L'eschatologie dans les lettres

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Cinci
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L'eschatologie dans les lettres

Message non lu par Cinci » lun. 01 mars 2021, 0:09

Bossuet (1627-1704)


"Bossuet, pour beaucoup d'entre nous, n'est plus qu'un nom, glorieux peut-être, mais dans ses livres, peu vont y voir. A tort. Ses célèbres Oraisons funèbres méritent toujours d'être lues. Et, mieux, admirées, méditées.

Bossuet dut à la demande de Louis XIV, le 21 août 1670, à Saint-Denis, parler lors des obsèques de "Madame", la princesse Henriette d'Angleterre, fille de Charles 1er Stuart et épouse de Philippe d'Orléans, frère du Roi. Il la connaissait très intimement. Familier de sa pieuse mère, il s'était occupé sans doute à sa demande de diriger la conscience d'Henriette lors des derniers mois de sa courte vie (elle meurt à l'âge de 27 ans) et de l'arracher à la mondanité qui l'étourdissait.

Au début de l'été 1670, à Saint-Cloud, Henriette tombe très subitement très malade : les médecins se démènent, en vain, son entourage redoute un empoisonnement, son confesseur et d'autres prêtres qui passent la fatiguent, et elle souffre tant qu'elle fait appeler par son époux Bossuet. Il accourt dans la soirée, bouscule un peu l'entourage affolé, l'assiste durant son agonie, l'administre, reçoit d'elle une émeraude (qu'il portera, en sus de son anneau épiscopal, toute sa vie), et, enfin, reçoit son dernier soupir.

Peu après sa mort, il écrit à son frère : "Je la trouvai avec une pleine connaissance, parlant et faisant toute chose sans trouble, sans ostentation, sans effort et sans violence, mais si bien et si à propos et avec tant de courage et de piété que j'en suis encore hors de moi." Vous avez bien lu : Bossuet hors de lui ! C'est qu'outre les regrets que cette princesse lui inspirait, comme à tout le monde car elle était comblée de qualités, il était bouleversé par le courage de cette jeune femme. Et surtout, en tant que prêtre, il avait mesuré la profondeur de sa foi.

Dans son Oraison funèbre, genre oratoire des plus difficiles puisque le prédicateur risque à tout moment l'emphase, il a pris le parti de la simplicité mais rapporte deux fois l'agonie de la princesse. C'est alors qu'il a un trait extraordinaire, de génie si l'on songe au talent de l'orateur, bien plutôt sublime si l'on pense à la religion qui inspirait Bossuet. Il ose écrire et dire :

"Madame fut douce envers la mort, comme elle l'était envers tout le monde. Son grand coeur ni ne s'aigrit ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brava pas non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion, et de la recevoir sans trouble."

A nous de deviner que la mourante, apaisée par Bossuet, cessa de subir l'angoisse de se croire empoisonnée, renonça à jouer la noble comédie du courage, crut en l'efficacité surnaturelle de l'absolution générale qu'elle venait de recevoir, s'abandonna à la prière du prêtre qui l'assistait, accepta enfin de mourir doucement. Nous savons, grâce à une admirable relation de son agonie que laissa son amie intime Mme de Lafayette, présente à Saint-Cloud (l'auteur présumée de La Princesse de Clèves), qu'au dernier moment, Bossuet lui fit embrasser un grand crucifix :

"La mort seule le lui fit abandonner; les forces lui manquèrent, elle le laissa tomber, elle perdit la parole et la vie quasi en même temps."

Littérature ? Non pas.

Puissions-nous, nous aussi, être doux envers les mourants, et, mourrant nous-mêmes, tenter d'être doux envers la mort."


Alain Lanavère, "L'eschatologie dans les lettres" in Chemin d'éternité, mai-juin 2014

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Re: L'eschatologie dans les lettres

Message non lu par Cinci » ven. 12 mars 2021, 1:58

La Bruyère
Le temps, la vie, la mort


Le moraliste Jean de la Bruyère (1645-1696) passe pour un aimable portraitiste ébloui par la pittoresque cour de Louis XIV dont il eût dénoncé les pompes avec des accents du XVIIIe siècle. Erreur. Il était pieux, proche des jésuites, disciple de Bossuet, de moeurs austères, généreux; et, bien sûr, son livre, Les Caractères, est profond si l'on daigne le lire en entier.

La Bruyère a sur la mort une remarque étonnante :

"Si de tous les hommes les uns mouraient, les autres non, ce serait une désolante affliction que de mourir." (De l'homme, chap. 43)

En effet, nul en ce cas ne saurait, dès sa naissance, s'il est destiné à mourir, ou non; les uns, mortels, s'indigneraient en mourant du privilège des autres; les autres, immortels, auraient la souffrance de survivre à leurs proches; et règneraient donc entre les hommes une révoltante inégalité, s'ajoutant à tous les autres. Il vaut donc mieux que nous mourions tous, tôt ou tard, bien ou mal, ce qui nous autorise à poser sûrement qu'il est une condition humaine, universelle, qui, notamment, nous égalise dans la mort. Que nous y soyons sujets, c'est évidemment une affliction, puisque par la mort nous perdons les nôtres ou nous mourons nous mêmes. Mais, si la mort ne nous frappait pas tous, La Bruyère précise : une désolante affliction.

Désolante. Le mourant se penserait nécessairement la victime d'une disgrâce imméritée, le survivant ne comprendrait pas pourquoi il reste toujours en vie, et dans les deux cas, le désespoir ou de mourir, ou de vivre, serait atroce. Pire même : quelle société pourrait se fonder sur une telle disparité, et quelle communion de pensées, de langages, de prières serait concevable entre des hommes ainsi désaccordés ?

Donc tous meurent. Mais la mort du chrétien, dit encore notre auteur, en tant que mort inéluctable, se trouve (exactement comme sa vie) "adoucie par la religion".

Lui-même expira chez lui, dans la nuit du 10 au 11 mai 1696, dans son petit logement de l'Hôtel des Condé à Versailles, frappé d'une attaque. Les médecins vinrent, un prêtre aussi, il était encore conscient. Il avait cinquante et un ans. Il léguait à ses neveux ses médiocres biens : une centaine de livres, une guitare, un prie-Dieu en sapin, une canne à poignée d'argent; il avait déjà réservé le produit de la vente de ses Caractères à la fille de son éditeur, ce serait sa dot; il mourut sous le seul tableau qu'il possédait, un portrait de son maître, Bossuet. Il travaillait à améliorer encore ses Caractères.

Saint-Simon, si souvent sévère à l'encontre de ses semblables et inquiet sur leur salut éternel, daignera parler de la mort de La Bruyère dans ses Mémoires, et dira :" C'était un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant, et fort désintéressé. Je l'avais assez connu pour le regretter."

Pour Saint-Simon, pas de doute : La Bruyère avait su adoucir sa vie, et forcément sa mort, par la religion.


Alain Lanavère, "L'eschatologie dans les lettres" in Chemin d'éternité, novembre-décembre 2015

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