Art contemporain (Une petite rubrique)

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Cinci
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Art contemporain (Une petite rubrique)

Message non lu par Cinci » mar. 16 févr. 2021, 19:13

Bonjour,

C'est encore Michel Onfray qui s'exprime, mais dans un autre chapitre de son ouvrage intitulé "Décadence". Il attire l'attention sur le personnage de Marcel Duchamp.

Il écrit :

"Constatons que cette mort de l'art classique coïncide avec la Première Guerre mondiale. Avant-guerre, Duchamp lui-même peint des toiles de facture classique : en témoignent des oeuvres de jeunesse, telle L'église de Blainville (1902) parmi d'autres toiles du village, Le portrait de Marcel François (1904), Le portrait d'Yvonne Duchamp (1909), La femme nue aux bas noirs (1910), Portrait du père de l'artiste (1910), Le Portrait du père Dumouchel (1910), La partie d'échecs (1910), Le Printemps, Portrait ou Dulcinée (1911) et une dizaine d'autres oeuvres attestant que celui qui dans cinq ou six ans , va ravager l'art classique ne trouve alors pas indigne de  peindre le clocher de son village natal, ses amis, ses parents, sa soeur et son père, ses frères et ses belles-soeurs, ses proches.

Marcel Duchamp, fils de notaire normand, peint alors en notaire de province des figures et des corps, des scènes et des situations, des allures et des vues dans l'esprit des impressionnistes, puis de Cézanne, puis des Fauves, puis des cubistes. Quand il découvre le futurisme, dont le manifeste paraît dans Le Figaro en 1909, il peint dans l'esprit cinétique et bergsonien de cette sensibilité nouvelle et signe un []Nu descendant l'escalier[/i] (1912). On y devine un corps fondu dans son mouvement, un dans sa totalité malgré sa multiplicité dans son déplacement, mais le réel s'y trouve encore.

On dit peu qu'à cette époque Duchamp hésite entre une carrière de peintre et une autre, celle ... d'humoriste ! Ce qu'il est devenu dans l'histoire de l'art occidental montre qu'il a réussi sans trancher. En 1905, à Montmartre, il découvre l'esprit fumiste qui imprègne une bande ayant exposé au Salon des Incohérents. Émile Goudeau crée un club des Hydropathes en 1878 - avec un tel patronyme, il ne pouvait que fonder pareille communauté allergique à l'eau ! Avec ses amis, il organise chahuts et bazars, pétards et brouhahas, feux d'artifices et lectures de jeunes auteurs alors méconnus - Paul Bourget, Maupassant ou Charles Cros. Leur journal, L'Hydropathe, rapporte les événements. Jusqu'à 300 personnes assistent à ces chahuts parisiens. En 1881, les Hydropathes cessent leurs activités. Mais ils sont bien vite remplacés par d'autres extravagants : zutistes, hirsutes, je-m'en-foutistes.

Cette bohème insolite comporte un groupe qui gravite autour de Jules Lévy : les Incohérents. Ce courtier qui travaille chez Flammarion organise un salon dont le principe se trouve clairement énoncé : "une exposition de dessin  par des gens qui ne savent pas dessiner". Pendant dix ans, entre 1882 et 1893, l'esprit potache, la franche rigolade, la plaisanterie déchaînée, l'ironie radicale remplissent les expositions sur tous types de supports : sculptures, journaux, affiches, assemblages, dessins, cartons d'invitation, bals costumés, bas-reliefs, revues, catalogues, rebus, jeux de mots.

Le 2 août 1882, Jules Levy inaugure son exposition dans les décombres d'un immeuble ravagé par une explosion de gaz. Les bénéfices d'une tombola sont affectés aux victimes de ce sinistre. Quand Lévy préface le catalogue de 1884, il écrit : "Le sérieux, voilà l'ennemi de l'Incohérence." On trouve dans la bande de Lévy absolument tout ce qui se retrouve chez Duchamp et les siens des années plus tard : jeux de mots, ready-made, monochromes, concerts de silence, peinture sur le cadre, révolution des supports et des subjectiles. Dans cette faune déchaînée, on trouve un autre Normand, Alphonse Allais, qui décline ainsi son identité, "Né à Honfleur de parents français mais honnêtes; élève de l'école anormale inférieure." En 1883, il expose une toile intitulée Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige - on s'en doute, un monochrome blanc. L'année suivante : Récolte de la tomate par des cardinaux apoplexiques au bord de la mer Rouge - faut-il le préciser, un monochrome rouge. Le procédé se trouve déjà chez Paul Bilhaud qui, en 1882, expose un []Combat de nègres dans une cave pendant la nuit[/i] dont la planche est publiée par le même Alphonse Allais dans son []Album primo-avrilesque[/i] en 1887.

En 1884, Alphonse Allais forge une extravagante formule qui, de manière sidérante, devient vraie : en plein XIXe siècle, il se dit en effet "l'élève des maîtres du XXe siècle" ! Comment ne pas lui donner tort ? Car, bien avant les moments emblématiques de l'art du XXe siècle, les Incohérents inventent déjà tout : Yves Klein en 1949 ? Le monochrome de Bilhaud date de 1882. John Cage et son concert de 4'33"" de silence en 1952 ? Le concert de silence est déjà une oeuvre d'Alphonse Allais datant de 1897 : Marche funèbre composée pour les funérailles d'un grand homme sourd et qui se présente comme "une partition vierge de notes parce que les grandes douleurs sont muettes".

Les Incohérents dynamitent également le système de l'art avec ses salons et ses jurys, ses coulisses minables et ses prescriptions lucratives. Ils créent ainsi des jurys avec des membres tirés au sort. Sur le même principe, de façon aléatoire, ils distribuent des médailles en chocolat. Ils parodient les vernissages, foire aux variétés depuis toujours, à coups de grosses bouffonneries. Pour moquer les artistes désireux d'être subversifs tout en souhaitant que l'État distingue leur subversion, ils inventent une rosette multicolore de l'ordre des Incohérents, mais elle a pour caractéristique de ne devoir jamais être portée.

En 1905, Duchamp découvre cette partie de l'histoire de l'art, voire contre-histoire de l'art, en prenant connaissance des catalogues, sinon en rencontrant tel ou tel des protagonistes de cette époque dans les cafés de la bohème ou chez des amis. Deux ans plus tard, il expose au premier Salon des artistes humoristes au Palais des glaces. En 1911, selon ses confidences, il fait entrer l'humour dans ses tableaux [...]

Parmi de nombreux autres artistes, Duchamp fréquente Apollinaire et Picabia, Léger et Boccioni. Puis, sur les conseils de lecture de Picabia, à Munich, il tombe sous le charme de L'Unique et sa propriété de Stirner et d'[]Ainsi parlait Zarathoustra[/i] de Nietzsche. Il est plus facile de placer son magistère sous le sigle de ces deux figures emblématiques de la radicalité individualiste et de la destruction des valeurs occidentales que de Jules Lévy. En 1844, Stirner, hégélien de gauche, publie ce livre de feu qui se résume en une seule phrase : "Il n'y a que moi, Je, et j'ai tous les droits." De sorte que ce qui n'est pas moi, je peux le détruire, le casser, le briser, l'écarter, le combattre, l'éviter, lui nuire - tout est possible, du moment que je puisse exacerber ce Je qui est tout.

Stirner est le premier penseur du nihilisme postchrétien, bien avant Nietzsche qui naît l'année de parution de son livre. Il paraît probable que Nietzsche ait lu L'unique et sa propriété, ce sont deux philosophes qui mettent le feu au judéo-christianisme.

Stirner jette dans le brasier tout ce qui passe à sa portée. Sur le terrain politique : l'empereur, la patrie, l'État, le roi, l'ordre, la légalité, le droit, l'égalité, la loyauté, la censure, le cachot, le libéralisme, la bourgeoisie, la police, le travail, la hiérarchie, les droits de l'homme. Sur le terrain religieux : Dieu, le Saint Esprit, le christianisme, les catholiques, les protestants, les dogmes, le sacré, les religions, la foi. Sur le terrain de la morale bourgeoise : la prohibition de l'inceste, la monogamie. la piété, l'amour, la vérité, la justice, le mariage, le renoncement, l'honneur, le devoir, la vie d'autrui, l'amour du prochain. Sur le terrain de l'éthique : le bien, le beau, les valeurs, les vertus, la vérité, la raison.

Quelles sont ses valeurs ? Tout ce qui permet l'expansion et l'expression de son propre Moi. Donc, le mensonge, la rouerie, la ruse, le meurtre, le crime, la trahison, la révolte, la rébellion, la force, la violence. Stirner écrit : "Je le veux, donc c'est juste." "Je dois faire ce que je veux. Rien ne doit permettre d'entraver la puissance de mon unicité". Dès lors, on peut violer, tuer, coucher avec sa soeur, mentir et trahir - L'Unique et sa propriété s'avère donc être un bréviaire du nihilisme [...]

On comprend que le fils de notaire normand boive cet alcool fort avec délectation : Stirner annonce la mort du Beau et de la beauté en même temps que du Bien et de Dieu.

Le philosophe allemand annonce la mort de Dieu. En même temps, il annonce celle du Beau, car les deux notions sont liées. Pour qu'il y ait une idée de beauté à l'aune de laquelle on puisse mesurer les choses concrètes pour savoir si, en fonction de leur plus ou moins grande proximité avec l'Idée, elles sont belles ou non, il faut qu'il existe un monde des Idées, qui est rien moins que le milieu dans lequel Dieu évolue. Dieu mort, le Beau meurt aussi. Dès lors, la Vérité qui va avec, tout autant que le Bien, le Juste, et toutes les autres idoles à majuscules tombent en poussière.  Le Beau est mort en même temps que Dieu qu'il servait. Reste la perspective, l'angle d'attaque, le biais par lequel on aborde les choses, le réel, le monde. Est donc dit beau ce qui est décrété tel par celui qui l'ose - le fort.

[...]

Par ailleurs, Duchamp souhaite s'inventer un personnage. Il écrit :"J'ai voulu changer d'identité et la première idée qui m'est venue c'est de prendre un nom juif. J'étais catholique et c'était déjà un changement que de passer d'une religion à une autre. Je n'ai pas trouvé de nom juif qui me plaise ou qui me tente, et tout d'un coup j'ai eu une idée : pourquoi ne pas changer de sexe ! Alors de là est venu le nom de Rrose Sélavy - dans lequel il faut entendre Éros c'est la vie". Man Ray photographie Duchamp habillé avec des vêtements féminins."[/quote]

Michel Onfray, chapitre 3 "Déliquescence, le nihilisme européen" dans Décadence, p. 488

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