Et Dieudonné ?
Il pourrait se situer au confluent de différentes dynamiques qui le dépassent naturellement. Je penserais pouvoir en relever au moins deux, la force déstabilisante d'un libéralisme qui poursuit sa progression (avec son culte du «moi», l'affranchissement des personnalités, jusqu'au droit de prendre le métro en pyjama, de porter un os dans le nez en siégeant comme député,
Let the sun shine, Vive le multi, etc.), le républicanisme français qui cherche à défendre (imposé hiérarchiquement d'en haut) un discours idéologique à valeur universelle.
Dieudonné est lui-même frère jumeau des potes de 1968, copains du socialisme,«Frantz Fanon, me voici», cousins des bravaches (porteurs de valise) qui voulaient la paix entre les peuples ennemis au départ, fils des aficionados de la décolonisation, voltairien de coeur («Écrasons l'infâme !») et tout.
Alors les «frères» vont simplement lui reprocher d'alimenter, de nos jours, le délire complotiste traditionnel (
qui peut être associé à un certain catholicisme) des milieux extrémistes de droite, en refusant lui-même de s'agenouiller devant le nouvel élément du culte civique, qui comprend le support inconditionnel à Israël. Le «problème» ici (
relatif; par rapport à Dieudonné) étant que l'élite gouvernante actuelle élève le «shoah business» au rang d'outil
nécéssaire afin de discréditer
fantasmatiquement l'opposition. Il n'y a plus moyen d'être en désaccord avec le pouvoir sans se faire taxer peu ou prou, tôt ou tard, de raciste, d'antisémite, de judéophobe, d'islamophobe bientôt, de malade, de criminel, de dangereux individu, et etc... Ce ressort vient de loin, et il serait illustré dans un texte de François Furet d'ailleurs. Le pouvoir nourrit une vision «absolutiste» des choses, tend à ne plus pouvoir souffrir la contradiction, à désirer occuper idéologiquement toute la place.
Face à la psycho-rigidité de l'idéologie que le pouvoir va charrier (l'inattention, la cécité volontaire; si ce n'est l'impossibilité de principe quant à un compromis) la plupart du temps, l'intervenant «démocrate» d'en bas est amené à radicaliser son propre discours.
Dieudonné ne fait que révéler en quelque sorte «une» des contradictions avec laquelle les apprenti-sorciers de la politique jouent, avec des patrons libéraux de Valls qui cajolent à plein la religiosité islamique, en guise d'outil pour déconstruire les barrières mentales, faire effondrer de l'intérieur des résistances au «changement», pour signifier au gens de ne s'occuper de rien d'autre que d'argent, d'enrichissement (le reste ? circuler. Il y a rien à voir), mais aveugles volontaires au fait que ce sont les auxiliaires du système, les engagés qui ressortent partout les insanités genre
Le protocole des sept sages de Sion et autres délires à la noix, délétères et nauséabonds.
Si le public de Dieudonné se trouve composé de plus en plus de musulmans, d'islamistes, d'islamo-gauchistes, mais comment pourrait-on s'attendre que Dieudonné s'agenouille sur scène, pour faire profession de foi envers les pères fondateurs d'Israël ? C'est son public qui réclame contre «les sionistes», le
même public qui travaille aussi à installer nos chers Valls dans des fauteuils de ministre, et ce, de la banlieu française jusqu'au Qatar.
Un vieux mécanisme ...
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- Comment penser la révolution française ...
... cette brillante analyse de Tocqueville, qui explique tant de choses du rôle que jouent les intellectuels dans le fébat politique français, depuis le XVIIIe siècle, ne suffit pourtant pas à rendre compte des conditions sociologiques dans lesquelles se forment les éléments de ce qui sera la conscience révolutionnaire.
Il manque à cette intuition générale l'examen des médiations par lesquelles s'exerce, sur la société, le nouveau pouvoir d'opinion, à côté du pouvoir tout court. Car cette société a produit, et entretient, à côté de l'ancienne, une nouvelle sociabilité politique, qui n'attend que l'occasion pour occuper toute la scène : c'est la découverte d'Augustin Cochin.
Une sociabilité politique : j'entends par là un mode organisé de relations entre les citoyens (ou les sujets) et le pouvoir, aussi bien qu'entre les citoyens (ou les sujets) eux-mêmes à propos du pouvoir. La monarchie absolue suppose et comporte un type de sociabilité politique, par lequel toute la société est rangée concentriquement et hiérarchiquement autour d'elle, qui est le centre organisateur de la vie sociale. Elle est au sommet d'un ensemble hiérarchique de corps et de communauté dont elle garantit les droits et par l'intermédiaire desquels circule de haut en bas l'autorité, et de bas en haut l'obéissance (mâtinée de doléances, de représentations et de négociations). Or, les circuits de cette sociabilité politique sont de plus en plus vidés, au XVIIIe siècle, de leur signification traditionnelle et de leur contenu symbolique : la monarchie administrative a mis les rangs et les corps à l'encan, en les asservissant au fisc. Elle s'accroche à la fin de son existence, à une image de la société qu'elle n'a cessé de détruire, et rien, de cette société théorique, ne lui permet plus de communiquer avec la société réelle : tout, à commencer par la Cour, y est devenu écran.
Or la société réelle a reconstruit autrement, ailleurs, en dehors de la monarchie, un monde de la sociabilité politique. Monde nouveau, structuré à partir de l'individu, et non plus de ses groupes institutionnels, monde fondé sur cette chose confuse qui s'appelle l'opinion et qui se produit dans les cafés, dans les salons, dans les loges et dans les «sociétés». On peut l'appeler sociabilité démocratique, même s'il n'étend pas son réseau au peuple tout entier, pour exprimer l'idée que les lignes de communications s'en forment «en bas» et horizontalement, au niveau d'une société désagrégée où un homme égale un autre homme, entre les individus de cette société. L'opinion est précisément cette manière obscure de dire que quelque chose s'est recomposée sur le silence qui enveloppe la pyramide des interlocuteurs traditionnels du roi de France, et à partir des principes nouveaux, mais qui ne sont clairs pour personne.
C'est que cette sociabilité démocratique, si elle a commencé à réunifier un corps social qui tombe en morceaux - jouant au niveau pratique le rôle intégrateur assumé au niveau intellectuel par les idéologies de la nation - présente, comme l'autre, une opacité très grande. Les nouveaux centres autour desquels elle s'organise, les sociétés de pensées, les loges franc-maçonnes par exemple, sont par définition en-dehors des institutions de l'ancienne monarchie. Ils ne peuvent constituer des corps de la pyramide traditionnelle, puisqu'ils sont d'un ordre non seulement différent, mais incompatible, fabriqués à partir d'éléments d'une autre nature : car ils ne sont plus préexistants à la société, noyaux insécables et constituants de l'organisation hiérarchique. Ils sont au contraire des produits de la société, mais d'une société émancipée du pouvoir, et qui refabrique elle-même du tissu social et politique à partir de l'Individuel. Principe inavouable, et d'ailleurs longtemps pourchassé par les rois de France, ce qui explique le caractère très longtemps suspect et souvent secret ou demi-secret, de ces centres nouveaux de la sociabilité démocratique.
Ainsi, ce circuit de sociabilité n'a aucune communication avec l'autre : il est sans rapport avec le réseau de relations tissé par le pouvoir. Il fabrique de l'opinion, non de l'action - ou encore une opinion qui n'a pas prise sur l'action. Il est ainsi amené à se constituer une image substitutive du pouvoir, mais cette image est calquée sur celle du pouvoir «absolu» des rois, inversée simplement au profit du peuple.
Il suffit que la société de pensée ou le club dise parler au nom de la nation, ou du peuple, pour transformer les opinions en ''opinion'' tout court, et l'opinion en pouvoir absolu imaginaire, puisque cette alchimie exclut à la fois la légitimité du désaccord et celle de la représentation. Ces deux images symétriques et inversées d'un pouvoir sans partage rassemblent les éléments nécéssaires aux représentations et aux imputations réciproques de complot : il y a, pour l'opinion «éclairée» le complot des ministres, ou celui du despotisme ministériel; pour l'administration monarchique, le complot des farines ou celui des gens de lettres.
C'est précisément par là que la monarchie française de la fin du XVIIIe siècle est «absolue», et non pas, comme l'a dit et redit l'historiographie républicaine sur le témoignage de la Révolution, par l'exercice de son autorité. Ce pouvoir est un pouvoir faible, mais il se pense sans partage : or, cette représentation intacte, survivant à l'érosion de ce qu'elle affirme, est tout juste la condition nécéssaire et suffisante de l'occultation du circuit politique. Plus la société a conquis ou reconquis du pouvoir sur la monarchie, plus elle est contrainte, parce qu'elle se heurte à la représentation de l'absolutisme, de recomposer ce pouvoir dans une extériorité radicale par rapport à celui-ci, et pourtant sur son image. Les deux circuits sont incompatibles par ce qu'ils ont d'identique. S'ils ne comportent aucune possibilité de communication de l'un vers l'autre, c'est qu'ils partagent la même idée du pouvoir. La Révolution française n'est pas pensable en dehors de cette idée, ou de ce fantasme, qui est un leg de l'ancienne monarchie; mais elle consiste à l'enraciner dans le social, au lieu d'y voir une volonté de Dieu. C'est dans cette tentative de refaire un pouvoir sans partage avec une société sans contradiction que se constituera la conscience révolutionnaire, comme un imaginaire du politique, et très exactement comme un retournement de l'imaginaire d'Ancien Régime.
Source : François Furet, Penser la Révolution française, pp.58-61