on lui confectionne, C'et là le début de l'histoire du populisme.

Qu'on observe le populisme manqué de Lénine [...]

Quand le peuple se trouve encore en situation de misère et d'oppression, il n'espère qu'une chose : la fin de l'arbitraire humiliant et le développement de son bien-être matériel, dans la sauvegarde de ses coutumes. C'est face à ces revendications que se trouve Lénine (aussi bien d'ailleurs que les révolutionnaires français de la fin du XVIIIe siècle). Quand le peuple se trouve déjà dans un État de droit, et libéré de la faim et de l'insécurité quotidiennes, il n'espère qu'une chose : conserver ses valeurs fondatrices, son identité, la solidarité de ses communautés d'appartenance.

C'est ainsi qu'au cours du XXe siècle, les défenseurs du peuple vont changer de visage. Au commencement ils sont des révolutionnaires, qui se découragent rapidement en prenant conscience du fait que les peuples n'acceptent pas la radicale transformation qu'on leur propose. Puis ils seront - et c'est le moment présent - des conservateurs, des hommes qui reconnaissent comme leurs les aspirations du peuple. Pour adopter une terminologie française, les défenseurs du peuple furent d'abord des hommes de gauche, puis des hommes de droite. La coutume langagière va qualifier les premiers de populaires, les seconds de populistes, ce qui indique là la générosité solidaire, ici la vulgaire et hypocrite démagogie.

p. 79


Le discours populiste

Parce que la démocratie représente à présent le seul régime acceptable, le comportement populiste est considéré anti-démocratique. Il me semble que c'est là un mauvais procès. Ce n'est pas parce qu'il serait anti-démocratique qu'il est détesté, mais au contraire, parce qu'il est détesté qu'on le met à l'écart de la démocratie.

Le populisme et la démagogie sont couramment assimilés.

Le candidat populiste est-il celui qui va chercher ses voix dans les milieux populaires? Celui dont le projet politique rencontre les exigences du peuple? Mais n'est-ce pas là précisément le but de la démocratie? Existerait-il un mauvais peuple, un peuple qui n'aurait que des caprices, et jamais des pensées? C'est à travers ce mépris inacceptable que le populisme trouve ses fausses définitions.

Les courants dits populistes critiquent l'Individualisme moderne et défendent les valeurs communautaires de la famille, de l'entreprise, de la vie civique. Ils défendent le travail comme valeur, regrettant qu'un nombre de citoyens devenus consommateurs d'allocations fassent tout pour échapper à l'emploi.

Les populistes affichent un combat moral, voire même édifiant. Et en ce sens, la protestation de ces courants s'inscrit presque toujours dans le sens d'une moralisation de la politique et des moeurs.

On peut s'étonner de voir à quel point notre époque si moralisatrice, récuse cette moralisation du populisme. C'est que seule la moralisation des droits de l'homme, émotive et compassionnelle, nous paraît légitime. Des valeurs différentes s'exaltent dans cette occasion. Les populistes défendent les valeurs de fidélité, de solidarité, d'honnêteté. L'opinion dominante défend les valeurs d'égalité et d'ouverture. Alors que l'ancienne morale de l'héroïsme a fait place à une morale de la victimisation, les groupes populistes continuent de défendre l'héroïsme, ce qui leur confère un caractère martial inapproprié à l'époque.

Les courants dit populistes valorisent l'identité de la nation ou du groupe d'appartenance. Ils manifestent une conscience forte de l'opposition entre "nous" et "les autres". C'est pourquoi ils se méfient de l'intégration du pays dans un ensemble plus vaste, en l'occurrence l'Europe, de la porosité des frontières et du développement de l'émigration. Ils peuvent selon les cas en appeler à l'indépendance du pays, regretter la souveraineté perdue; ils sont souvent violemment hostile à l'Amérique en raison de l'hégémonie qu'elle perpétue, et tout naturellement anti-mondialistes.

Mais leur anti-mondialisme est l'inverse de celui de l'extrême-gauche : celle-ci fustige la concurence et l'inégalité engendrées par la mondialisation, et voudrait que l'on puisse niveler, par exemple, le droit du travail sur toute la terre; les populistes condamnent au contraire l'uniformisation provoquée par la multiplicité des contacts. Ainsi les premiers répondent à la mondialisation par une volonté de concrétiser une égalité universelle, les autres par une demande de protéger les particularités.

Christopher Blocher, dont la position est prépondérante, est considéré comme un populiste et un fasciste parce qu'il a contribué à une forte diminution de l'immigration en Suisse, et parce qu'il défend l'indépendance et la souveraineté suisse face aux organismes internationaux et à l'Europe.

Ce sentiment identitaire est couramment décrit comme un relent de xénophobie qui rappelle les sombres années du XXe siècle, comme un repli sur soi, toujours accompagné du mot "frileux". Le frileux replié est un pauvre type qui a peur de tout, un adulte puéril qui craint de prendre le train tout seul. Un idiot. On se souvient de la place prépondérante qu'occupait le sentiment de peur dans le nazisme. La défense d'une particularité laisse sur ses gardes et aux abois. [...] les nazis avaient peur pour la survie de leur culture; donc les populistes sont souverainement nazis.

[et pourtant ...]

Ce peut être une opinion, même si on ne la partage pas, que de s'inquiéter de la dilution des identités particulières dans des ensembles de plus en plus vastes, ou de voir des pays nommés, caractérisés par une culture propre, passer sous le gouvernement de quelques "technocrates apatrides", comme l'exprime la vulgate populiste. Le fait même qu'il soit devenu ringard d'accorder de l'importance à la culture d'un pays, en dit long sur les excès de la mondialisation.

La tendance post-moderne est à la dé-différenciation, au mélange, à l'effacement des caractéristiques. La mondialisation est applaudie lorsqu'elle permet la "culture-métis", elle est vilipendée quand elle produit la concurence, c'est à dire quand elle valorise les singularités. Les courants populistes voudraient maintenir une différenciation, et soutiennent que l'on ne peut évincer toutes les diversités.

p. 90

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 29 oct. 2017, 12:54

La parole obscène

Les courants populistes annoncent qu'ils osent dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. [...] L'une des raisons de la protestation populiste est l'hypocrisie des partis gouvernants qui utilisent la nov-langue adoptée par l'ensemble de l'élite, tendant à dissimuler des pensées considérées à la fois comme légitimes et inavouables.

On peut se poser la question de savoir pourquoi l'élite adopte un langage soigneusement choisi, qui fini parfois par devenir faux au regard de ce qu,elle pense réellement , et par rapport à son action. On peut se demander pourquoi ce sont plus généralement les milieux populaires qui réclament d'utiliser les mots correspondant aux pensées et aux actes [...] écoeurés devant cet adoucissement permanent du discours qui leur apparaît comme un mensonge.

Ce qu'on appelle couramment le "politiquement correct" ne signifie pas forcément qu'il existe un prêt-à-penser, mais qu'on ne doit pas dire crûment tout ce que l'on pense. Cette règle d'éthique citoyenne va certainement trop loin, jusqu'à empêcher la pensée libre de se développer - car à force de ne plus pouvoir dire, on fini par ne plus penser. Cependant [...] on ne peut pas la considérer seulement comme une forme de terrorisme intellectuel qu'un courant de pensée imposerait aux autres.

Il faut se souvenir qu'au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, à l'époque où cette contrainte de la parole précisément n'existait pas, beaucoup ne se gênaient pas pour appeler à la haine, voire à la suppression de groupes humains détestés. Engels avait écrit en 1849 dans Neue Rheinische Zeitung, un article appelant au génocide des Hongrois. Cet exemple jamais cité montre à quel point ce type de propos était généralisé. Le politiquement correct puise aux sources de cette certitude. Étouffer les paroles meurtrières, c'est déjà prévenir les meurtres. Étouffer les paroles inacceptables, c'est prévenir les politiques inacceptables. C'est pourquoi il n'est pas forcément nuisible de ne plus supporter certaines paroles, afin d'encourager la paix sociale.

[...]

Par ailleurs, les courants dit "populistes" n'ont pas coutume de conceptualiser leurs convictions, et c'est bien pourquoi il est facile de croire qu'il sont dotés d'émotions et non de convictions. Ils clament des choses de bon sens, en général sans chercher à les enraciner dans un corps de doctrine ni à les justifier par quelque philosophie. Ils n'ont pas d'idéologies à présenter, et surtout pas de systèmes. Ils ressemblent à un agglutinement de mécontentements disparates, ce que parfois ils sont aussi, mais sans qu'on cherche à y découvrir le fil conducteur autre que le caractère détestable.

Ils sont toujours haïs, quoi qu'ils fassent [...] Leurs affirmations sont considérées comme des cris et, au lieu de leur opposer des arguments, on ne cherche qu'à les injurier.

Pourquoi ne peut-on pas défendre des identités, vouloir la souveraineté au lieu de l'Europe, estimer que l'afflux de l'immigration finit par étouffer le pays ou que la corruption politicienne le pervertit? Comment se fait-il que les valeurs morales défendues par les populistes ne soient pas considérées précisément comme des valeurs morales, puisque ce qui les caractérise dans l'esprit de l'opinion dominante, c'est plutôt leur cynisme? D'où peut donc venir ce courant qui a pour ainsi dire toujours tort, et que l'on ne considère même pas comme un courant, tout juste comme un ramassis de gens qui ne devraient pas exister, à ce point qu'on fait tout pour ne pas les compter, et pour les priver, si possible, de représentation politique?

p. 96

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 29 oct. 2017, 13:16

Une dogmatique universaliste

Comme on l'a vu, la démagogie antique consiste moins à suivre dangereusement les passions du peuple en foule [...] qu'à écouter ceux qui ne cherchent pas à se hausser au-dessus de leur particularité pour chercher le bien commun de la cité. à savoir les idiots.

Les anciens ont décrit une forme de "populisme" fondée sur l'ignorance première de l'idiot concernant le bien commun de la cité, et le vrai à découvrir par l'effort de la raison, le logos.

[...]

Aujourd'hui le "bien commun" vers lequel le citoyen doit tendre son regard s'il ne veut être perçu comme un idiot, n'est plus le bien public de la cité ou de la société élargie, dotée de souveraineté. Le commun s'est universalisé , et concerne désormais tous les hommes et toutes les sociétés de la terre. Afficher une préférence pour sa propre société revient finalement à l'aveu de particularisme où se trouve l'idiot. On est idiot en ce sens quand on préfère la France à l'Europe, son compatriote à l'étranger ("J'aime mieux mes filles que mes cousines etc.", disait J. M. Le Pen dans une apologie de la particularité que l'on a constamment opposée, pour en marquer l'étroitesse d'esprit, au texte célèbre de Montesquieu affirmant sa préférence constante des groupes universels sur les groupes particuliers). Le véritable citoyen n'est plus celui qui préfère les intérêts de sa patrie aux siens propres, mais celui qui fait passer les intérêts du monde avant ceux de sa patrie.

Par ailleurs, on va le voir, ce nouveau [bien] commun, dès lors illimité, acquiert un visage, il se dote d'un contenu précis. Il échappe à l'histoire et devient irréversible. Enfin, il se conceptualise et représente la nouvelle dogmatique de l'Occident.

p. 100

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 29 oct. 2017, 19:50

[enracinement contre émancipation]

L'enracinement traduit la situation de l'homme de toujours, et sous toutes les latitudes. qui, lié à sa terre natale et à ses coutumes, tire du passé la source de son avenir et souvent reproduit , de génération en génération, ce qu'il a vu faire de se ancêtres. Cet homme s'identifie à des territoires et à une culture. Il honore ceux qui le précèdent et s'estime rattaché à eux par une dette impayable. Il vit dans l'hétéronomie, tenant sa loi de l'extérieur. Il a conservé l'idéal moral du héros, consacré par le sacrifice et la grandeur. Il appartient à un groupe. Il connaît cet autrui qu'il aime, sert ou gouverne. Mais il ignore l'autre, l'étranger à sa culture, et parfois le déteste. Son monde est fermé, même s'il sait que dehors d'autres mondes existent, qu'il a tendance à craindre.

L'émancipation traduit le nouveau monde de l'homme détaché de ses racines temporelles et spatiales, et des obligations communautaires. Il se trouve délivré des hiérarchies qui le tenaient dans une orbite étroite. Il s'identifie à lui-même, car il peut inventer son propre destin sans invoquer des exempla qu'Il voit comme des prisons. Il est autonome, ne devant sa loi qu'à lui seul, et fait fi des modèles de vie,qui pourraient l'asservir. Il vit dans un monde ouvert, traversant les frontières aussi bien que transgressant les limites dont il ne connapit plus la légitimité. Il s'est habitué à l'autre, d'autant plus facilement qu'il ne possède plus guère d'identité propre à revendiquer. En revanche, autrui ne lui parle plus comme autrefois, parce que les solidarités imposées se sont distendues et défaits les liens de respect et de protection. Sa liberté est, à priori, sans bornes.

[...]

Il faut dire encore que la marche de l'émancipation ne prévoit pas son apogée ni son butoir. Sans cesse, elle va. Elle déploie de plus en plus la liberté personnelle, elle sépare de plus en plus l'individu de ses groupes, elle récuse encore les formes d'autorités persistantes et camouflées. Plus l'émancipation s'accroît, plus l'enracinement se voit diminué, récusé, vilipendé. L'un et l'autre s'accuse réciproquement. Cependant, l'enracinement n'a jamais le beau rôle, parce qu'il ne bénéficie pas du prestige de l'avenir. L'émancipation s'avance au nom du progrès, et d'un progrès que nul ne peut endiguer.

Désormais la Vérité prend pour nom la liberté d'être et de penser, la libération des hiérarchie et des autorités, la solidarité entre les égaux.

[...]

Les Lumières ont inventé non pas l'émancipation, mais l'idéologie émancipatrice, elles ont fait de la libération un absolu. Et dès lors la défense de l'enracinement s'est trouvé dans la situation du cadavre qui bouge encore. C'est pourquoi un dialogue entre les deux tendances a disparu, pour laisser place aux invectives. La pensée de l'émancipation, qui se croit et se veut désormais seule au monde, considère que toute critique extérieure, plaidant dès lors pour un monde disparu et privé de justification, vaut pour une apostasie.

p. 105

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » dim. 29 oct. 2017, 21:36

Je redonne ici un fameux billet de Koztoujours. On peut le relire à la lumière de ce que raconte Chantal Delsol. L'exercice peut être amusant à réaliser.

http://www.koztoujours.fr/identitaire-l ... istianisme

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par JCNDA » mar. 31 oct. 2017, 14:19

Cinci a écrit :
dim. 29 oct. 2017, 19:50
[enracinement contre émancipation]

La pensée de l'émancipation, qui se croit et se veut désormais seule au monde, considère que toute critique extérieure, plaidant dès lors pour un monde disparu et privé de justification, vaut pour une apostasie.

p. 105
En effet, la globalisation économique peut amener l'humain à cette pensée.
"Car Yahweh connait la voie du juste, mais la voie des pécheurs mène à la ruine."
L’abbé Augustin Crampon

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Re: Le populisme ou les demeurés de l'histoire

Message non lu par Cinci » mar. 31 oct. 2017, 23:56

Merci, JCNDA. Merci pour le commentaire.

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