Commentaire de Marie-Louise von Franz :L'esprit de la forêt trompé par la ruse
Une famille avait été invitée à une fête ou la coutume est de boire. Toute la famille s'y rendit, à l'exception de la fille qui refusa d'y aller. Elle demeura donc seule à la maison. En fin d'après-midi. elle eut la visite d'une amie qu'elle n'avait pas vue depuis longtemps. Elle pensait tout au moins que c'était son amie, nommée Daï-adalla, avec laquelle elle avait procédé à l'échange des noms. Or, la visiteuse était en réalité un esprit de la forêt qui avait pris l'aspect et l'apparence de son amie pour mieux réussir, ainsi déguisée, à réaliser ses sinistres desseins. Étant donné que les deux filles étaient d'excellentes amies, l'esprit de la forêt s'adressa à la jeune fille en l'appelant du nom de Daï-adalla, et il lui demanda ce qu'elle faisait ainsi à la maison, toute seule.
Lorsque la jeune fille lui eut expliqué qu'elle avait refusé de partir à la fête de la boisson, l'esprit de la forêt lui dit :"Voilà qui est bien ! Je resterai donc ici cette nuit pour te tenir compagnie." Le soir, lorsque la nuit tomba, on entendit coasser de nombreuses grenouilles. C'est pourquoi la fille demanda à son amie si elle aimait manger des grenouilles et celle-ci lui ayant répondu que c'était son mets de prédilection, elles partirent aussitôt afin d'en attraper quelques unes. Elles sortirent donc ensemble dans l'obscurité de la nuit, chacune de son côté. Après un certain temps, elles s'interpellèrent mutuellement pour s'enquérir du nombre de grenouilles que chacune avait réussi à capturer. L'esprit de la forêt répondit :'Beaucoup, mais je les mange au fur et à mesure que je les attrape."
Cette réponse étrange, qui montrait que sa compagne mangeait les animaux crus, fit peur à la jeune fille qui se rendit soudain compte de la véritable nature de sa prétendue amie. Aussi, lorsque l'esprit de la forêt l'appela : "Daï-adalla ! combien en as-tu capturées ?", la jeune fille répondit : "Beaucoup, mais je les mets toutes dans ma calebasse." Elle réfléchissait pendant ce temps à la façon de fausser compagnie à son amie pour se mettre à l'abri, car elle savait fort bien que l'esprit de la forêt saurait la retrouver grâce au son de sa voix, malgré l'obscurité de la nuit. Aussi, quand l'esprit de la forêt l'appela une nouvelle fois, elle répliqua :"Chut ! Ne parle pas ! Ne fais pas de bruit ! Les grenouilles s'en effrayent et je n'arrive plus à les attraper !"
Quand le silence fut rétabli, la jeune fille se glissa vers la maison sans faire de bruit; elle y entra doucement et retourna tous les pots qui s'y trouvaient, dans le plus grand silence. Elle jeta ensuite les grenouilles par la fenêtre et monta sur le toit, afin d'attendre et de voir venir. Le choses ne tardèrent pas à prendre une tournure nouvelle. Après avoir patienté un moment, et n'obtenant pas de réponse à ses appels, l'esprit de la forêt comprit enfin qu'il avait été trompé. Il courut vers la maison. Il tâtonna dans l'obscurité et il retourna les pots l'un après l'autre, mais sa proie n'était caché dans aucun de ces pots. "Ah ! s'écria-t-il assez fort pour que la jeune fille l'entendit, si j'avais soupçonné qu'elle allait m'échapper, je l'aurais dévorée sur-le-champ avec les grenouilles."
Il chercha en vain - car il y avait un grand nombre de pots - jusqu'à ce que l'aube se pointât et qu'il dût partir. La jeune fille descendit alors du toit et attendit le retour de ses parents. Lorsqu'ils rentrèrent, elle leur raconta que l'esprit de la forêt l'avait visitée en se présentant sous les traits de son amie. Le père lui dit alors : "La prochaine fois que nous te dirons de venir avec nous, tu obéiras."
"Chez beaucoup de peuples primitifs, le véritable nom de l'enfant était tenu secret et on l'interchangeait avec celui d'un autre enfant, ce qui créait un lien entre eux : ils devenaient des sortes de jumeaux. Ces pratiques avaient pour but de dérouter les démons et de protéger l'enfant de leurs maléfices. Le fait que la soi-disant amie de la jeune fille l'appelle de son vrai nom aurait dû éveiller sa méfiance, car c'était là la désigner aux mauvais esprits. On voit que ce conte a un arrière-fond culturel très profond : l'adolescente ne s'expose pas seulement aux dangers de rester seule à la maison, mais à ceux de l'isolement moral par rapport à son village. De plus, en refusant les rites de sa tribu, elle refuse l'évolution intérieure qu'ils sont censés lui apporter."
Le danger de l'isolement ...
"Si l'on me demandait de dire, d'après ma propre expérience, quelle est la forme la plus terrible de mal que j'aie jamais rencontrée dans ma vie, je répondrais que c'est celle des personnes qui ont été englouties par les archétypes du mal, que c'est le phénomène de possession.
Si nous observons maintenant les conditions dans lesquelles ces personnes sont tombées au pouvoir du mal, nous voyons se dégager certains traits communs à la quasi-totalité des récits. Dans plusieurs d'entre eux, la boisson joue un rôle important; on peut en conclure que boire de l'alcool ou le jus de certaines plantes est, pour le primitif, l'un des moyens les plus simples et les plus faciles d'ouvrir la porte aux esprits par abaissement du niveau mental. La solitude ou l'isolement par rapport au village à laquelle on appartient rend également vulnérable. La plupart des personnages à qui il arrive des désagréments avec les démons de la nature sont seuls, ou à deux seulement, dans les bois ou à la montagne."
On retrouverait bien ici le canevas déjà présent dans le film de Stanley Kubrick ("The Shining") : l'alcool, la solitude, la rébellion par rapport à certaines conventions sociales, etc.